Equateur. Elections du 2 avril: une victoire probable du «correisme». Et une «fin de cycle»?

R. Correa fort proche de L. Moreno

Par Raul Zibechi

«Nous nous affrontons à des réalisations réelles, mais limitées en termes de contenu», dit le religieux réputé et le sociologue François Houtart [durant longtemps enseignant à l’Université de Louvain-la-Neuve et fondateur du Centre tricontinental (CETRI) qui publie la revue Alternatives Sud] qui réside depuis des années en Equateur. François Houtart a toujours montré sa proximité avec les gouvernements de Rafael Correa, mais aussi avec les mouvements sociaux, y compris les autochtones.

Parmi lesdites «réalisations», il souligne la réduction de la pauvreté et la sortie de 2 millions d’Equatoriens, sur une population de quelque 15 millions, de l’extrême pauvreté. Des progrès remarquables ont été accomplis dans le domaine des soins de santé grâce à la construction de nouveaux hôpitaux et à l’augmentation du nombre d’étudiants.

«Ces chiffres indiquent des progrès quantitatifs en vue de la modernisation de la société, mais sans transformation de fond», dit Houtart dans un entretien avec le journaliste Sergio Ferrari, [1] parce qu’il n’y a pas eu de réforme agraire ou des politiques visant à encourager et appuyer la paysannerie, à tel point qu’entre décembre 2015 et décembre 2016 la pauvreté restait à hauteur d’environ 40% dans les zones rurales [2].

Il convient également de mentionner le réseau impressionnant de routes construites au cours des dix dernières années, qui a mis l’Equateur à l’avant-garde de la région, alors que ce pays était connu pour un système de transport marqué par la lenteur et les incommodités, en particulier entre les montagnes et la jungle. Les travaux d’infrastructure – tels que les barrages hydroélectriques et les aéroports – ont montré une capacité d’investissement sans précédent de l’Etat. Ils constituent un autre point important à mettre au crédit du gouvernement.

Lenín ou banquier

Lors du premier tour des élections le 19 février 2017, le candidat du gouvernement, Lenín Moreno (64 ans), a obtenu un résultat très proche de celui qui lui aurait permis de devenir président [39,36% pour L.Moreno sur la liste Alianza Pais]. En effet, pour gagner une élection présidentielle en Equateur il faut obtenir 40% des voix et un écart de 10% avec le candidat arrivé en seconde position [Guillermo Lasso, de la liste Creo Suma, a récolté 28,09%]. Cependant, comme l’a noté l’édition régionale du Monde Diplomatique, dans un pays où le vote est obligatoire, presque 30% des électeurs et électrices n’ont pas voté pour un candidat. Selon les résultats officiels du premier tour des élections présidentielles (avec 100% des votes pris en compte), 18,37% de l’électorat ne s’est pas rendu dans un bureau de vote. Si l’on y ajoute à cet absentéisme les bulletins blancs et nuls, on obtient un total de 26,3% du corps électoral équatorien [3] qui n’a pas voté pour un candidat à la présidentielle, un nombre important, selon ce mensuel.

Après un recomptage précis, il a été établi, sans contestation, que Lenín Moreno a obtenu 39,36% des voix et le banquier Guillermo Lasso (61 ans), son plus proche concurrent: 28,09%. Dans tous les cas, après dix ans de «correísmo» [de gouvernement de Rafael Correa, en fonction depuis janvier 2007], ce qui a été réalisé par le parti au pouvoir est un excellent résultat. Il ne peut pas faire douter de la popularité qui conserve le régime.

Il y a plusieurs raisons pour croire que Lenín Moreno devrait gagner confortablement lors du second tour, le dimanche 2 avril. Le premier élément a trait aux résultats de la «révolution citoyenne», soit une amélioration indéniable de la situation du pays et de ses habitants. Le second est le candidat de l’opposition. Guillermo Lasso représente le secteur financier qui a provoqué la crise financière de mars 1999 [sous les gouvernements de Jamil Mahuad et Gustavo Noboa, suite à la libéralisation financière mise en place en 1994], ce qui a conduit à la faillite de nombreuses banques privées qui ont dû être sauvées par l’Etat et le gel des dépôts pendant un an.

Le résultat de cette crise: fermeture de sept sur dix institutions financières dans le pays, une chute de l’activité économique de près de 10%, une dévaluation du sucre [monnaie nationale] de 195%; un chômage officiel de 17% et un taux de sous-emploi de 55% de la population active. Des millions d’Equatoriens et Equatoriennes ont émigré en Espagne, aux Etats-Unis, et ailleurs. Le gouvernement de Jamil Mahuad a décrété la dollarisation en janvier 2000. Quelques jours plus tard, il a été renversé par un soulèvement populaire en faveur d’un secteur des forces armées.

Le banquier G. Lasso représente le secteur qui a ruiné le pays. L. Moreno représente le processus qui l’a remis debout. Il devrait n’y avoir aucun doute sur qui va gagner. Mais les choses ne sont pas si simples.

La fin du cycle

Il y a au moins trois facteurs qui laissent supposer que le résultat sera très serré. Le plus important est que le cycle de la «révolution citoyenne» a commencé à s’épuiser avec la chute du prix des produits de base (commodities) exportés par l’Equateur (le principal étant le pétrole) et d’autres pays d’Amérique du Sud. Les premiers signes de la crise économique sont déjà évidents et le prochain gouvernement, quel qu’il soit, devra mettre en œuvre un ajustement difficile afin d’équilibrer les comptes.

Tout d’abord, la fin du cycle progressif impose une lecture de la situation qui aille au-delà de ce qu’on appelle les «réalisations». Vous ne pouvez pas continuer à améliorer la situation de la majorité, ou maintenir les améliorations, si vous ne réduisez pas les inégalités. Le journaliste Decio Machado note qu’en «2006, avec un PIB de 46’800 millions de dollars, les 300 plus grandes entreprises d’Equateur ont capté 20’363 millions de dollars, ce qui constitue 43,6% du PIB; alors que six ans plus tard, en 2012, avec un PIB de 84’700 millions de dollars – presque le double de celui de 2006 –, ces mêmes firmes ont capté 39’289 millions de dollars», donc la part dans le PIB de ces sociétés a augmenté quasiment de 3 points de pourcentage: 46,3% [4].

Les 10% des plus riches en Equateur ne s’acquittent fiscalement qu’à hauteur de 3% de leurs revenus; alors que dans la région la contribution fiscale sur le revenu est en moyenne de 5% [l’imposition indirecte socialement régressive – type TVA – est au centre du système]. Selon la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, organisme de l’ONU) l’Equateur est l’un des pays les plus bienveillants envers les riches. Pour comparaison, en Suède, en plus de la TVA (élevée), le taux d’imposition municipal est forfaitaire – en moyenne de 31,6% – et de 25% pour la taxe nationale portant sur les revenus dépassant 67’000 CHF (62’700 euros). Jusqu’à présent, seuls les nouveaux apports financiers chinois, liés à l’exportation de pétrole, permettent l’économie de continuer à fonctionner sans problèmes majeurs. [La hausse du dollar a aussi freiné des exportations et le tremblement de terre d’avril 2016 est à l’origine de nombreuses destructions, coûteuses.]

Le deuxième facteur qui devrait avoir un impact sur les résultats est lié au style de Rafael Correa marqué par une concentration du pouvoir et des traits autoritaires qui se manifestent dans le caractère de son gouvernement. Le style véhément et agressif du président actuel, qui en vient à dénigrer et à insulter ses adversaires, en particulier ceux de la gauche et du mouvement indigène (auxquels il a prodigué quelques-unes de ses phrases les plus véhémentes). Or, ce style s’est diffusé dans l’ensemble de l’administration. Certes Lenín Moreno se comporte de manière très différente, moins idéologisée et plus bon enfant, mais l’empreinte de «correísmo» reste trop forte pour être ignorée.

Le troisième facteur est le plus déconcertant. Il est en rapport avec l’attitude des mouvements de gauche et sociaux, dont certains soutiennent Lasso. Certes, des raisons pour ne pas voter en faveur du «continuisme» que représente L. Moreno sont nombreuses. Qu’il suffise de rappeler qu’il y a près de 200 dirigeants de la Confédération des nationalités indigènes de l’Equateur (CONAIE) qui ont été accusés et jugés pour «sabotage» et «terrorisme»; accusations portées contre ceux qui occupent de grands domaines ou qui coupent les routes, des pratiques qui sont le propre de ces communautés pendant des siècles et qui, notamment, ont permis l’accès de Rafael Correa à la présidence.

Le gouvernement de «la révolution citoyenne» a harcelé quelques syndicats et les principaux partis de gauche. Bref, il y a beaucoup de raisons de ne pas voter pour L. Moreno. Mais il est difficile de comprendre l’appel de la part de la gauche en faveur d’un banquier néolibéral. (Article publié dans l’hebdomadaire Brecha, le 31 mars 2017; traduction A l’Encontre)

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[1] Agencia Latinoamericana de Información, Alainet.org, 23 mars 2017.

[2] Instituto Nacional de Estadística y Censo (Inec), «Reporte de pobreza y desigualdad». Décembre 2016.

[3] Consejo Nacional Electoral ecuatoriano (resultados2017.cne.gob.ec), 29 mars 2017. Un 2,73% des votants (2,23% de l’électorat) a voté blanc; alors que 7,04% des suffrages (5,74% des électeurs et électrices) ont été décomptés comme nuls.

[4] Deciomachado.blogspot.com.uy, 21 mars 2017.

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