Par Liza Featherstone
Lors du premier des deux débats des primaires (le 26 juin) entre les candidats démocrates, de nombreux médias ont souligné que la sénatrice Elizabeth Warren «avait dominé». Toutefois The Nation (27 juin 2019), publication «libérale», soulignait en sous-titre: «Le fait marquant de la soirée a été la mesure dans laquelle son progressisme agressif a été accepté par presque tous ses rivaux comme ligne de base pour le parti.» Ce constat rend fort utile cette contribution de Liza Featherstone sur Elizabeth Warren et Bernie Sanders. (Réd. A l’Encontre)
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La querelle entre les partisans de Bernie Sanders et d’Elizabeth Warren devient ridicule. Warren n’est pas Hillary et Bernie n’est pas sexiste. Elizabeth Warren n’est pas une néolibérale. Qualifiant Warren de «néolibérale» ou, plus bêtement encore, de «clintonite», certains partisans de Bernie Sanders semblent vouloir la faire passer pour l’affreuse se situant dans la foulée de l’horrifique flop de 2016: Hillary Clinton. Avec son plaidoyer en faveur d’une réglementation gouvernementale agressive, son soutien aux programmes de redistribution, sa critique acerbe du comportement antisocial des entreprises et son rejet du folklore individualiste (rappelez-vous «Vous n’avez pas construit cela»? à propos de la création des emplois par les entreprises), Warren est devenue une opposante relativement modérée mais néanmoins très sérieuse à l’idéologie néolibérale, soit la vision du monde dans laquelle les marchés peuvent tout résoudre et, selon Margaret Thatcher: «La société: il n’existe rien de tel.»
Si Bernie Sanders ne se présentait pas, une présidence d’Elizabeth Warren serait probablement le meilleur scénario. Warren est une «bonne libérale», une espèce qui a failli disparaître après la campagne de Jesse Jackson en 1988 et qui n’a été repérée que récemment sur les terres de Washington, DC. Le développement de la gauche et de socialistes a été, au moins en partie, responsable de la résurgence de cet animal politique extrêmement vulnérable; nous devrions revendiquer le mérite de ces créatures, et non les qualifier à tort.
Cependant, alors que Warren n’est pas une néolibérale, les partisans de Sanders ne sont pas les seuls à inventer de la merde. Ses propres partisans ont fait tourner une série de récits fictifs enracinés dans la politique d’identité néolibérale classique, utilisant le féminisme et l’antiracisme pour discréditer l’agenda socialiste de Sanders.
Bien entendu, il n’y a rien de fondamentalement néolibéral dans l’opposition à l’oppression raciale et sexiste ou dans les luttes pour les droits sociaux et l’inclusion des personnes LGBTQ, des immigrant·e·s, des personnes handicapées, des autochtones et de tout autre groupe. Mais l’expression «politique identitaire néolibérale» fait référence à la manière dont la politique identitaire peut être – et l’est souvent – utilisée par ceux qui sont au pouvoir, afin de saper la politique même de la collectivité dont dépend la libération de tous les groupes opprimés.
Un de ces curieux récits néolibéraux est que seul le sexisme pourrait expliquer pourquoi les gens soutiennent Sanders plutôt que Warren, puisque les candidats sont exactement sur le même plan. Plus tôt cette année, Moira Donegan, écrivant dans The Guardian, a demandé: «Pourquoi voter pour Sanders quand on peut avoir Elizabeth Warren à la place?» Alors que Warren se dit «capitaliste jusqu’au cou», Sanders est une socialiste à vie. Moiria Donegan a rejeté cette distinction, écrivant: «Ce point a la qualité d’une rationalisation a posteriori. Il est cité par ceux qui cherchent une raison acceptable de voter pour un homme et non pour une femme – ceux qui voteraient pour cet homme, et peut-être pas pour n’importe quelle femme, quoi qu’il arrive.»
Ce «peut-être» nécessiterait un énorme travail de justification, compte tenu de l’afflux d’argent, d’énergie bénévole et d’enthousiasme des partisans de Sanders pour Alexandria Ocasio-Cortez, Rashida Tlaib, Tiffany Cabán, Rossana Rodríguez-Sanchez, Julia Salazar et les autres femmes socialistes qui se sont présentées à des fonctions politiques ces deux dernières années. La politique identitaire néolibérale est une sorte d’écran magique faisant disparaître instantanément le socialisme.
Pourtant, ce récit (pardonnez-moi) a persisté. Les flux Twitter des journalistes féministes libérales sont obsédés par le sexisme supposé des partisans de Bernie. Et en avril, alors que la campagne de Warren échouait à décoller, Irin Carmon se demandait dans le magazine New York: «Je me demande où sont passés tous les hommes qui affirment “mais j’aime Elizabeth Warren”.»
Bien sûr, Bernie Sanders a sûrement des partisans sexistes. Etant donné la prévalence des andouilles dans la population, s’il n’avait pas une audience auprès de ces gens, il serait probablement encore à Burlington, dans le Vermont. Pourtant, à une époque où les profits de la santé et de l’industrie pharmaceutique tuent des gens et où la cupidité capitaliste menace l’existence de l’espèce humaine, l’idée qu’il n’y a aucune autre raison de choisir un socialiste à vie plutôt qu’une libérale agréablement indignée n’est simplement pas sérieux.
Il n’y a pas que les hommes barbus lors des réunions de DSA (Socialistes démocrates d’Amérique) – ou ceux qui écrivent dans Jacobin – qui trouvent cette distinction significative. La classe dirigeante et ses penseurs en font autant.
Politico a rapporté cette semaine que pour les centristes de l’establishment, Warren émergeait comme une alternative acceptable à Sanders. Third Way, un groupe de réflexion fièrement centriste qui a attiré des dons de certains des mêmes fonds spéculatifs qui ont soutenu Mitt Romney [républicain, gouverneur du Massachusetts, et actuellement sénateur du même Etat] – son conseil est composé de banquiers et d’autres dirigeants de Wall Street – a qualifié le populisme économique de Warren de «désastreux».
Mais l’un des cofondateurs du groupe l’a récemment qualifiée de «capitaliste démocrate», contrairement à Sanders, un socialiste. (Bien que Warren se dise capitaliste, il est inhabituel – outre l’imprécision – pour elle de le dire; elle signifie par là clairement qu’elle préfère le capitalisme à tout autre système, alors qu’elle ne possède actuellement aucune entreprise.) C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles sa campagne, qui était en baisse il y a quelques semaines à peine, a récemment fait l’objet d’une couverture médiatique massive, mettant l’accent sur le fait qu’elle prend des votes à Sanders et utilisant des expressions comme «elle monte en flèche».
Pour ceux qui préfèrent discuter des enjeux – la plupart des électeurs ne sont pas particulièrement idéologisés – Sanders est meilleur dans les domaines politiques où lui et Warren diffèrent. C’est parce que le rejet du capitalisme affecte la façon dont une personne envisage l’ensemble des thèmes.
Bien qu’il soit vrai que Warren appuie l’assurance maladie pour tous sur le papier, elle a récemment tergiversé à ce sujet. Dans le même ordre d’idées, l’opinion de Sanders selon laquelle le droit à l’avortement devrait faire partie d’un régime complet concernant la santé reproductive et devrait être pris en charge par une caisse maladie unique est plus forte et plus précise que la position pro-choix de Warren. Elle parle aussi beaucoup d’une «armée forte» et d’une nécessaire «disponibilité militaire», tandis que Sanders a mené avec acharnement la lutte pour mettre fin à la guerre dévastatrice au Yémen. Warren est une fervente partisane de la puissance mondiale américaine, l’une des forces les plus destructrices sur terre; Sanders a été un ennemi de l’impérialisme toute sa vie, s’exprimant encore plus ouvertement au cours de l’année écoulée, ce qui n’est guère la trajectoire typique pour un candidat présidentiel.
Un deuxième mythe est que Sanders est sexiste et méprisant envers son adversaire féminine. Il s’agit d’une reprise d’un conte de fées de 2016, populaire à l’époque auprès des médias et de la classe des professions libérales. Il semble reposer sur le fait que Sanders, qui pointe beaucoup du doigt lors des discours et des débats, n’a pas cessé de le faire lorsque son adversaire, Hillary Clinton, était présente. (L’affirmation ne semble pas avoir plus de sens que cela.)
Ce mythe a été récemment remis en vogue: c’est donc maintenant envers Elizabeth Warren que Bernie manque de respect, bien que les deux sénateurs soient amis et collègues.
Vanity Fair a atteint de nouveaux niveaux de tromperie avec son titre la semaine dernière (20 juin 2019): «Sanders: Warren monte (dans les sondages) parce qu’elle a des ovaires». Le fil conducteur de l’article, rédigé par Bess Levin, résumait les commentaires de Sanders de la façon la plus tendancieuse possible: «Elle a deux chromosomes X et les électeurs sont tous d’accord.» Mais, comme l’article l’indique clairement, Sanders n’a rien dit de tel. Il a plutôt reconnu qu’«il y a un certain nombre de personnes qui aimeraient qu’une femme soit élue, et je comprends cela».
Quel genre de monstre sexiste et inconscient n’aurait pas pu dire cela dans ce contexte? S’il n’avait pas mentionné le désir des électeurs progressistes de voir une femme devenir présidente, les médias l’auraient épinglé à juste titre. Il a également noté qu’il y a «beaucoup de facteurs» et qu’«elle mène une bonne campagne». Bien sûr, les gros titres et les éditorialistes des médias dominants ont leur place dans la prison des Fake News, mais le fait que tant d’écrivaillons des médias libéraux partageaient ce message sur Twitter montre leur attachement indéfectible au mythe du sexisme de Bernie.
Une troisième histoire, tout aussi étrange, est que Warren a été largement adoptée par les électeurs noirs, contrairement à Sanders, que, selon les mêmes médias du monde des affaires, les personnes noires n’aiment pas. Cette histoire a connu un grand succès lors d’un récent forum «She the People», où les candidates se sont adressées à un public de femmes de couleur. Warren a écrit un article pour Essence (30 avril 2019). La couverture médiatique fait grand cas de l’idée que les femmes noires sont attirées par son approche concrète de questions telles que la mortalité maternelle chez les Noires, la gratuité du collège, l’endettement étudiant et la garde d’enfants. Un titre de Grio sur son comportement dans «She the People» affirmait: «Elizabeth Warren établit un lien exceptionnel avec les électrices noires.» Sa proposition de soutenir les entreprises appartenant à des minorités a été largement rapportée.
C’est une bonne chose que Warren s’occupe de ces questions importantes. Mais il y a un problème avec le récit selon lequel les électeurs noirs préfèrent Warren à Sanders: c’est faux.
Un sondage effectué par Hart Research à la fin mai a révélé que 58% des électeurs noirs étaient «enthousiastes» ou «à l’aise» avec Sanders, alors que seulement 37% pensaient la même chose de Warren. Sanders est plus populaire parmi les électeurs noirs que n’importe quel autre candidat, à l’exception de Biden, qui bénéficie de son association avec le président Obama.
Les partisans de Warren et les médias n’ont rien à faire avec ces fables sur l’identité néolibérale. Ceux d’entre nous qui soutiennent Bernie Sanders devraient aussi arrêter d’utiliser les épithètes «néolibérales» et «clintoniennes» pour Warren, car elles sont également inexactes. Et tant que nous parlons de précision, Elizabeth Warren devrait probablement cesser de se qualifier de «capitaliste» – bien que nous ne soyons pas responsables de la façon dont elle choisit de se qualifier.
Liza Featherstone est rédactrice auprès de Jacobin, journaliste indépendante et auteure de Selling Women Short: The Landmark Battle for Workers’ Rights at Wal-Mart (basic books, 2005)
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