Par Sharon Smith
Au cours des trois semaines de témoignages durant le procès de Derek Chauvin – le policier de Minneapolis, accusé du meurtre de George Floyd – une estimation relève que 64 personnes ont été tuées par lesdites forces de l’ordre aux États-Unis, soit une moyenne de trois morts (ou meurtres) par jour.
Parmi elles, Adam Toledo, 13 ans, a été abattu par un policier de Chicago aux premières heures du 29 mars. La caméra vidéo corporelle du policier le montre en train de tirer sur Adam Toledo, une fois dans la poitrine, immédiatement après que le garçon a mis ses mains vides en l’air, comme on lui avait ordonné de le faire.
Parmi les morts, on compte également Daunte Wright, 20 ans, abattu lors d’un contrôle routier à Brooklyn Center, à une quinzaine de kilomètres du procès de Chauvin. Daunte Wright a été arrêté pour les «délits» mineurs d’un petit désodorisant accroché à son rétroviseur et de plaques d’immatriculation à la date invalide, un fait courant pendant la pandémie. Lorsque la police a découvert un mandat d’arrêt non exécuté pour une date d’audience manquée dans le cadre d’une accusation de délit mineur, elle est intervenue pour l’arrêter. Il a paniqué et est retourné de force dans sa voiture.
La vidéo de la caméra corporelle montre Kimberly Potter – une policière ayant une expérience professionnelle de 26 ans – l’abattre, après avoir crié «Taser! Taser! Taser!» Kimberly Potter a prétendu avoir confondu son pistolet avec un Taser, bien que les deux soient de couleurs et de poids radicalement différents. Daunte Wright n’était pas armé. Il ne représentait aucune menace pour la vie de Kimberly Potter. Le lendemain du meurtre de Daunte Wright, le service de police de Brooklyn Center a hissé un drapeau «Thin Blue Line» [emblème utilisé par les forces de l’ordre… pour commémorer un policier mort en service] pour exprimer sa solidarité avec Kimberly Potter, qui était également président du syndicat de police local.
Comme Derek Chauvin, Kimberly Potter est l’un des rares policiers accusés d’un crime après avoir commis un homicide – dans son cas, il s’agissait d’un homicide dit involontaire. Mais Chauvin et Potter ont un autre point commun: tous deux étaient des agents chargés de former les policiers débutants sur le terrain, sans doute parce que leurs supérieurs les tenaient en haute estime. Tous deux ont assassiné leurs victimes alors qu’ils étaient en train d’«enseigner» à leurs stagiaires.
Pourquoi la condamnation de Chauvin a été une surprise
Le 20 avril, lorsque le juge a lu les verdicts de culpabilité contre Derek Chauvin, la foule qui attendait à l’extérieur du Palais de justice de Minneapolis a éclaté en acclamations et en étreintes pleines de larmes, exprimant sa joie et son incrédulité face à ce résultat. Le jury a déclaré Derek Chauvin coupable de tous les chefs d’accusation – meurtre au deuxième degré, meurtre au troisième degré et homicide involontaire au deuxième degré – ce qui pourrait lui valoir une peine allant jusqu’à 40 ans de prison [la peine n’est pas encore prononcée].
Les activistes s’attendaient au pire résultat, car les condamnations pour meurtre commis par la police sont extrêmement rares, malgré le millier de civils tués chaque année par les forces de l’ordre. Les jeunes hommes noirs sont les plus susceptibles d’être tués par la police, suivis par les jeunes Latinos, les vétérans de l’armée et les personnes souffrant de troubles mentaux. Les Amérindiens sont souvent oubliés dans les statistiques, car ils représentent une part beaucoup plus faible de la population des Etats-Unis, mais ils sont tués par la police à un taux plus élevé que tout autre groupe racial.
La vidéo de 9 minutes et 29 secondes du visage impassible de Derek Chauvin, qui, de tout son poids, maintenait George Floyd au sol tout en appuyant impitoyablement son genou contre sa nuque – et qui a continué pendant deux minutes alors que le pouls de George Floyd ne battait plus – ne laisse aucun doute sur la culpabilité de Derek Chauvin pour quiconque a une once d’humanité. Cette vidéo du meurtre de George Floyd a déclenché un mouvement de protestation dans le monde entier l’été dernier – parce que la brutalité policière est une caractéristique commune de l’application de la loi sous le capitalisme partout dans le monde, ainsi que le racisme qui est essentiel pour la justifier.
Depuis une décision de la Cour suprême de 1989, la police peut légalement prétendre qu’elle craignait pour sa vie lorsqu’elle a fait usage de la force létale, même si rétrospectivement il est possible de déterminer qu’un tel danger n’existait pas. Cette décision a généralement empêché une condamnation, même lorsque les tirs de la police sont enregistrés sur vidéo et entraînent des protestations de masse – notamment le meurtre de Michael Brown à Ferguson (Missouri), en 2014, et celui de Philando Castile à Minneapolis en 2016.
L’équipe de défense de Derek Chauvin s’est, comme on pouvait s’y attendre, appuyée sur la représentation de la «peur» que l’inexpressif Chauvin a dû ressentir face à la «foule en colère» (une petite douzaine de passants, principalement noirs et bruns, qui, depuis le trottoir, ont supplié les policiers de ne pas tuer Floyd). Les avocats de Chauvin ont également prétendu que la consommation de drogue de George Floyd l’avait conduit à faire preuve d’un «délire agité» et à posséder une «force surhumaine», ce qui aurait pu l’amener à se lever et à maîtriser Chauvin, même après que Floyd soit inconscient! Elle a aussi soutenu que les petites quantités de Fentanyl et de méthamphétamine, ou les antécédents cardiaques de George Floyd, ou même sa précédente crise de Covid-19 auraient pu causer sa mort, plutôt que les actions meurtrières de Derek Chauvin.
Tous ces tropes racistes sont recyclés après pratiquement chaque meurtre de Noirs et de Bruns par la police, afin de rendre les victimes responsables de leur propre mort.
La stratégie de l’accusation: «une pomme pourrie»
Lors du procès de Chauvin, les procureurs ont suivi une stratégie qui a dépeint Derek Chauvin comme une «pomme pourrie» parmi une force de police largement honnête et aux comportements éthiques. Dans sa plaidoirie, le procureur n’a laissé aucun doute lorsqu’il a déclaré: «Ce n’est pas un procès anti-police. C’est une instruction pro-police».
L’accusation a appelé un témoin de la police après l’autre – le plus important étant le chef de la police de Minneapolis, Medaria Arradondo, qui a déclaré sans équivoque: «Continuer à appliquer ce niveau de force à une personne allongée, menottée dans le dos… ce n’est en aucun cas une politique», ajoutant que le comportement de Derek Chauvin «ne fait pas partie de notre formation. Et il ne fait certainement pas partie de notre éthique ou de nos valeurs».
Pourtant, Derek Chauvin – agent de formation pratique (de terrain) –avait reçu au moins 22 plaintes ou enquêtes internes (bien plus que la plupart des policiers) au cours de ses 19 ans de carrière au sein du département de police de Minneapolis, la plupart pour usage excessif de la force. Une seule, au début de sa carrière, a donné lieu à une réprimande. Par la suite, Chauvin n’a plus reçu de réprimandes, mais deux médailles d’honneur et deux médailles de bravoure pour ses performances dans l’exercice de ses fonctions, sans parler de sa prestigieuse affectation en tant qu’agent de formation de terrain.
Le département de police de Minneapolis a interdit les étranglements et les entraves forcées au cou l’été dernier après le meurtre de George Floyd. Mais jusqu’à ce moment-là, comme l’a déclaré Medaria Arredondo, «les entraves cervicales étaient définies dans la politique comme une “option de force non mortelle”». A quel moment Chauvin a-t-il commencé à violer les politiques de la police de Minneapolis – qui étaient si inhumaines au départ?
Le code du silence de la police et le système qui l’encourage
Avant la condamnation de Derek Chauvin, seuls sept policiers avaient été condamnés pour meurtre depuis 2005; seuls 1,1% des policiers sont même inculpés chaque année après un meurtre impliquant la police. Cela est dû en grande partie à ce que l’on appelle le «mur du silence» des policiers. Ils refusent d’enquêter ou de coopérer aux enquêtes sur les crimes présumés de leurs collègues. Les procureurs décident généralement de ne pas porter plainte contre les policiers qui sont leurs plus proches collaborateurs dans l’application de la loi, telle qu’elle existe. Les policiers qui tentent de remettre en cause ce code du silence sont généralement contraints à la soumission.
Andrew Rodriguez est l’une des rares nouvelles recrues à avoir refusé de se plier à la pression des adjoints plus âgés du shérif. Il a intenté un procès contre le comté de Los Angeles. Un jury lui a accordé 8,1 millions de dollars pour «harcèlement au travail» en 2020. Le projet Marshall l’a décrit,
«Andrew Rodriguez sortait tout juste de l’école de patrouille, désireux d’apprendre comment utiliser sa formation acquise à l’académie dans le monde réel, auprès de vrais adjoints du shérif du comté de Los Angeles.
Mais ce que ses formateurs sur le terrain ont essayé de lui apprendre, a-t-il témoigné en septembre 2020, c’est comment être un mauvais flic: mentir en disant qu’il avait trouvé une pipe à méthamphétamine dans la poche d’un suspect, harceler les Noirs sans raison, menacer les femmes pour qu’elles donnent des informations. Lorsqu’il refusait, les formateurs l’intimidaient, selon Andrew Rodriguez.
Les formateurs sur le terrain «servent de gardiens à cette fraternité où le mensonge et les arrestations illégales sont encouragés et récompensés», a déclaré Alan Romero, un avocat spécialisé dans les droits civils qui a défendu Andrew Rodriguez.»
Les élus et les tribunaux sont également impliqués dans tout ce processus. Les élus de la plupart des États ont adopté des lois qui criminalisent tout, depuis les vitres teintées jusqu’aux feux de signalisation cassés, en passant par les petits objets qui pendent d’un rétroviseur, et qui justifient légalement les contrôles routiers de la police. Cette dernière utilise ensuite régulièrement ces contrôles routiers pour imputer des infractions mineures qui servent de «prétexte» pour rechercher des mandats d’arrêt dans les dossiers des conducteurs, fouiller dans la voiture à la recherche de drogues et d’armes, ou vérifier leur statut d’immigrant. Des chercheurs de l’Open Policing Project de l’université de Stanford, qui ont examiné plus de 100 millions de contrôles routiers dans tout le pays, ont constaté que les conducteurs noirs étaient plus susceptibles d’être arrêtés que ceux de toute autre race.
La Cour suprême des États-Unis a statué en 1996 que les contrôles routiers prétextes sont constitutionnels dès lors que les policiers constatent une violation réelle – même mineure – du code de la route au cours du contrôle.
Les personnes de couleur de la classe ouvrière qui subissent ce traitement vivent un cercle vicieux: les violations mineures du code de la route permettent à la police de procéder à des contrôles routiers afin de dresser des contraventions qui génèrent des recettes pour les gouvernements locaux, tout en entraînant un nombre disproportionné de Noirs, de Bruns et d’habitants de la classe ouvrière dans le système pénal: pour des rendez-vous manqués au tribunal, des contraventions non payées qu’ils ne peuvent pas payer – surtout après avoir perdu leur emploi pour avoir purgé une peine de prison.
La mentalité de «guerre» de la police
La «guerre contre la drogue», qui a pris de l’ampleur dans les années 1980, visait explicitement la possession de drogue et le trafic de bas niveau, en utilisant des équipes SWAT (Special weapons and tactics) militarisées et d’autres policiers lourdement armés exécutant des mandats «no-knock» ou «quick-knock» (sans annonce préalable, sans devoir s’identifier). En mars 2020, la police de Louisville a abattu Breonna Taylor, 26 ans, alors qu’elle dormait à son domicile, lors d’un mandat sans préavis pour la recherche de drogues à une mauvaise adresse. Aucun policier n’a été inculpé pour sa mort, qui a déclenché des mois de manifestations Black Lives Matter dans tout le pays et s’est accélérée après le meurtre de George Floyd.
Ces raids ont été justifiés comme étant nécessaires pour empêcher les trafiquants de drogue de détruire des preuves avant que les policiers ne puissent pénétrer dans la résidence, et la plupart des raids sont menés pendant la nuit pour maintenir l’élément de surprise. Dans les années 1990, la Cour suprême des États-Unis a autorisé les policiers à pénétrer dans une résidence sans frapper s’ils avaient des «soupçons raisonnables» que le suspect pourrait détruire des preuves ou que leur propre vie pourrait être mise en danger. Alors que ce type de raids était effectué environ 1500 fois au début des années 1980, en 2010, ce chiffre était passé à 60 000-70 000 par an, la plupart du temps à la recherche de marijuana.
En 2014, l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU) a analysé les données relatives aux déploiements des équipes SWAT et a constaté que des drogues étaient trouvées dans 36 pour cent des cas, alors qu’elles n’étaient pas trouvées dans 35 pour cent. Dans 29 pour cent, l’information n’a pas été communiquée. Mais la «guerre contre la drogue» a également eu un impact considérable sur les taux d’incarcération, en particulier chez les personnes de couleur condamnées pour des crimes non violents. Le Centre international d’études pénitentiaires a rapporté en 2018:
- Il y a eu plus de 1,5 million d’arrestations liées à la drogue aux États-Unis en 2016. La grande majorité – plus de 80% – concernait uniquement la possession.
- Les personnes de couleur subissent des discriminations à chaque étape du système judiciaire et sont plus susceptibles d’être interpellées, fouillées, arrêtées, condamnées, sévèrement condamnées et affligées à vie d’un casier judiciaire. C’est particulièrement le cas pour les infractions à la législation sur les drogues.
- Les recherches montrent que les procureurs sont deux fois plus susceptibles de prononcer une peine minimale obligatoire pour les Noirs que pour les Blancs accusés du même délit. Parmi les personnes qui ont reçu une peine minimale obligatoire en 2011, 38% étaient latinos et 31% étaient noires.
Une autre raison du taux élevé de meurtres commis par la police est que les policiers sont armés d’un taser sur une hanche et d’une arme à feu sur l’autre, même lors des contrôles routiers les plus routiniers – dont la grande majorité ne présente aucune menace pour leur sécurité. La mentalité des policiers, cependant, est que chaque contrôle routier représente un risque pour leur vie, ce qui contribue fortement à la perception qu’ont les policiers d’être en guerre avec la population locale, surtout si elle est majoritairement noire ou brune.
Certes, la population américaine est la plus armée au monde, avec entre un tiers et la moitié des ménages possédant au moins une arme. Avec seulement 4% de la population mondiale, les Américains possèdent environ 40% des armes à feu détenues par des civils dans le monde.
Or, aux Etats-Unis, la profession la plus dangereuse est de loin l’exploitation forestière, avec un taux de mortalité de 33% supérieur à la moyenne. La police occupe la 22e place, soit un taux inférieur à celui des chauffeurs livreurs (7e rang) et des divers contrôleurs de trafic (12e rang). Les policiers font face à un risque professionnel similaire à celui des mécaniciens de véhicules lourds (20e rang) et des agents d’entretien des terrains (21e rang).
En 2020, la principale cause de décès chez les policiers était le Covid-19 contracté au travail – plus que toutes les autres causes de décès de policiers combinées et représentant plus de la moitié de tous les décès de policiers, soit 145 sur 264 – selon le National Law Enforcement Officers Memorial Fund. La deuxième cause de décès est le fait de se faire tirer dessus au travail, avec 48 décès. Elle est suivie de près par les accidents de la route, avec 44 décès. Chacune de ces causes représente moins d’un cinquième des décès parmi les policiers.
Le mur bleu est-il «en train de s’effriter»?
Après le verdict de culpabilité contre Derek Chauvin, la plupart des libéraux et démocrates ont applaudi l’accusation pour avoir fait défiler un flot continu de policiers à la barre des témoins pour témoigner contre Chauvin. L’ancien président et directeur général de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), Cornell Brooks, a déclaré: «Le mur bleu s’effrite. Nous avons la base de la police dans ce pays qui dit simplement “c’est trop”.» Le président Biden s’est fait l’écho de ce sentiment dans une déclaration télévisée après le verdict de culpabilité: «Les officiers qui se lèvent et témoignent contre un collègue officier au lieu de serrer les rangs… doivent être félicités».
La stratégie «pro-police» de l’accusation visait à rendre plus acceptable le vote de culpabilité des membres du jury qui de cette manière pouvaient mieux se définir de la sorte. Et les officiers de police qui ont rompu le code du silence en témoignant au procès avaient probablement pour objectif non seulement de sauver leur carrière, mais aussi la crédibilité des institutions policières dans tout le pays. Et il est certain que la police et les procureurs étaient parfaitement conscients de la forte possibilité d’une nouvelle vague d’indignation dans les rues en cas d’acquittement, après que la mort de George Floyd ait déclenché le mouvement de protestation pour les droits civils le plus important et le plus long depuis des décennies.
Néanmoins, le meurtre de George Floyd, tout comme le lynchage en 1955 d’Emmett Till, 14 ans, dans le Mississippi, est désormais gravé de façon permanente dans la conscience nationale. La mère d’Emmett Till a insisté pour que son cercueil soit ouvert lors de ses funérailles afin de montrer les mutilations corporelles qu’il avait subies, photographiées à l’époque. Cent jours seulement après le meurtre d’Emmet Till, Rosa Parks a refusé de céder sa place à un passager blanc dans un bus de l’Alabama, déclenchant ainsi le boycott des bus de Montgomery.
Bien qu’il n’y ait aucun moyen de prédire l’avenir de la lutte, il serait erroné de rejeter la condamnation de Derek Chauvin comme étant dénuée de sens, quelle que soit l’intention des procureurs ou des témoins de la police. Le meurtre de George Floyd et la condamnation de Derek Chauvin ont exposé les nombreuses façons dont la police est indispensable au maintien de toutes les inégalités que le capitalisme produit. La police prétend «servir et protéger», mais le caractère du système qu’elle protège a rarement été aussi évident qu’aujourd’hui. (Article publié sur le site International Socialism Project, le 24 avril 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
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