Par Caracas Chronicles
L’offensive impérialiste contre le Venezuela, dont le pouvoir a été chaviste et qui est, aujourd’hui, maduriste ne laisse pas de doutes. Elle participe d’une politique militaire qui dit pas son nom et qui se camoufle derrière les termes: «intervention humanitaire», «lutte contre la violence» (sic), «rétablissement de la démocratie», etc. Une guerre impérialiste qui n’est plus qualifiée en tant que telle «se transforme» dans le discours médiatique, au même titre, par analogie, que les chômeurs qui deviennent des «acteurs devant répondre aux critères d’employabilité».
Cette offensive impérialiste ne peut faire l’impasse sur le fait que la transition du chavisme au madurisme ne relève pas du hasard. La structure politique – PSUV-armée-appareil d’Etat – nourrissait cette évolution. Car ce pouvoir surnageait sur une mer rentière (pétrole entre autres) et quand la marée rentière s’est retirée (chute du prix du pétrole, du gaz et de certains minerais), les habits du chavo-madurisme sont apparus au soleil, celui des uniformes militaires. Diosdado Cabello, le politico-militaire, a été le bras droit de Chavez (décédé en mars 2013) et remplace les deux bras du danseur Maduro. Un danseur habile dans les vidéos diffusées – «habile» selon des critères peu élevés en la matière (type de danse) de Suisses ou d’Allemands. Mais une habileté jugée assez moyenne selon les normes régnant dans la Caraïbe.
Passons. Une fois pris en compte, comme nous l’avons fait, les mécanismes de l’offensive impérialiste qu’il faut savoir dénoncer – car son but n’est pas démocratie et les droits sociaux (voir les articles publiés sur ce site le 29 janvier 2019) –, plusieurs questions se posent. Quelles sont les origines du désastre social et politique présent, de l’ampleur de l’exil, y compris de couches paupérisées qui survivent, exilées, en Colombie ou au Brésil, des mécanismes d’appropriation de la rente pétrolière et des minerais, de la place de la Chine impérialiste dans l’accaparement d’importantes ressources accordées, pour «rien», par le gouvernement Maduro.
De plus, il faut répondre à des interrogations politiquement indispensables. Comment ce régime qui fonctionne par la combinaison classique d’un clientélisme protéiforme et du contrôle par la force militarisée de quartiers importants ne cesse de renforcer ce dernier volet? Pourquoi, des habitant·e·s de quartier dits pauvres – car leurs habitant·e·s le sont – ont passé du soutien au chavisme à une prise de distance face à Maduro – sur la base de l’expérience de leur vie sociale quotidienne et des promesses fumeuses, théâtrales et non tenues –, puis sont arrivés à placer une sorte de confiance désespérée dans cet agent des impérialismes qu’est J. Guadió et dans ceux qui structurent «son opération». Trump et ses partisans locaux, au premier rang, sans mentionner le rôle des gouvernements de droite du Groupe de Lima.
L’anti-impérialisme qui rend aveugle sur la situation, de plus en plus en dégradée, d’une population a déjà fourni assez d’idiots politiques à des régimes dictatoriaux, de la Syrie à l’Irak, en passant par l’UCK du Kosovo, ici sur un mode mineur. L’article que nous publions, fait par des journalistes compétents et indépendants, fournit une partie de la réponse. (Udry Charles-André pour la rédaction de A l’Encontre)
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«Après le 23 janvier, les FAES (Forces Spéciales de la Police Nationale) ont imposé un couvre-feu. Tout le monde est terrifié.» Joana, secrétaire et mère de deux enfants, confirme la rumeur. Comme tout le monde dans cette histoire, nous avons changé son nom pour la protéger.
La rumeur s’est répandue dans le quartier José Félix Rivas, un bidonville (mis en évidence sur l’image ici, avec couleur surimposée) dans le grand bidonville de Caracas à Petare, qu’à 19h00, un groupe armé allait prendre la rue pour protester. Les nouvelles circulent rapidement via WhatsApp, qui est la façon dont tout le monde communique. Le mot d’ordre: ne sortez pas ce soir.
À 19h30, Joana a vu un groupe significatif d’hommes armés de bouteilles, de bâtons, de pierres et de fusils. Bientôt, des agents des FAES, de la PNB (Policía Nacional Bolivariana) et de la GNB [Garde nationale bolivarienne nommée aussi Forces Armées de Coopération] sont arrivés avec du matériel antiémeute, des camions et des armes à feu.
«Cette zone n’a signalé aucun pillage», me dit-elle. «Ces gens protestent, ils sont devant toi pour dire à quel point ils veulent que Maduro parte. La plupart sont du côté de Guaidó. Je ne sais pas ce qu’ils connaissent de lui ; mais le barrio [quartier] parle de lui et le soutient»
À 20h, Joana pensait qu’une guerre avait commencé. Une fusillade de trois heures s’est emparée de la zone. «Ils utilisaient des armes automatiques et des gaz lacrymogènes. On a entendu des cris, du chaos.»
Pourquoi? A cause de quelque chose que les gens de la «ville formelle» ont à peine remarqué: le barrio s’est retourné contre Maduro. [Caracas est une sorte d’assemblage-entassement de plusieurs «quartiers» qui, au-delà de la ressemblance superficielle, sont fort différents de l’organisation de Rio de Janeiro. Et ceux qui analysent le Venezuela comme un pays d’Amérique du Sud – un ensemble à définir par ailleurs – selon un paradigme argentin ou chilien ou encore plus uruguayen sont «à côté de la plaque». Réd. C.A. Udry]
Le régime chaviste ne peut plus compter sur le soutien des grands bidonvilles de Caracas. Ce qui fut jadis le berceau du chavisme urbain et des collectivos [dont plus d’un suit Gaudió, et son réseau qui y a fait un travail politique depuis un certain temps, fondé sur l’ampleur de la crise multiface et protéiforme – Réd.] est aujourd’hui le centre principal de la protestation et de la violence contre Maduro et son gouvernement.
La répression a été féroce dans les zones urbaines: le nombre de morts ne cesse d’augmenter, car les informations faisant état d’exécutions par les FAES continuent de terrifier les gens. [Le 29 janvier, le HCD – le Haut-Commissaire aux droits de l’homme – de l’ONU, en conférence de presse à Genève, indiquait l’arrestation par les polices du pouvoir de 696 personnes enregistrées par leurs services au cours des derniers jours.] Les rapports font état d’un nombre croissant de détentions arbitraires et de détentions de mineurs, les barrios s’expriment, mais l’ombre de la répression veut les rendre invisibles.
«Nous avons peur de parler de ce que les FAES font avec les gens. Comment dire à quelqu’un comment il vous tue», dit un piéton anonyme de Petare, sur la Plaza Los Dos Caminos, à Caracas.
«Hier, je vous ai dit que tout allait bien, après le départ des FAES», raconte Kleiver, mécanicien de 26 ans et père d’un garçon de deux ans. «Aujourd’hui, avant le coucher du soleil, ils sont revenus, ils ont pris deux de mes amis. Ils sont entrés par effraction chez eux, les ont battus devant leur famille, les ont mis dans un camion et sont partis. On les reverra?»
Kleiver est un manifestant, mais aujourd’hui il a trop peur pour quitter la maison. «J’ai perdu tant de frères aux mains des FAES», nous dit-il. «L’un de ceux qu’ils ont pris est handicapé. Vont-ils l’exécuter?»
J’ai entendu dire que le Barrio José Félix Rivas de Petare a un couvre-feu non officiel», dit Alejandro, qui vit à San Blas. «Tout le monde dit que les hommes ne sont pas autorisés à marcher dans les rues après 18h, sinon ils seront tués à vue par les FAES.»
Petare est le plus grand bidonville de Caracas. En 2017, des rapports faisant état de protestations violentes et d’une répression brutale de la part de la GNB ont inondé les médias sociaux. Cette semaine, ce sont les FAES qui ont repris la répression. Et ils sont beaucoup, beaucoup plus violents.
«Les cauchemars sont faits des FAES»
Il n’y a pas de profil des agents des FAES, peu d’informations publiques sur sa structure, pas de publications faisant les comptes de «leurs initiatives». Nous ne connaissons que les schémas qui apparaissent régulièrement dans les récits des victimes: intimidations, cambriolages de domicile et exécutions..
Les FAES sont de facto des escadrons de la mort de la police bolivarienne. «Selon les chiffres officiels, les forces de sécurité de l’État ont fait 4 998 victimes en 2017, soit environ 14 par jour», explique Keymer Ávila, chercheur à l’Institut des sciences criminelles de l’Université centrale et conseiller PROVEA [Programa Venezolano de Educación y Acción en Derechos Humanos, son site: https://www.derechos.org.ve/].
«Ce que souffre le pays, c’est un lent massacre, et les forces spéciales de la PNB en sont un élément clé. Si nous utilisons ces chiffres, nous pourrions estimer que la PNB pourrait avoir tué 1 500 personnes, un chiffre qui représente 30% des meurtres dans le pays.» [La criminalité «endémique» au Venezuela, à Caracas en particulier est extrêmement élevée: le taux d’homicides volontaires pour 100’000 habitants, établi par l’UNODC (Office des Nations unies contre la drogue et le crime) est le suivant: Saint-Christophe-el-Néves: 38,2; Trinité-et-Tobago: 35,2; Belize: 41,5; Honduras: 90,4; Guatemala: 38,5%; Salvador: 69,2 – certaines données éclairent de suite les «caravanes de migrant·e·s» qui se «heurtent» au mur de Trump; Mexique: 22,7; Brésil: 21,0; Venezuela: 53,7.]
Kleiver protestait quand les forces de sécurité sont arrivées. «Nous nous sommes défendus avec des bouteilles et des pierres, mais l’un de nous a été tué, El Feo. C’est là qu’on a arrêté avec les pierres et qu’on a sorti nos armes. Je suis sorti dès que la fusillade a éclaté, c’était le chaos. Je n’ai vu des fusillades comme ça qu’en prison. On dit qu’une seule personne est morte cette nuit-là, c’est un mensonge. Beaucoup sont morts après El Feo» [El Feo: surnom, le moche].
Ce soir-là, les FAES ont pris le contrôle total de la zone. «Nous les voyons patrouiller à pied, à moto, en camion et en véhicule armé, jour et nuit. Caché dans les ruelles et les coins, silencieux. Beaucoup ont signalé des exécutions lors d’entrées illégales dans la zone 7. Ils volent les smartphones de tout le monde. Ils font attention à ne pas laisser de preuves derrière eux.»
Kleiver affirme que le 24 janvier était encore pire: «Ils ont apporté six véhicules blindés [tanquetas] dès que le soleil s’est levé. On entendait des hélicoptères au-dessus de nous, les gens devaient travailler, mais les FAES tiraient à vue sur tous ceux qui avaient l’air suspects.»
Joana a dû quitter le travail avant 15h, parce que «la rue chauffait tôt». Quand elle est arrivée à Petare, c’était une ville fantôme. «La nuit du 24, c’était l’enfer», dit Yorman, un jeune manifestant de 17 ans. «Ils ont tué 14 d’entre nous, mais on en a eu un. Nous attendons que Guaidó nous finance pour pouvoir riposter avec force. Mais il semble que nous soyons seuls.»
«Les FAES ont pris le contrôle de la zone jusqu’au 28 janvier», dit Joana. «Ils sont partis, mais ils sont revenus le 29. Guaidó a appelé à une autre manifestation mercredi 30 janvier. Comment sommes-nous censés sortir lorsqu’un escadron de la mort surveille chacun de nos mouvements?»
«Pourtant, j’ai de l’espoir. Je sais que les FAES ne resteront pas longtemps ici, je sais que ce que nous percevons c’est la chute du gouvernement. Je n’avais jamais vu autant de gens dans la rue que le 23 janvier. Tout le monde du barrio s’est joint à nous. D’une façon ou d’une autre, nous n’avions pas peur ce jour-là.»
«Nous sommes fatigués de nous faire tuer», convient Kleiver. (Article paru sur le site Caracas Chronicles le 29 janvier 2019; traduction et édition par Réd. A l’Encontre)
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