Par Ashley Smith
La guerre d’agression impérialiste de la Russie contre l’Ukraine est l’événement géopolitique le plus important depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Elle ouvre une nouvelle ère de l’impérialisme, marquée par l’intensification des rivalités, par des traits d’une démondialisation, par l’intensification des conflits entre blocs commerciaux et entre les alliances géopolitiques, par la militarisation accrue et les guerres par procuration entre les grandes puissances en vue de la détention de sphères d’influence avec leurs répercussions sur des nations opprimées.
La guerre exacerbe toutes les crises du capitalisme mondialisé: marasme économique, inflation, changement climatique et migrations. Elle en a ajouté de nouvelles, dont la plus importante est le nouvel endettement des pays du Sud, ainsi que la famine dans les pays devant faire face, entre autres, à la perte de livraison de céréales ukrainiennes et à une flambée spectaculaire et spéculative des prix des biens alimentaires. L’austérité, la misère et la faim frappent les pays les plus pauvres du monde.
Toutes ces crises en cascade vont approfondir les fractures entre les Etats à l’échelle internationale. Elles aggraveront également la polarisation politique déjà profonde au sein des pays, et déclencheront des soulèvements réactionnaires et/ou progressistes issus des profondeurs sociales. A son tour, l’establishment capitaliste de chaque Etat se tournera vers des méthodes autoritaires pour faire respecter l’ordre existant.
La résistance de l’Ukraine, soutenue par l’appui militaire et financier de l’OTAN ainsi que par des sanctions sans précédent contre la Russie, a porté un coup sévère à Moscou. La Chine, qui a conclu une alliance avec la Russie, a été mise sur la défensive, prise dans une contradiction entre son soutien au régime de Vladimir Poutine et sa dépendance à l’égard des marchés et des technologies occidentaux.
Le bénéficiaire de la guerre menée par la Russie sera, au moins pour le moment, l’impérialisme états-unien, qui a essayé de re-légitimer sa réputation fort ternie par ses guerres en Irak et en Afghanistan, ainsi que de réaffirmer sa suprématie mondiale et d’élargir l’OTAN avec ses alliances.
Mais les multiples crises du système, combinées à l’aggravation des conflits entre Etats et à des révoltes issues de la «base», rendront très difficile la réimposition de l’hégémonie des Etats-Unis sur le système mondial. La gauche internationale doit relever les défis de cette nouvelle époque et reconstruire la tradition de l’anti-impérialisme internationaliste.
Racines et nature de la guerre menée par la Russie
Les racines de cette guerre se situent dans un conflit impérial entre, d’une part, les Etats-Unis, l’OTAN et l’Union européenne (UE), qui ont étendu leur emprise en Europe de l’Est, et d’autre part, la Russie, qui a tenté de réaffirmer son statut de puissance impériale, notamment dans son ancien empire régional.
De nombreux Etats qui ont été sous la coupe de la Russie tout au long de leur histoire ont choisi de rejoindre l’OTAN et l’UE, afin d’assurer leur sécurité et dans l’espoir de bénéficier de l’intégration au capitalisme européen.
Ce conflit explique mais ne justifie pas l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il s’agit d’une guerre d’agression impériale contre la plus ancienne colonie de Moscou. Poutine a exposé crûment ses raisons, discours après discours. Il vise à reconstruire l’ancien empire russe en s’emparant de l’Ukraine, un pays dont il rejette l’existence même comme une création de Lénine et des bolcheviks.
Il ajoute à cela une liste sans surprise de mensonges et de rationalisations intéressées: le pays (l’Ukraine) est dirigé par un régime nazi impopulaire, installé par les Etats-Unis; la guerre de la Russie libérera le peuple, en particulier les russophones opprimés; et Moscou agit en légitime défense contre l’agression de l’OTAN.
Poutine s’est appuyé sur l’affirmation de sa puissance militaire pour compenser le déclin économique relatif de la Russie depuis la Grande Récession. Il a utilisé cet impérialisme pour attiser le nationalisme interne, réprimer les révoltes contre les pouvoirs de ses alliés régionaux et écraser son opposition intérieure. Avec une férocité croissante, la Russie est intervenue en Géorgie (2008), en Ukraine (2014), en Syrie (de 2015 à aujourd’hui), en Biélorussie (2022), au Kazakhstan (2022) et surtout en Ukraine, pour la deuxième fois.
Poutine a estimé que le moment était venu de s’emparer de l’Ukraine. Joe Biden est apparu comme un leader faible et impopulaire. A l’intérieur du pays, il n’a pas été en mesure de faire passer son tiède programme de réformes. A l’étranger, il a conduit une évacuation désordonnée de l’Afghanistan, s’est efforcé d’amener les alliés de l’OTAN à se distancier économiquement de la Chine dans le domaine de la haute technologie et de la Russie dans celui de l’énergie. Il était plus préoccupé par l’affrontement avec Pékin qu’avec Moscou.
Poutine s’est trompé de manière catastrophique sur l’Ukraine, tout en sous-estimant l’impérialisme des Etats-Unis. La Russie s’attendait à gagner et à installer rapidement un gouvernement fantoche, mais elle s’est heurtée à une résistance farouche, non seulement de l’Etat ukrainien et de son armée, mais aussi du peuple ukrainien – y compris des russophones – qui s’est porté volontaire par dizaines de milliers pour rejoindre les forces de défense territoriale du pays.
Leur lutte héroïque pour l’autodétermination a forcé Poutine à abandonner son objectif de changement de régime en faveur de l’annexion du Donbass et de l’établissement d’un couloir terrestre vers la Crimée, dont la Russie s’était emparée en 2014, et potentiellement l’étendre le long de la côte sud jusqu’à la Transnistrie, un territoire moldave que Moscou contrôle depuis 1992.
Alors que les Etats-Unis et l’OTAN avaient fourni à l’Ukraine des armes et une instruction militaire depuis 2014, ils s’attendaient, comme la Russie, à ce que l’Ukraine tombe rapidement. Néanmoins, Etats-Unis et OTAN ont réagi avec une unité surprenante, en imposant un régime de sanctions sans précédent qui frappe l’économie russe et le régime de Poutine.
Sous la pression de l’Ukraine, ils ont également fourni des quantités croissantes d’armes défensives et d’aide financière pour alimenter la résistance.
Alors que la Russie se repositionne pour s’emparer du Donbass et réaliser une partition de l’Ukraine, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, en particulier, ont adopté des positions de plus en plus belliqueuses, menaçant d’utiliser l’Ukraine pour «affaiblir la Russie» [selon les déclarations du secrétaire états-unien à la Défense Lloyd Austin] et même déposer Poutine [ce que la formule de Biden, prononcée le 26 mars à Varsovie, laisse entendre].
Il ne s’agit peut-être que d’une politique de surenchère en réponse aux menaces de Poutine d’utiliser son arsenal nucléaire; en fait, les puissances impériales rivales se préparent à conclure un accord dans le dos de l’Ukraine et non au service des intérêts de sa population. Pourtant, il ne faut pas exclure la possibilité que cette guerre d’autodétermination contre l’agression russe se transforme en une guerre entre grandes puissances.
Compte tenu des enjeux nucléaires, ce scénario est toutefois hautement improbable, et un accord de paix pourri favorable aux deux parties impérialistes l’est beaucoup plus.
La fin de l’ordre unipolaire
L’ensemble de ces événements représente une rupture radicale avec l’ordre mondial unipolaire que les Etats-Unis supervisaient depuis l’implosion de l’URSS en 1991. Au sortir de ce conflit bipolaire, Washington avait conçu une vaste stratégie visant à intégrer toutes les grandes économies du monde dans un ordre néolibéral mondialisé de libre-échange qu’il prévoyait de mettre en place par le biais de ses institutions financières internationales et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Pour faire respecter les normes de ce système, les Etats-Unis ont étendu leur empreinte sécuritaire par le biais de l’expansion de l’OTAN et de leur réseau mondial de bases militaires afin d’empêcher la montée de tout concurrent d’importance qui pourrait remettre en cause leur hégémonie. Ils ont lancé des guerres contre des «Etats voyous» en vue d’une orientation de changement de régime, mené des interventions dites humanitaires pour tenter d’imposer un «ordre» à des sociétés comme Haïti, déchirées par le néolibéralisme, et isolé et écrasé tout gouvernement qui s’opposait au Consensus de Washington.
Tel est le vénérable «ordre fondé sur des règles» que l’impérialisme états-unien a organisé pendant les quatre dernières décennies. Plusieurs développements l’ont sapé. Le boom néolibéral et la mondialisation des chaînes d’approvisionnement ont favorisé le développement de nouveaux centres d’accumulation du capital, alors même qu’ils ont plongé des pans entiers de la planète dans une plus grande pauvreté.
Ce processus (entre autres) a permis à la Chine de devenir la deuxième économie du monde. Elle a conservé la propriété étatique des industries stratégiques, a soutenu les industries privées en tant que champions capables de rivaliser dans le champ de l’économie mondiale. Elle a exigé des multinationales présentes en Chine qu’elles mutualisent leur technologie. Elle a ainsi fait un bond en avant dans la chaîne de valeur pour devenir de plus en plus compétitive par rapport aux Etats-Unis, à l’UE et au Japon.
Si la Chine s’impose comme le nouvel acteur mondial le plus important, elle n’est pas la seule. La Russie s’est transformée en une puissance pétrolière et gazière dotée de l’arme nucléaire, située au centre du système énergétique européen. Plusieurs Etats comme le Brésil et l’Inde se sont imposés comme des puissances économiques régionales.
Conscient de ces changements, Washington a tenté d’asseoir sa domination par le biais de la «guerre contre le terrorisme». L’objectif à peine déguisé des interventions en Afghanistan et surtout en Irak était de s’assurer le contrôle des réserves énergétiques stratégiques du monde, un contrôle qui permettrait aux Etats-Unis d’exercer un chantage et d’intimider la Chine et d’autres rivaux potentiels qui dépendent de la région «moyen-orientale» pour le pétrole et le gaz naturel.
Ces guerres ont échoué de manière catastrophique, entraînant ce que le général à la retraite William Odom [1932-2008] a appelé «le plus grand désastre stratégique de l’histoire des Etats-Unis». Au lieu de faire progresser la puissance états-unienne, les guerres des années 2000 ont mis au jour et contribué à son déclin relatif face à ses rivaux émergents.
La grande récession qui a suivi 2008 a ensuite frappé les économies des Etats-Unis et de l’Europe en particulier, affaiblissant leur position mondiale. La Chine, du moins pendant un certain temps, est devenue le principal centre de croissance du capitalisme mondialisé grâce à ses mesures de relance et à ses dépenses publiques massives, qui ont impliqué la captation de matières premières de pays du monde entier.
Mais compte tenu de sa profonde intégration dans l’économie mondiale, la Chine a elle aussi succombé au marasme économique, avec des taux de croissance en baisse exacerbés par la récession déclenchée par la pandémie de Covid. Les nouvelles difficultés de la Chine n’ont fait que la rendre plus ambitieuse dans l’affirmation de ses intérêts.
Tous ces développements ont donné naissance à un nouvel ordre mondial multipolaire asymétrique, caractérisé par une rivalité stratégique entre les Etats-Unis, la Chine et la Russie, qui se disputent le cœur eurasien du capitalisme mondial ainsi que les pays situés à sa périphérie. Bien entendu, les Etats-Unis restent l’hégémon mondial, mais ils doivent désormais faire face à leurs rivaux impériaux ainsi qu’à une multitude de rivaux régionaux.
Dans ce nouvel ordre, les classes dirigeantes, leurs Etats et leurs conflits ne sont pas les seuls acteurs. La grande récession et le marasme mondial qui en a découlé ont également déclenché l’une des grandes vagues de protestation et de révolte dans presque tous les coins du monde.
Du Printemps arabe à Black Lives Matter, les masses travailleuses et les personnes opprimées se sont soulevés pour la démocratie, l’égalité et la libération. Dans le même temps, une nouvelle extrême droite a émergé à l’échelle mondiale, menée par Poutine, Donald Trump, Narendra Modi, Viktor Orban, Marine Le Pen, Matteo Salvini et Giorgia Meloni pour n’en citer que quelques-uns, qui a galvanisé la petite bourgeoisie et les secteurs dévastés de la classe laborieuse pour proposer des solutions réactionnaires aux problèmes du système.
Des rivalités croissantes
Les grandes puissances ont répondu en cooptant et en réprimant les forces progressistes, en s’adaptant à la droite, en renforçant le nationalisme et en redoublant de conflits entre elles, souvent à propos de pays dominés dans leurs sphères d’influence. Chacun d’entre elles a affirmé davantage ses ambitions. La Chine, sentant l’opportunité que lui offre le déclin relatif des Etats-Unis, est devenue plus agressive sur le plan économique, militaire et géopolitique.
Sous la direction de Xi Jinping, elle a lancé sa gigantesque «Belt and Road Initiative» (BRI) [«les nouvelles routes de la soie»] pour le développement d’infrastructures dans plus de 70 pays. L’objectif de la Chine est de les intégrer comme des «rayons» articulés autour d’un centre chinois. Elle a associé cette initiative à une politique industrielle, «China 2025», destinée à accroître la compétitivité de son industrie de haute technologie face aux Etats-Unis, au Japon et à l’Union européenne.
Avec son ascension économique, la Chine s’est affirmée sur le plan géopolitique, en construisant de nouvelles alliances comme l’Organisation de coopération de Shanghai, en approfondissant son partenariat avec la Russie et en remettant en question l’hégémonie des Etats-Unis dans les affaires internationales, en particulier depuis l’intervention de l’OTAN en Libye [en 2011].
Pour étayer ces efforts sur une force militaire crédible, elle a transformé son armée, établi des bases en mer de Chine du Sud et commencé à établir des bases militaires en territoire étranger, en commençant par une première à Djibouti et deux autres, l’une prévue en Guinée équatoriale et l’autre dans les îles Salomon [accord signé en avril 2022].
De même, la Russie a profité de sa relance économique fondée sur les exportations d’énergie et d’armes pour contester l’expansion de l’OTAN vers l’est. Confronté à son déclin économique relatif, à une résistance démocratique sur son territoire et à des vagues croissantes de révolte dans son ancien empire, Moscou est intervenu de manière plus agressive, notamment en Syrie et en Ukraine. Il s’est tourné vers la Chine comme principal contrepoids aux Etats-Unis.
Au-delà de ces principaux rivaux stratégiques, les alliés traditionnels de Washington et quelques puissances régionales ont également pris de l’assurance. Les pays de l’UE ont cherché un équilibre entre leur alliance traditionnelle avec les Etats-Unis et leurs liens économiques et énergétiques croissants avec la Chine et la Russie, tandis que le Japon s’est placé sous le parapluie de sécurité états-unien malgré ses relations économiques profondes avec la Chine. Plus bas dans l’ordre hiérarchique des Etats, diverses puissances comme l’Iran, l’Arabie saoudite, Israël, le Brésil, l’Inde et d’autres ont défendu leurs propres intérêts.
Les Etats-Unis, confrontés à leur propre déclin relatif, ont tenté de défendre leur hégémonie mondiale contre les nouveaux rivaux impériaux et régionaux. Barack Obama [2009-2017] a commencé à délaisser la guerre contre le terrorisme au profit de la rivalité entre grandes puissances avec son «pivot vers l’Asie», qui visait à rallier les alliés pour contenir et discipliner la Chine, à sanctionner la Russie pour sa prise de contrôle de la Crimée [2014] et à faire pression sur l’UE pour qu’elle n’établisse pas des liens plus serrés avec la Chine et la Russie.
Donald Trump a fait de la compétition entre grandes puissances la grande stratégie explicite de Washington, désignant Pékin et Moscou comme ses deux rivaux. Mais son approche instable et transactionnelle, tant à l’égard de ses rivaux que de ses alliés, a au contraire affaibli les Etats-Unis, qui ont de plus souffert de la pandémie qu’il a mal gérée et de la profonde récession qu’elle a suscitée.
Joe Biden est entré en fonction en déclarant: «l’Amérique est de retour». Il a promis de replacer les Etats-Unis au centre du système mondial, de reconstruire leurs alliances si malmenées par Trump, de redévelopper les infrastructures internes et de mettre en place une politique industrielle afin d’assurer la suprématie des Etats-Unis, face à la Chine, dans la haute technologie.
Il a repris l’engagement de Trump de mettre fin aux guerres dites éternelles et de renforcer la capacité offensive en tant que grande puissance face à Pékin et Moscou. Contrairement à Trump, cependant, il a tenté de réorganiser le système d’alliance des Etats-Unis pour constituer une «Ligue des démocraties» [sommet virtuel, avec 110 pays, tenu les 9 et 10 décembre 2021] – dont l’intitulé lui-même est sujet à débats –, afin de défendre «l’ordre fondé sur des règles» contre les autocraties et leurs violations des droits de l’homme.
Alors que tout cela sentait l’hypocrisie de la part du «boucher» d’Afghanistan et d’Irak, Washington était sérieux, allant jusqu’à appeler à un boycott diplomatique des Jeux olympiques de Pékin, où Xi et Poutine ont consolidé leur «amitié sans limites».
Nouvelle étape de la rivalité impériale
Ainsi, avant même l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les rivalités inter-impérialistes s’aiguisaient. La guerre va les intensifier, exacerber et multiplier les crises du capitalisme mondial, approfondir la polarisation politique, et stimuler encore plus des mouvements progressistes au même titre que des mouvements réactionnaires.
Comme indiqué précédemment, les Etats-Unis sont le bénéficiaire immédiat de la tentative, pour l’heure bloquée, de la Russie de s’emparer de son ancienne colonie. Washington a gagné ses alliés de l’Atlantique Nord à son régime de sanctions, les a contraints à augmenter leurs budgets militaires, a forcé l’Allemagne à suspendre la mise en service de Nord Stream 2 et a fait pression sur l’Europe afin qu’elle élabore des plans visant à mettre fin à sa dépendance au pétrole et au gaz naturel russes.
Ce faisant, les Etats-Unis ont consolidé l’OTAN, revitalisé l’alliance militaire et l’ont élargie en y ajoutant au moins la Finlande et la Suède. Ainsi, l’alibi de Poutine pour envahir l’Ukraine est devenu en quelque sorte le biais assurant la réalisation de sa prédiction. Washington utilisera l’OTAN pour remplir son objectif de longue date, selon les termes de son premier secrétaire général Lord Hastings Lionel Ismay [1952-1957], qui est de «garder les Américains à l’intérieur, les Russes à l’extérieur et les Allemands sous tutelle».
A tous égards, la Russie subira sa pire défaite stratégique depuis l’effondrement de l’empire de l’URSS. Elle restera au mieux embourbée dans une impasse prolongée en l’Ukraine au sujet des territoires occupés, tandis qu’elle souffrira d’une dépression économique déclenchée par l’isolement et la perte des marchés d’exportation de l’énergie ainsi que de son isolement géopolitique, ce qui la conduira à une relation de plus en plus subordonnée avec la Chine.
Pékin sera heureux de profiter de la situation afin de s’assurer des importations d’énergie bon marché en provenance d’une Russie affaiblie. Mais la guerre de Poutine est à double tranchant pour la Chine, qui veut préserver son alliance avec Moscou mais qui, d’un autre côté, a besoin de marchés d’exportation en Amérique du Nord, en Europe et au Japon, du maintien des chaînes d’approvisionnement avec leurs multinationales et de la poursuite de leurs investissements directs à l’étranger.
La Chine est donc prise dans les contradictions de la rivalité inter-impériale au sein d’une économie mondiale intégrée. Pour surmonter cette situation difficile, elle développe une stratégie économique à double circuit, qui maintiendrait son modèle d’exportation tout en se concentrant sur l’expansion de son marché intérieur.
Sur le plan géopolitique, la Chine a observé de près la manière dont les Etats-Unis et l’OTAN soutiennent l’Ukraine. Elle considère sans doute qu’il s’agit d’un précédent inquiétant quant à la manière dont ils réagiront à l’affirmation de la puissance de la Chine dans la région indo-pacifique, notamment en cas d’agression de Pékin contre Taïwan. Washington encourage déjà ses alliés de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase ou Asean) à augmenter leurs budgets militaires, en particulier le Japon, qui, à toutes fins utiles, a «annulé» sa Constitution pacifiste [en incluant une clause dite d’autodéfense collective, ce qui élargit l’interprétation de l’art. 9 de la Constitution entrée en vigueur en 1947].
En conséquence, alors que la Chine a lancé une campagne de propagande intérieure en faveur de la Russie, elle a adopté une approche prudente sur le plan international, en faisant bloc avec Moscou au Conseil de sécurité de l’ONU mais en respectant pour l’instant le régime de sanctions et en n’envoyant pas d’aide militaire à son allié.
Néanmoins, Pékin ne montre aucun signe de vouloir réduire ses ambitions régionales et mondiales. Alors que les Etats-Unis revendiquent une hégémonie assurée face à la Russie et à la Chine, certains signes montrent déjà les défis auxquels ils sont confrontés. Alors que les conséquences économiques de la guerre commencent à toucher non seulement la Russie mais aussi l’UE dans son ensemble, des Etats clés comme la France ont déjà commencé à faire pression en faveur de négociations pour mettre fin à la crise.
Les Etats-Unis ont également eu du mal à convaincre les Etats capitalistes extérieurs à leur alliance nord-atlantique de se joindre à leur régime de sanctions contre Moscou. De nombreux Etats du Sud ont opté pour un équilibre entre les puissances de l’OTAN et l’alliance sino-russe, 35 d’entre eux s’étant abstenus de voter la résolution de l’ONU qui condamnait l’invasion.
En bref, les Etats-Unis ne seront pas en mesure de reconstruire l’ordre mondial néolibéral qu’ils ont supervisé au cours des quatre dernières décennies. En fait, la mondialisation connaît déjà un déclin relatif. Les rivalités inter-impérialistes croissantes, combinées à la pandémie, poussent les Etats à exercer des pressions sur le capital transnational, qui est fortement investi dans la structure actuelle des chaînes d’approvisionnement mondiales, afin qu’il mette en œuvre des mesures de restructuration de ces dernières, avec des relocalisations partielles, un processus qui pourrait conduire à la réémergence des blocs commerciaux.
Crises et révoltes d’en bas
Aucune de ces réorganisations de l’ordre impérialiste du capitalisme mondialisé ne sera pacifique, que ce soit entre les Etats ou en leur sein. En effet, la guerre a déjà perturbé et déstabilisé le système. Elle a considérablement augmenté le coût de l’énergie, faisant grimper l’inflation et ralenti la croissance, suscitant la panique des banques centrales qui craignent un retour à la stagflation qui a frappé l’économie mondiale dans les années 1970.
En réponse, la Réserve fédérale des Etats-Unis (Fed) a augmenté les taux d’intérêt, même au risque de déclencher une récession mondiale. Cette hausse provoquera une nouvelle crise de la dette dans le Sud, les pays étant contraints d’emprunter à des taux plus élevés et de se plier à des mesures d’ajustement structurel qui contracteront encore davantage le dit Etat social et le niveau de vie des salarié·e·s.
La perturbation du marché mondial des céréales causée par la guerre a un impact encore plus dévastateur sur le Sud, qui dépend de manière disproportionnée des céréales et oléagineux en provenance d’Ukraine et de Russie. La suspension de ces exportations a entraîné des hausses de prix massives et des pénuries de produits de base essentiels à la vie, comme le pain. Des centaines de millions de personnes supplémentaires seront condamnées à l’insécurité alimentaire, pour ne pas dire à la famine.
La dislocation partielle du marché international de l’énergie, due à la guerre, va exacerber la crise climatique. Les Etats augmenteront les forages pétroliers et les fracturations hydrauliques (sans mentionner la relance du charbon) pour remplacer le pétrole et le gaz russes, exacerbant ainsi le réchauffement de la planète.
La guerre, la crise économique et le changement climatique pousseront davantage de personnes à quitter leur pays d’origine, ce qui accroîtra les divers types de flux de migrant·e·s dans le monde. Si des Etats ont ouvert leurs portes aux réfugiés ukrainiens, ils ont, dans l’ensemble, redoublé d’efforts pour mettre en place des régimes frontaliers qui criminalisent les migrant·e·s, en bloquent un grand nombre et réduisent ceux qui échappent à des arrestations à un statut de main-d’œuvre à bon marché, privée de droits, que le capital peut surexploiter.
Ces crises vont accentuer la polarisation politique au sein des Etats, ouvrant un espace pour l’extrême droite et aussi pour la gauche radicale. Elles augmenteront également les soulèvements réactionnaires et aussi progressistes dans le monde entier. La révolte massive au Sri Lanka est un avant-goût de ce qui nous attend, tout comme le nombre record de votes pour Marine Le Pen aux élections françaises. Ces événements pousseront l’establishment capitaliste à se tourner davantage vers la droite et à utiliser la répression pour maintenir l’ordre social.
Faux «anti-impérialisme»
La gauche internationale est mal préparée aux défis de cette nouvelle période de crise, de rivalité, de polarisation et de révolte. Nous sortons de plusieurs décennies pendant lesquelles l’opposition à l’impérialisme états-unien était apparemment la seule tâche géopolitique de la gauche et du mouvement anti-guerre.
Par conséquent, nous avons peu d’expérience en matière d’opposition à d’autres impérialismes comme ceux de la Chine et de la Russie, et de réaction face à leurs conflits avec les Etats-Unis – ainsi que de soutien, sans exception, à toutes les nations opprimées comme l’Ukraine.
Dans cette nouvelle situation, les social-démocraties se sont pour la plupart alignées sur les Etats-Unis et l’OTAN. Elles ont soutenu sans critique l’utilisation de la crise ukrainienne par Biden pour construire sa «Ligue des démocraties» afin de faire face à l’«autoritarisme» et défendre le prétendu «ordre fondé sur des règles». En d’autres termes, elles sont fidèles à l’impérialisme états-unien, quel que soit son bilan de barbarie depuis la guerre hispano-américaine [1898] jusqu’au Vietnam, en passant par l’Afghanistan et l’Irak, ainsi que son soutien au colonialisme de l’Israël de l’apartheid et à la terrible guerre de l’Arabie saoudite au Yémen.
En outre, des secteurs de l’extrême gauche comme le Parti du socialisme et de la libération (PSL, aux Etats-Unis, parti fondé en 2004) et la United National Antiwar Coalition (UNAC) ont ressuscité une version de la vieille tradition stalinienne du campisme – prenant le parti de tout Etat ou groupement d’Etats opposé aux Etats-Unis, même lorsque ces Etats écrasent les mobilisations et mouvements pour la démocratie, les révolutions populaires et les luttes de libération nationale.
Ainsi, ces derniers ont soutenu le régime iranien contre la lutte du Mouvement vert pour la démocratie [qui a commencé en 2009 et soutenait l’élection à la présidence de la République des réformateurs Massavi et Karroubi], la contre-révolution du dictateur syrien Bachar el-Assad et la répression par l’Etat chinois du soulèvement démocratique de Hong Kong – toutes des luttes d’en bas qu’ils ont rejetées comme étant des «révolutions de couleur» [en Géorgie en 2003, en Ukraine en 2004, etc.] orchestrées par la CIA.
Dans le cas de l’Ukraine, ils ont recyclé les mensonges de Poutine pour justifier son invasion, en accusant notamment les Etats-Unis et l’OTAN d’être l’agresseur et en rejetant la lutte défensive de l’Ukraine pour sa survie nationale comme un simple pion de l’impérialisme occidental.
Parfois, les campistes adoptent une apparence pacifiste, appelant au «cessez-le-feu et aux négociations», même si cela ratifie la partition de l’Ukraine par la Russie. Cette position n’est ni anti-impérialiste ni internationaliste, puisqu’elle légitime l’impérialisme russe et trahit le droit des populations de l’Ukraine à l’autodétermination.
Cette position campiste interagit souvent avec les secteurs pacifistes du mouvement anti-guerre comme CodePink [«Code rose, femmes pour la paix»], qui tendent à prendre position, par principe, contre toute violence. Ils s’opposent donc aux demandes d’armement de l’Ukraine et à sa résistance militaire face à l’invasion orchestrée par le pouvoir poutinien. Une telle position priverait la résistance ukrainienne d’armes et ouvrirait la voie à la conquête russe contre un peuple sans défense.
Tristement, des secteurs de la gauche internationale comme le Socialist Workers Party
britannique, qui devraient être mieux informés, ont adopté une position propre à un réductionnisme géopolitique qui réduit l’invasion russe de l’Ukraine à une guerre inter-impérialiste entre les Etats-Unis et la Russie. Tout en soutenant la lutte de l’Ukraine sur le papier, le SWP s’oppose également au droit de l’Ukraine de se procurer des armes pour sa propre défense, une position comme celle des pacifistes qui, dans la pratique, favorise l’impérialisme de la Russie.
Pour un anti-impérialisme internationaliste
Nous devons construire une alternative à ces positions désastreuses. Nous devons nous opposer à tous les impérialismes dans le nouvel ordre mondial multipolaire asymétrique; soutenir toutes les luttes pour l’égalité, la démocratie et la libération, quel que soit le «camp» dans lequel elles se déroulent; et construire une solidarité d’en bas entre les forces progressistes et socialistes à l’échelle internationale.
Appliqué à la guerre menée par la Russie en Ukraine, cela signifie soutenir la lutte de l’Ukraine pour l’autodétermination et défendre son droit à obtenir des armes défensives pour résister à l’invasion de la Russie. Nous devons nous opposer à la guerre de la Russie et soutenir la lutte de la gauche russe et des mouvements anti-guerre contre le régime de Poutine.
Dans le même temps, nous devons résister à l’utilisation à leurs propres fins de la guerre par les Etats-Unis et l’OTAN. Cela a peu à voir avec la libération nationale de l’Ukraine et plus à voir avec leur objectif de préserver l’hégémonie de Washington sur le capitalisme mondial. Nous devons nous élever contre la menace de Washington d’étendre la guerre à la Russie ou contre tout plan visant à conclure, dans le dos de l’Ukraine, un accord qui ne servirait pas les intérêts de la population ukrainienne.
Nous devons également nous opposer à la forte tendance de toutes les puissances impériales et régionales à augmenter leurs budgets d’armement en vue d’un nouveau conflit. Elles détournent vers leurs machines de guerre des ressources qui pourraient autrement être consacrées à des réformes effectives pour faire face aux multiples crises, de la pandémie au changement climatique, risquant ainsi l’Armageddon nucléaire.
La gauche internationale dans son ensemble doit construire un pôle d’attraction indépendant pour les salarié·e·s et les opprimé·e·s face à toutes les formations politiques bourgeoises et les Etats capitalistes. Ces derniers disposent tous d’un intérêt dans l’ordre existant qui est la cause des crises actuelles, des conflits inter-impériaux croissants et des guerres. Seule une position principielle relevant d’un anti-impérialisme internationaliste peut étayer une nouvelle gauche afin qu’elle offre une alternative, même émergente, en faveur d’un socialisme d’en bas contre les atrocités du capitalisme mondialisé. (Article publié dans Against the Current, datant de juillet-août 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
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