Débat. «Qu’est-ce qui motive le militarisme, hier et aujourd’hui»?

(Photo: Unsplash/ Filip Andrejevic)

Par Ingo Schmidt

Le pays a besoin de plus de canons. De l’Ampel («feu tricolore»: alliance gouvernementale entre le PS, les Verts et les libéraux) à l’AfD-Alternative für Deutschland tout le monde est d’accord sur ce point. Le désaccord porte sur la question de savoir si quelqu’un doit renoncer au beurre pour cela ou si l’on peut trouver suffisamment d’argent pour les canons et le beurre. Par exemple via une réforme du frein à l’endettement [politique budgétaire en vigueur en Allemagne comme en Suisse] ou de nouveaux fonds spéciaux.

La proposition de la coprésidente du SPD [depuis 2019], Saskia Esken, d’augmenter les impôts sur les hauts revenus n’est pas à prendre au sérieux. Elle est trop en contradiction avec un autre consensus de la politique allemande: pour garantir la compétitivité, il faut alléger la charge fiscale de «l’économie», dont les hauts revenus font partie, comme chacun sait!

La raison pour laquelle «notre» capacité de guerre doit être augmentée est moins claire. Au lieu de formuler des objectifs de guerre sur lesquels les militaires pourraient baser leurs planifications stratégiques et tactiques et sur lesquels les gouvernements pourraient s’orienter lors des négociations de paix si les objectifs militaires sont atteints, est mise en avant la défense des «valeurs occidentales» contre la menace autoritaire de la Russie et de la Chine. Une donnée normative, non opérationnelle sur le plan militaire et politique.

Ce noble objectif est encore moins sérieux que la proposition d’Esken «des canons plutôt que du caviar». Trop souvent, les gouvernements et les entreprises occidentales ont pactisé avec des dictateurs, les ont aidés à prendre le pouvoir, ont mené des guerres d’agression sur toute la terre et ont subordonné la démocratie nationale au diktat du capital. Qu’est-ce qui motive le militarisme actuel, s’il n’y a pas de buts de guerre clairement définis et si les scénarios de menace reviennent trop manifestement à des constructions de l’ennemi?

Bon pour l’accumulation du capital

Autrefois, la réponse à cette question était simple. Lorsque la sous-enchère des prix des marchandises produites localement dans le cadre des importations issues des pays capitalistes émergents ainsi que les emprunts et les crédits de ces mêmes pays ne suffisaient pas pour conquérir de nouveaux marchés, pour y remédier la force des armes était utilisée. C’était bon pour l’industrie de l’armement, mais cela créait également des marchés pour l’acquisition de matières premières et la vente de produits industriels aux pays émergents, des champs d’investissement pour le capital et des zones de peuplement pour le surplus de population qui, suite à l’accumulation progressive dans les centres capitalistes, avait perdu ses propres moyens de production, en particulier la terre, mais qui n’était pas nécessaire dans l’armée active [au sens économique tel que développé dans Marx dans le Livre premier du Capital, VIIe section: Accumulation du capital] ou dans l’armée de réserve industrielle.

En d’autres termes, les guerres de conquête du monde menées par l’Europe ont été bénéfiques pour l’accumulation du capital. Mais elles ont aussi entraîné des crises et stimulé le développement de mouvements ouvriers socialistes. Reste à savoir si les partis, les syndicats, les coopératives, les associations culturelles et sportives qui en faisaient partie étaient subversifs. Mais leur simple existence et la possibilité de mouvements révolutionnaires ont déstabilisé les classes dirigeantes. Encore plus de guerre, encore plus de conquête du monde devaient les délivrer de leur embarras. Pour reprendre les mots de l’entrepreneur et homme politique britannique Cecil Rhodes [1853-1902, premier ministre de la colonie du Cap en Afrique du Sud]: «Si elles ne veulent pas la guerre civile, elles doivent devenir impérialistes.»

A la fin du XIXe siècle, poussées par la recherche de marchés, de champs d’investissement et de zones de peuplement, ainsi que par la peur du socialisme, les conquêtes politiques ont devancé de loin la pénétration capitaliste des territoires conquis. Les bénéfices supplémentaires réalisés restèrent en deçà des anticipations. Seuls quelques prolétaires réussirent à accéder à l’aristocratie ouvrière. Et eux aussi furent aussitôt envoyés dans les batailles que se livraient les puissances coloniales pour le partage de leurs conquêtes. Ce n’est qu’après deux guerres mondiales, dont la fin coïncida avec le remplacement des puissances coloniales européennes épuisées par Washington et Moscou en tant que centres de deux systèmes sociaux concurrents, que le social-impérialisme [Etats qui sont «socialistes dans les mots et impérialistes dans les actions», Lénine, L’Etat et la révolution] se transforma d’une stratégie en une caractéristique occidentale de l’Occident capitaliste dirigé par les Etats-Unis.

L’exploitation néocoloniale du Sud, combinée à l’accaparement interne des terres et à la troisième révolution industrielle, a permis des augmentations de salaires qui n’ont pas immédiatement pesé sur les taux de profit. La course aux armements et le keynésianisme militaire ont stabilisé la conjoncture et l’emploi sans créer de nouvelles capacités de production. La tendance aux crises de surproduction a ainsi pu être endiguée dans un premier temps. Outre les guerres par procuration au Sud, la course aux armements a contribué à l’épuisement de l’Union soviétique, dont l’industrialisation n’avait commencé que dans les années 1930 et avait été massivement retardée par la Seconde Guerre mondiale.

De la margarine au lieu du beurre

Après l’effondrement de l’Union soviétique et de ses Etats vassaux sous la pression de la concurrence extérieure et le fardeau interne de leur dictature bureaucratique, les élites américaines semblaient voir se concrétiser les idées qu’elles nourrissaient depuis longtemps sur un capitalisme mondial opérant selon les règles américaines. La course aux armements entre l’Est et l’Ouest a été remplacée par une machinerie militaire américaine dont la puissance de feu et la portée dépassaient de loin celles des armées de tous les autres pays du monde, mais dont la puissance était et reste limitée.

Les Etats-Unis n’ont pas pu atteindre la supériorité nucléaire qu’ils visaient depuis le début de la course aux armements avec l’Union soviétique, même face à la Russie actuelle. Et ce, bien que la Russie n’ait pas pu maintenir la position de puissance mondiale de l’Union soviétique sur le plan économique et bien que les Etats-Unis investissent huit fois plus d’argent dans l’armement que la Russie. La guerre contre le terrorisme a montré que l’armée des Etats-Unis pouvait renverser des régimes peu appréciés, mais pas établir à sa guise des régimes favorables. La guerre contre l’Irak a en outre montré que même les alliés d’Europe occidentale ne sont pas prêts à la guerre sans conditions.

D’un point de vue purement économique, l’expérience de la puissance limitée d’une armée numériquement très supérieure plaide en faveur d’une politique de désarmement et d’équilibre diplomatique plutôt que d’une nouvelle vague de militarisme. Le fait qu’un consensus en faveur du nouveau militarisme se soit néanmoins formé au sein des élites des Etats-Unis, en dépit des querelles partisanes et des tensions entre les différentes fractions du capital, s’explique par les évolutions économiques d’ensemble et leurs conséquences sociales.

En réaction aux luttes de classe militantes d’en bas, à l’épuisement des gains de productivité liés à la troisième révolution technologique et aux surcapacités apparues malgré le keynésianisme, y compris l’économie d’armement permanente, le capital dans les centres avait déjà rompu le compromis de classe avec le travail salarié dans les années 1970. A l’avenir, l’exploitation néocoloniale devait servir à la stabilisation des profits dans les centres et non plus à l’équilibre social. Cela n’a pas changé jusqu’à aujourd’hui.

Les espoirs que l’occupation globale des terres après l’effondrement de l’Union soviétique et le tournant vers le marché mondial par les communistes chinois conduisent à une prospérité durable en Occident ne se sont pas réalisés. Même si le grand boom chinois semble s’essouffler, la Chine a été la gagnante de la mondialisation menée par les Etats-Unis. Parce que les élites chinoises ne se laissent pas manipuler politiquement comme les anciens bourgeois compradores du Sud ou les nouveaux compradores d’Europe de l’Est, les élites des Etats-Unis ont déclaré ce pays comme ennemi principal. Même s’il n’est pas clair si elles craignent un «défi communiste» ou une concurrence capitaliste.

Les élites de la vieille Europe, qui ont un temps rêvé de l’Union européenne comme d’une alternative sociale et pacifique à l’Amérique du radicalisme du marché et du militarisme, sont tellement divisées entre elles qu’elles se soumettent individuellement aux nouveaux ordres de marche de Washington. A la pression de la concurrence pour l’augmentation des taux de plus-value, connue depuis les débuts de la mondialisation, s’ajoutent les exigences de financement du nouveau militarisme. La promesse «social-impérialiste» de mettre du beurre dans les épinards prolétariens en dominant le monde s’est épuisée. Les images de la Russie et de la Chine comme ennemis doivent détourner l’attention. Et rappeler qu’en temps de guerre, on peut s’estimer heureux d’avoir encore de la margarine sur son pain. (Article publié sur le site allemand Analyse & Kritik, Zeitung für linke Debatte & Praxis, avril 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

Ingo Schmidt est un économiste marxiste (Canada-Allemagne).

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