Etats-Unis-débat. Le «fondamentalisme du marché» est un obstacle au progrès social

Sam valadi – CC BY 2.0

Par Richard D. Wolff

L’évolution de l’ordre mondial, le déclin de l’empire états-uniens, les migrations et les changements démographiques qui en découlent, ainsi que les grandes crises économiques ont tous accentué les fondamentalismes religieux dans le monde. Au-delà des religions, d’autres fondamentalismes idéologiques offrent également des assurances bien accueillies. L’un d’entre eux, le fondamentalisme du marché, mérite d’être critiqué car il constitue un obstacle majeur à la maîtrise de cette période de changements sociaux rapides. Le fondamentalisme du marché attribue à cette institution sociale particulière un niveau de perfection et d’«optimalité» tout à fait comparable à celui que les religions fondamentalistes attribuent aux prophètes et aux divinités.

Pourtant, les marchés ne sont qu’un des nombreux dispositifs sociaux de rationnement. Tout ce qui est rare par rapport à la demande soulève la même question: qui l’obtiendra et qui devra s’en priver? Le marché est un moyen institutionnel de rationner l’article rare. Sur un marché, ceux qui le veulent font monter son prix, ce qui conduit les autres à se retirer parce qu’ils ne peuvent ou ne veulent pas payer le prix plus élevé. Lorsque les prix plus élevés ont éliminé l’excès de la demande par rapport à l’offre, la rareté a disparu et il n’est plus nécessaire de faire monter les enchères. Les personnes en mesure et désireuses de payer des prix plus élevés sont satisfaites en recevant des parts de l’offre disponible.

Le marché a donc rationné l’offre rare. Il a déterminé qui reçoit et qui ne reçoit pas. Il est évident que plus un acheteur est riche, plus il est susceptible de saluer, d’approuver et de célébrer le «système de marché». Les marchés favorisent les acheteurs riches. Ces acheteurs, à leur tour, seront plus enclins à soutenir les enseignants, les religieux, les politiciens et autres personnes qui défendent les thèses selon lesquelles les marchés sont «efficaces», «socialement positifs» ou «les meilleurs pour tout le monde».

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Pourtant, y compris la profession d’économiste, qui célèbre régulièrement les marchés, a produit une littérature importante, bien que sous-estimée, sur le comment, le pourquoi et le quand des marchés libres (c’est-à-dire non réglementés) ne fonctionnent pas efficacement ou de manière socialement bénéfique. Cette littérature a développé des concepts tels que la «concurrence imparfaite», les «distorsions du marché» et les «externalités», afin d’identifier les marchés qui ne sont pas efficaces ou qui ne profitent pas au bien-être social. Les acteurs sociaux qui ont eu à faire face à des marchés réels dans la société sont également intervenus à plusieurs reprises lorsque et parce que les marchés fonctionnaient de manière socialement inacceptable. C’est ainsi que nous avons des lois sur le salaire minimum [qui tend à devenir dans de nombreux pays une référence pour une fraction très importante des salaires «distribués»- réd.], des lois sur les taux d’intérêt maximum, des lois sur les prix abusifs et des guerres tarifaires et commerciales. Les gens de terrain savent que le fait de «laisser faire le marché» a souvent donné lieu à des catastrophes (par exemple, les krachs de 2000, 2008 et 2020) qui ont été surmontées par une réglementation et une intervention massives et soutenues des pouvoirs publics sur les marchés.

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Alors pourquoi les fondamentalistes du marché célèbrent-ils un système de rationnement – le marché – qui, en théorie comme en pratique, est plus truffé de trous qu’un morceau de fromage suisse? Les libertariens vont jusqu’à promouvoir une économie de marché «pure» comme une utopie réalisable. Un tel système de «marché pur» constitue leur politique pour résoudre les problèmes colossaux qu’ils admettent exister dans le capitalisme contemporain («impur»). Les libertariens sont toujours frustrés par leur manque de succès.

Pour de nombreuses raisons, les marchés ne devraient pas aboutir à capter la confiance des personnes. Par rapport aux systèmes alternatifs de rationnement de la rareté, les marchés sont clairement inférieurs. Par exemple, dans de nombreuses traditions religieuses, éthiques et morales, les préceptes fondamentaux exhortent ou insistent pour que la rareté soit traitée par un système de rationnement basé sur leurs concepts respectifs des besoins humains. De nombreux autres systèmes de rationnement – y compris la version états-unienne utilisée pendant la Seconde Guerre mondiale – ont supprimé le système de marché et l’ont remplacé par un système de rationnement fondé sur les besoins spécifiques d’alors et géré par le gouvernement.

Les systèmes de rationnement peuvent également être basés sur l’âge, le type de travail effectué, le statut professionnel, la situation familiale, l’état de santé, la distance entre le domicile et le lieu de travail ou d’autres critères. L’importance de ces critères les uns par rapport aux autres et par rapport à une notion synthétique de «besoin» pourrait et devrait être déterminée démocratiquement. En effet, une société véritablement démocratique laisserait les citoyens et citoyennes décider quelles sont les raretés (s’il y en a) qui doivent être rationnées par le marché et lesquelles (s’il y en a) par d’autres systèmes de rationnement.

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Les fétichistes du marché ne manqueront pas de ressortir leurs raisonnements préférés pour enchanter les étudiants. Par exemple, ils affirment que lorsque les acheteurs font monter les prix d’articles rares, d’autres entrepreneurs se précipitent pour augmenter l’offre afin de profiter de ces prix plus élevés, mettant ainsi fin à la pénurie. Cet argument simpliste ne tient pas compte du fait que les entrepreneurs qui profitent des prix plus élevés des produits rares ont tout intérêt et disposent de nombreux moyens pour empêcher, retarder ou bloquer complètement l’entrée sur le marché de nouveaux fournisseurs. L’histoire des entreprises montre qu’ils y parviennent très souvent avec succès. En d’autres termes, les assurances désinvoltes concernant les réactions aux prix du marché ne sont que du brouhaha idéologique et rien d’autre.

Nous pouvons également surprendre les fétichistes du marché dans leurs propres contradictions. Pour justifier les rémunérations mirobolantes des PDG des grandes entreprises, on nous dit que leur rareté exige des prix élevés. Or, les mêmes personnes nous expliquent que pour remédier à la pénurie de main-d’œuvre salariée, il était nécessaire de diminuer les allocations de chômage des travailleurs et travailleuses états-uniens à la suite de la pandémie, et non pas d’augmenter leurs salaires. En période de pénurie, les marchés offrent souvent aux capitalistes la possibilité de réaliser des profits plus élevés avec des volumes de produits et de ventes plus faibles. S’ils donnent la priorité aux profits et s’ils peuvent se permettre d’empêcher les autres d’entrer sur le marché, ils produiront et vendront moins à des prix plus élevés à une clientèle plus riche. Nous observons actuellement ce processus aux Etats-Unis.

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Le virage néolibéral pris par le capitalisme états-unien depuis les années 1970 a permis de tirer de gros profits d’un système de marché mondialisé. Toutefois, en dehors de l’idéologie néolibérale, ce marché mondial a catapulté l’économie chinoise bien plus vite que les Etats-Unis et bien plus vite que les Etats-Unis ne le jugeaient acceptable. Les Etats-Unis ont donc abandonné leurs célébrations du marché (en les remplaçant par d’intenses préoccupations de «sécurité militaire», quelque 1000 milliards pour l’année fiscale 2024) pour justifier des interventions gouvernementales massives sur les marchés afin de contrecarrer le développement chinois: une guerre commerciale, des guerres tarifaires, des subventions aux puces électroniques et des sanctions [Inflation Reduction Act qui alloue 370 milliards de subventions]. De manière maladroite et peu convaincante, la profession des économistes continue d’enseigner l’efficacité des marchés libres ou purs, tandis que les étudiants apprennent aux informations tout ce qui concerne le protectionnisme des Etats-Unis, la régulation des marchés et la nécessité de se détourner des dieux du marché libre précédemment vénérés.

Le système de santé des Etats-Unis, fondé sur le marché, remet également en question le fondamentalisme du marché. Les Etats-Unis représentent 4,3% de la population mondiale, mais 16,9% des décès dus au Covid-19 dans le monde. Le système de marché n’aurait-il pas une part importante de responsabilité dans cette situation? La rupture potentielle du consensus idéologique est si dangereuse qu’il devient vital d’éviter de poser la question, et encore moins d’y apporter une réponse sérieuse. [Voir à ce propos l’article de Bernie Sanders publié sur ce site le 23 mai]

Pendant la pandémie, on a dit à des millions de travailleurs qu’ils étaient «essentiels» et se trouvaient «en première ligne». Une société reconnaissante les a applaudis. Comme ils l’ont souvent fait remarquer par la suite, le marché ne les a pas récompensés en conséquence. Ils ont reçu des salaires très bas. Ils n’ont pas dû être assez rares pour obtenir un meilleur salaire! C’est ainsi que fonctionnent les marchés. Les marchés ne récompensent pas ce qui est le plus précieux et le plus essentiel. Ils ne l’ont jamais fait. Ils récompensent ce qui est rare par rapport à la capacité d’achat des gens, quelle que soit l’importance sociale que nous accordons au travail réel et aux rôles joués par les personnes. Les marchés se plient aux exigences de l’argent et du profit. Il n’est pas étonnant que les riches subventionnent le fondamentalisme du marché. Ce qui est étonnant, c’est que le reste de la société y croie ou le tolère. (Article publié sur le site Counterpunchle 22 mai 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

Richard Wolff est l’auteur de Capitalism Hits the Fan, Olive Branch Pr, 2009, Capitalism’s Crisis Deepens, Haymarket Books, 2016 et Understanding Socialism, Ed. Democracy at Work, 2019. Il est le fondateur de Democracy at Work.

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