Par Thomas Posado
La crise politique vénézuélienne connaît un nouvel épisode avec une élection présidentielle frauduleuse par laquelle Nicolás Maduro tente de se maintenir au pouvoir au prix d’un nouveau saut en avant autoritaire. La répression étatique atteint des sommets sans précédent.
Les élections présidentielles vénézuéliennes du dimanche 28 juillet constituent une nouvelle étape dans la fuite en avant autoritaire de Nicolás Maduro. Le Conseil National Électoral (CNE), l’organe chargé d’organiser les élections, proche de Nicolás Maduro, a déclaré, sur la base de 96,9 % des bulletins dépouillés, que le président sortant avait emporté le scrutin avec 52,0 % des suffrages exprimés contre 43,2 % pour Edmundo González, son principal concurrent de la Plateforme Unitaire Démocratique (PUD). Le gouvernement affirme qu’un hacking l’empêche de publier des résultats plus détaillés depuis désormais six semaines (alors que l’article 155 de la Loi organique sur les processus électoraux exige une publication dans les trente jours suivant la proclamation du candidat élu). Les résultats sont supposés être transférés par voie analogique tout en conservant une preuve papier. Un hacking informatique ne peut expliquer cette absence de communication.
Pour sa part, l’opposition a mis en ligne ce qu’elle affirme être les procès-verbaux de 83,5 % des bureaux de vote qui lui permettent d’établir des résultats diamétralement opposés (67,1 % contre 30,5 %) [1]. Nicolás Maduro a déposé lui-même un recours devant le Tribunal suprême de justice (TSJ), qui lui est également acquis, afin de légitimer le résultat annoncé par le CNE. Nous n’avons pas d’éléments pour déterminer l’authenticité des procès-verbaux mis en ligne par l’opposition vénézuélienne, mais la non-publication de résultats détaillés par le CNE et le ressenti de la société vénézuélienne [2] laissent peu de doutes sur l’existence d’une fraude massive de la part du gouvernement.
Les annonces de résultats de l’opposition et du Conseil national électoral convergent sur un point: le taux de participation (60,08 % selon les premiers, 59,97 % selon le second). Si l’on excepte les millions de Vénézuéliens inscrits sur le registre électoral dans l’impossibilité de voter du fait de leur résidence à l’étranger, cette proportion d’électeurs inscrits approche les 80 %. Ces chiffres correspondent aux dynamiques ressenties sur le terrain, celles d’un retour d’une polarisation politique et d’une mobilisation importante du camp de l’opposition (ainsi que plus marginalement celle du chavisme).
Un contexte de crise multiforme
À la tête du Venezuela depuis onze ans et demi, Nicolás Maduro briguait un troisième mandat présidentiel dans un pays embourbé dans une crise multiforme. Le pays a subi une chute de son PIB de 80 % entre 2014 et 2021. Depuis trois ans, le Venezuela renoue avec la croissance, au prix d’une dollarisation rampante de l’économie qui favorise la consommation des plus riches, mais condamne à l’extrême précarité ceux qui ne bénéficient pas de remises envoyées par des proches depuis l’étranger. La production pétrolière se redresse lentement. Le Venezuela produisait autour de 2,4 millions de barils par jour (Mb/j) jusqu’à la fin de l’année 2015 selon les rapports mensuels du Monthly Oil Market Report de l’OPEP. À partir de cette date, la production quotidienne a chuté jusqu’à atteindre 0,4 Mb/j au 3e trimestre 2020 puis de remonter légèrement à 0,7 Mb/j depuis la fin 2021 et de dépasser 0,8 Mb/j depuis le début de l’année 2024 [3].
Le taux de pauvreté atteint, selon les dernières enquêtes, 82,8 % des foyers en 2023, dont 50,5 % en situation d’extrême pauvreté [4] : le salaire minimum est compris entre 3 et 4 dollars alors que le panier basique atteint les 550 dollars. Cet effondrement économique a débouché sur une crise migratoire d’une ampleur inégalée pour un pays qui n’est pas en guerre : 7,8 millions de Vénézuéliens vivent en dehors de leur pays, soit un quart de la population nationale [5]. Au cours de ces années d’effondrement économique et démographique, Nicolás Maduro s’est maintenu au pouvoir au prix d’une évolution vers un régime autoritaire [6].
La crise post-électorale voit le retour de la communauté internationale comme médiateur de la situation vénézuélienne. L’auto-proclamation de Juan Guaidó en 2019 avait déjà eu ce type d’effets avec des résultats peu probants [7]. Le Venezuela a subi des mesures coercitives unilatérales tendant au blocus de la part des États-Unis entre février 2019 et octobre 2023. Ces mesures ont eu des conséquences tragiques pour les Vénézuéliens, mais ont été contre-productives dans ses objectifs de changement de régime, rendant la population plus dépendante de l’aide alimentaire distribuée de manière clientéliste par le gouvernement [8]. Un gouvernement ayant déjà affronté de telles sanctions est peu susceptible d’évoluer lorsqu’elles se présentent à nouveau. Comme le disait Jorge Rodríguez, président maduriste de l’Assemblée nationale: « nous sommes ceinture noire cinquième dan en pression internationale [9] ». Les exportations de pétrole du Venezuela à destination des États-Unis, qui avaient été réduites à zéro durant la présidence de Donald Trump, continuent d’augmenter atteignant les 226’000 barils quotidiens en juin 2024 selon les données de l’Agence d’information sur l’énergie (EIA), un record depuis mars 2019.
Quel que soit le résultat des élections présidentielles étasuniennes de novembre prochain, un revirement de l’administration nord-américaine est possible face à la contradiction entre, d’une part, son lien avec l’opposition libérale vénézuélienne et, d’autre part, les intérêts propres des États-Unis. Le besoin d’un approvisionnement en pétrole géographiquement proche dans le contexte international tendu depuis l’invasion de l’Ukraine et la contention de la crise migratoire vénézuélienne constituent des enjeux majeurs pour la puissance nord-américaine. Les Vénézuéliens sont désormais, parmi les migrants qui remontent l’Amérique centrale et le Mexique jusqu’à la frontière étatsunienne, les plus nombreux. Au vu de l’importance de la question migratoire dans l’agenda politique des États-Unis, la nouvelle administration, qu’elle soit dirigée par Kamala Harris ou Donald Trump, aura pour objectif de ne pas accentuer le départ des Vénézuéliens de leur pays. Nicolás Maduro appelait à des négociations publiques pour mieux mettre au jour ces contradictions.
Durant cette crise post-élections présidentielles, des gouvernements de gauche attachés à la défense des libertés démocratiques, tels ceux de Gustavo Petro en Colombie, de Lula au Brésil et de Andrés Manuel López Obrador au Mexique, tentent de se poser en médiateurs. Ils exigent les résultats détaillés du scrutin, tout en reconnaissant le CNE comme instance légitime, alors qu’il s’agit d’une organisation inféodée à l’exécutif. Toutefois, cette position manque de soutien à l’intérieur du pays.
Ainsi, lorsque Lula a proposé la répétition du scrutin du 28 juillet pour trouver une solution à la crise politique, cette issue a été rejetée à la fois par Nicolás Maduro et par María Corina Machado, la principale dirigeante de l’opposition libérale, chacun invoquant sa victoire jugée à ses yeux incontestable, cette dernière faisant valoir, de surcroît, la répression dont ont été victimes ses partisans. Seul un changement de position de la part des grandes puissances liées à Nicolás Maduro (Russie et Chine) pourrait l’inciter à négocier son départ avec l’opposition vénézuélienne.
Une campagne irrégulière
Ce scrutin achève une campagne elle-même entachée de graves irrégularités. La candidature d’Edmundo González fut une candidature par défaut. La coalition de l’opposition avait organisé en octobre dernier une primaire qui avait consacré une victoire écrasante de María Corina Machado avec 92,3 % des suffrages exprimés [10]. Elle ne fut pas la candidate de l’opposition, ayant été déclarée inéligible pour des accusations concernant l’origine de ses fonds. Toutefois, le nombre de ces condamnations touchant les principaux opposants est tel qu’on peut raisonnablement supposer qu’il s’agit d’une instrumentalisation de la justice par le gouvernement Maduro pour disqualifier des concurrents.
Empêchée par la justice, María Corina Machado a proposé la candidature de Corina Yoris, universitaire n’ayant jamais eu de rôle politique de premier plan, pour la remplacer. Cette candidature a été retoquée par les instances électorales sans raison apparente. Face à ces obstacles institutionnels du pouvoir exécutif, l’opposition s’est réunie autour de la candidature d’Edmundo González, ancien ambassadeur du Venezuela en Algérie et en Argentine sans rôle politique de premier plan. Cette limitation dans la liberté de candidature ne s’est pas arrêtée aux cas mentionnés ci-dessus. Ainsi, Henrique Capriles, héraut des fractions plus conciliantes avec les gouvernements chavistes, est inéligible lui aussi jusqu’en 2032 pour de présumés faits de corruption dans l’affaire Odebrecht [firme de BTP brésilienne qui a développé une politique de corruption dans divers pays de l’Amérique du sud], accusations là aussi teintées de forts soupçons de manipulation. Les candidatures d’Andrés Giussepe ou celle de Manuel Isidro Molina, alors soutenue par le Parti communiste vénézuélien (PCV), qui souhaitaient représenter un chavisme critique de Maduro n’ont pas été validées par les instances électorales, sans que les motifs de rejet ne soient explicités.
Depuis 2012, seize partis politiques ont subi l’ «intervention» du TSJ qui a substitué leur direction par une autre plus favorable au gouvernement maduriste. Ces mesures ont frappé plusieurs des principaux partis de l’opposition libérale (Acción democrática, Primero justicia, Voluntad popular), mais également le plus vieux parti vénézuélien qui tente d’organiser une opposition de gauche, le Parti communiste.
Le caractère non démocratique de cette élection peut aussi s’apprécier par les limitations dans le renouvellement du registre électoral. Ainsi, seuls 69’211 Vénézuéliens résidant à l’étranger, une partie du corps électoral jugée plus favorable à l’opposition, sont inscrits sur les registres électoraux contre 4,5 à 5 millions de Vénézuéliens résidant à l’étranger en âge de voter. Dans certains cas, l’illégalité de leur situation dans leur pays d’accueil suffisait à les exclure d’une inscription sur les registres électoraux. Dans d’autres cas, le gouvernement Maduro a limité au maximum l’inscription de ces Vénézuéliens dans les ambassades et consulats.
En outre, la campagne électorale d’Edmundo González a subi un fort harcèlement judiciaire: l’ONG Laboratorio de Paz a dénombré plus d’une centaine d’arrestations (de dirigeants du parti de María Corina Machado à des restaurateurs à qui il était reproché d’avoir accueilli M. González et Mme Machado dans leur établissement).
Même la date du scrutin a été choisie opportunément par le pouvoir, le 28 juillet, anticipée de plusieurs mois par rapport à l’échéance traditionnellement placée au mois de décembre, est la date anniversaire de la naissance d’Hugo Chávez. La routinisation du charisme du dirigeant défunt s’avère toutefois de plus en plus complexe, plus de onze ans après sa mort. Nicolás Maduro avait bien essayé de remobiliser la population le 3 décembre 2023 lors d’un référendum sur le rattachement de la Guyane Euséquibe, un enjeu relativement consensuel dans la société vénézuélienne. En vain, le taux de participation a été contesté et n’a pas changé l’agenda politique confirmant l’impasse stratégique dans laquelle se trouve le gouvernement Maduro.
La conversion de l’opposition libérale à la stratégie électorale
María Corina Machado a joué un rôle moteur dans la campagne présidentielle de M. González, appelant à l’organisation de Comanditos, d’équipes de campagne créées dans chaque quartier, dans chaque village pour susciter la participation citoyenne. La ferveur qu’elle suscite constitue une consécration paradoxale. Elle doit son succès à sa radicalité idéologique, co-signant des tribunes avec l’extrême droite espagnole de Vox [11], refusant de participer aux scrutins qu’elle jugeait, à juste titre, pipés, défendant le maintien des mesures coercitives unilatérales étasuniennes et même l’intervention militaire de ces derniers pour libérer le pays du joug maduriste. La conversion de María Corina Machado à la voie électorale est extrêmement récente: elle refusait encore de participer aux élections régionales de novembre 2021. Elle marque également un échec de l’opposition plus conciliante, en référence au peu de résultats obtenus par la voie des négociations avec le gouvernement et au fiasco de la tentative de «gouvernement par intérim» de Juan Guaidó. L’impasse stratégique de la ligne plus conciliante avec un gouvernement qui ne veut pas concéder grand-chose consacre la victoire d’une tactique plus radicale. C’est donc une dirigeante, qui a longtemps refusé le jeu électoral, qui est devenue la leader charismatique d’une force électorale, et ce malgré les obstacles institutionnels du pouvoir maduriste. Devenue principale dirigeante de l’opposition vénézuélienne, elle a opéré une modération stratégique en se convertissant à la voie électorale et a réussi à sortir du rôle de tribun des fractions les plus radicales. En quelques mois, elle est devenue une leader électorale, en mesure de mobiliser les masses.
Une mesure liée à une demande insatisfaite a été plébiscitée par de nombreux Vénézuéliens : le retour des 7,8 millions de compatriotes ayant fui à l’étranger. Même si l’application d’une telle proposition est largement utopique au vu des liens professionnels et familiaux que nombre de ces migrants ont pu nouer avec leur société d’accueil et des dynamiques migratoires, l’espoir de réunifier des familles séparées a mobilisé électoralement une partie substantielle de la population. Ce n’est pas un vote d’adhésion idéologique qui a marqué le vote pour Edmundo González, mais un vote-sanction rejetant la décennie de crise dont a souffert la société vénézuélienne durant la présidence de Nicolás Maduro.
Un exemple a mobilisé les espérances de l’opposition libérale. Lors des élections régionales de décembre 2021, la coalition maduriste, le Grand Pôle Patriotique Simón Bolívar, emporte 19 des 23 États à pourvoir dans un scrutin marqué par la division de l’opposition et une participation faible. Pourtant, dans l’État de Barinas, la région natale d’Hugo Chávez, gouverné par sa famille depuis 1998, l’opposition l’emporte une première fois avec moins de 0,4 point d’avance, mais le candidat vainqueur est rendu inéligible après le scrutin. Une nouvelle élection a lieu un mois et demi plus tard, le nouveau candidat de l’opposition gagne désormais avec plus de quatorze points d’avance. Ainsi, malgré les manœuvres autoritaires du pouvoir en place, la victoire du candidat unitaire de l’opposition libérale impacte les directions des partis opposés à Nicolás Maduro. Un slogan devient populaire parmi eux et marque les espérances de ce camp politique: «si Barinas a pu, Venezuela peut».
Une répression post-électorale immédiate et implacable
Les deux jours suivant le scrutin présidentiel du 28 juillet, des protestations spontanées ont éclaté dans la plupart des villes vénézuéliennes accusant de fraudes le pouvoir en place, en l’absence des dirigeants de l’opposition libérale. Selon l’Observatoire vénézuélien de conflictualité sociale, 915 protestations ont eu lieu durant ces deux journées, en particulier dans les quartiers populaires des grandes villes longtemps acquis à Hugo Chávez puis à Nicolás Maduro. Le pouvoir fait montre d’une répression implacable. Outre les 27 morts comptabilisés, au 26 août 2024, l’ONG Foro Penal fait état de 1581 arrestations. Il est significatif de la volonté de terroriser les protestataires que Nicolás Maduro et ses soutiens fournissent des estimations du nombre de détentions plus élevé (plus de 2400 selon le ministère public). Le chef de l’État souhaite consacrer les prisons de haute sécurité de Tocorón et Tocuyito à l’incarcération, au travail forcé et à la « rééducation » des manifestants. Les forces de l’ordre multiplient les « opérations tun tun » dans lesquelles des contestataires sont arrêtés à leur domicile en dehors de tout cadre judiciaire.
L’étude des résultats mis en ligne par l’opposition confirme ce désalignement des classes populaires vénézuéliennes envers le chavisme. Pour la première fois depuis l’accession au pouvoir d’Hugo Chávez [élections victorieuses du 6 décembre 1998, avec 56,2% des suffrages], les classes populaires n’ont pas moins voté pour l’opposition que les classes possédantes.
Par peur de la répression ou par distance sociale avec les classes populaires, l’opposition a peu appelé à la mobilisation. Trois manifestations ont été organisées à l’intérieur et à l’extérieur du pays : le 3, 17 et 28 août. Ces marches ont été plus encadrées que celles des 29 et 30 août, à l’appel et en la présence de María Corina Machado cette fois-ci. Or, cette dernière agit désormais dans la clandestinité, car depuis inculpée dans une enquête criminelle pour «usurpation de fonctions, diffusion de fausses informations, incitation à la désobéissance aux lois, incitation à l’insurrection, association de malfaiteurs». Quant à Edmundo González, il s’est exilé en Espagne après avoir été la cible d’un mandat d’arrêt émis par le TSJ pour avoir refusé de s’y présenter trois fois consécutives, rejet motivé par les menaces d’arrestations dont il faisait l’objet. L’opposition libérale semble revenir à la stratégie qui était la sienne en 2019: l’appel à l’insubordination de l’armée et au soutien de la communauté internationale.
La répression est multiforme. Des dizaines de personnes ont été licenciées d’institutions publiques (l’entreprise pétrolière PDVSA, la chaîne de télévision Venezolana de Televisión, la station de radio Radio Nacional de Venezuela, le Métro de Caracas…) pour un simple message s’opposant à Maduro sur les réseaux sociaux [12]. Par ailleurs, ces dernières semaines, deux lois ont été adoptées dans ce sens. D’une part, la loi contre le fascisme, le néofascisme et contre ce qui s’y apparente a été promulguée pour limiter l’organisation de réunions, manifestations et partis qui promeuvent «le fascisme», sachant que ce qualificatif est utilisé à l’encontre de la plupart des opposants. D’autre part, la loi de fiscalisation, régularisation, action et financements des ONG limite leur financement, en particulier depuis l’étranger, sous un motif de transparence. La nomination de Diosdado Cabello, représentant l’aile la plus répressive du chavisme, au ministère de l’Intérieur le 27 août 2024 est le signal que le gouvernement Maduro souhaite poursuivre cette politique.
Quels secteurs pour soutenir Maduro?
L’armée, devenue institution arbitre dans le Venezuela actuel, demeure loyale à Nicolás Maduro. Les hauts gradés bénéficient de largesses du pouvoir, dirigent et s’enrichissent par le biais de plus d’une soixantaine d’entreprises publiques [13]. Parallèlement, l’armée est une institution surveillée: 154 des 287 «prisonniers politiques» déterminés par l’ONG Foro Penal au 8 juillet 2024 étaient des militaires. Cette proportion d’une moitié de détenus à caractère politique provenant du secteur militaire est stable depuis plusieurs années et témoigne du rôle décisif donné à l’armée dans la vie politique vénézuélienne, tant par l’opposition libérale que par le camp présidentiel.
Un autre secteur s’est rallié au gouvernement Maduro, les nouvelles élites économiques. Depuis plusieurs années, l’exécutif a adopté une politique économique libérale: une dollarisation rampante à partir de l’automne 2019, une loi anti-blocus en octobre 2020 pour favoriser les investissements privés malgré les sanctions étasuniennes quitte à enfreindre les principes constitutionnels qui réaffirment la propriété étatique sur les sous-sols du pays, une loi sur les Zones économiques spéciales (ZES) en juin 2022 et la privatisation de terres au profit d’investisseurs prévenant d’Amérique latine ou des pays du Golfe [14]. Durant la campagne présidentielle, le candidat Maduro proposait d’éliminer l’impôt sur les grandes transactions financières (IGTF). De fait, les élites souhaitent davantage la reprise économique dans un cadre autoritaire que le retour des passions politiques et son risque d’instabilité. Fedecámaras, la principale organisation des employeurs vénézuéliens, avait dirigé l’opposition vénézuélienne durant la tentative de coup d’État contre Hugo Chávez en avril 2002. La vice-présidente, Delcy Rodríguez, a assisté pour la première fois en juillet 2021 à l’assemblée annuelle de Fedecámaras. En plus de la bolibourgeoisie [15], il existe désormais un secteur du patronat traditionnel baptisé les «optimistes anonymes» qui préconise une ouverture envers le pouvoir politique [16]. Que ce soit dans le rapport à la démocratie, à l’armée ou à la politique économique, le gouvernement vénézuélien a évolué depuis le début du chavisme vers un horizon conservateur [17]. Les visées révolutionnaires des années 2003-2006 sont reléguées au rang de lointain souvenir [18].
Où va le Venezuela ?
Au vu des sept semaines suivant l’élection présidentielle, le scénario le plus probable est celui d’une consolidation autoritaire de Nicolás Maduro à l’image de celle de Daniel Ortega au Nicaragua. Le Venezuela était jusqu’alors un État où des milliers de manifestations pacifiques avaient lieu chaque année et où une opposition politique pouvait mener publiquement une campagne politique (dans les conditions de répression arbitraire précédemment décrites). L’ampleur de la répression déployée depuis le 28 juillet pourrait laisser entrevoir la disparition des libertés démocratiques restantes dans une combinaison de libéralisme économique et d’autoritarisme politique. Les pressions des États-Unis et de l’Union européenne pourraient accélérer l’intégration du Venezuela dans les BRICS.
La reconnaissance par Nicolás Maduro de sa défaite électorale paraît chaque jour plus improbable. Elle aurait été de toute façon l’objet d’une négociation âpre parce que l’investiture pour le nouveau sexennat présidentiel jusqu’en 2031 n’aura lieu que le 10 janvier 2025. Avec un pouvoir judiciaire acquis à Nicolás Maduro, une Assemblée nationale qui lui est également favorable à plus de 90 %, des États régionaux à 80 % et plus de deux tiers des municipalités jusqu’aux «méga-élections» prévues pour l’année 2025, l’appareil de l’État lui était est largement dévoué quoi qu’il pût arriver.
Pour Nicolás Maduro et les dirigeants actuels, quitter le pouvoir était extrêmement périlleux. Ce serait non seulement la fin de l’accès à l’abondante rente pétrolière, mais également un risque de poursuites judiciaires pour les atteintes aux droits humains qui ont été commises ces dernières années. Le chef de l’État est poursuivi par la Cour pénale internationale et 15 millions de dollars sont promis par le Département d’État étasunien pour son arrestation au nom de présumés liens avec le narcotrafic. La consolidation autoritaire de Nicolás Maduro doit se comprendre à l’aune de l’impossibilité d’une alternance pacifique. (Article publié par le site La Vie des idées, le 17 septembre 2024)
Thomas Posado est maître de conférences en civilisation latino-américaine contemporaine à l’Université de Rouen Normandie, chercheur à l’ÉRIAC et fellow à l’Institut Convergences Migrations.
Notes
[1] Plateforme de l’unité démocratique, Resultados Elecciones Presidenciales, mis en ligne le 5 août 2024.
[2] Yoletty Bracho, « ”Tout le monde sait ce qui s’est passé”. Pour une approche de gauche des élections au Venezuela », ContreTemps, mis en ligne le 6 août 2024.
[3] OPEP, Monthly Oil Market Report.
[4] UCAB, ENCOVI 2023. Radiografía de la vulnerabilidad social de Venezuela y propuestas de políticas públicas, p. 66, publié en mars 2024.
[5] Pour un suivi approfondi de la crise migratoire vénézuélienne, voir : Plataforma de Coordinación Interagencial para Refugiados y Migrantes de Venezuela.
[6] Javier Corrales, « Authoritarian Survival : Why Maduro Hasn’t Fallen », Journal of Democracy, vol.31, n°3, 2020, p. 39-53.
[7] Thomas Posado, « La “présidence” Guaidó : bilan critique d’une expérience inédite en relations diplomatiques », Annuaire Français de relations internationales, 2024, vol. XXV, pp. 397-411.
[8] Manuel Sutherland, « Impacto y naturaleza real de las sanciones económicas impuestas a Venezuela », PROVEA, publié le 27 mai 2019.
[9] « Jorge Rodríguez plantea “reformar leyes electorales” para evitar “injerencia extranjera” », aporrea.org, 14 août 2024.
[10] Thomas Posado, « Le retour de la polarisation politique au Venezuela », AOC, mise en ligne le 24 janvier 2024.
[11] Fundación Disenso, Carta de Madrid : En defensa de la libertad y la democracia en la Iberosfera, octobre 2020.
[12] « Autoritarismo. Despidos en PDVSA y otras instituciones del sector público por retaliación política », La Izquierda Diario, 19 août 2024.
[13] Javier Corrales, op.cit., p. 43.
[14] Pierre Mouterde, Patrick Guillaudat, «Comprendre la crise au Venezuela de Maduro», ContreTemps, 2 septembre 2024.
[15] La bolibourgeoisie (apocope de bourgeoisie bolivarienne) désigne ce secteur qui a accumulé des capitaux grâce à son lien avec le gouvernement Chávez puis Maduro.
[16] Tony Frangie Mawad, « Maduro, las elites y la « perestroika » venezolana », Nueva Sociedad, juin 2024, disponible en ligne sur : https://www.nuso.org/articulo/venezuela-elites-Maduro-fedecamaras/
[17] homas Posado, «Venezuela : The Authoritarian and Conservative Turn of Nicolas Maduro», in Olivier Dabène (sous la direction de), Latin America’s Pendular Politics : Electoral cycles and Alternations, Cham, Palgrave Macmillian, 2023, pp. 341-357.
[18] Thomas Posado, Venezuela : de la Révolution à l’effondrement. Le syndicalisme comme prisme de la crise politique (1999-2021), Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 2023.
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