Cuba-dossier. «Elections 2023: ce que disent les chiffres»

Par rédaction de La Joven Cuba

Après les vastes campagnes de propagande et de prévisions autour des élections de ce dimanche 26 mars – les plus importantes à Cuba –, les résultats officiels ont été publiés. Ils méritent une analyse aprofondie et complexe, en raison de tout ce qu’ils peuvent révéler sur la situation politique actuelle à Cuba [voir ci-dessous la contribution de Samuel Farber antérieure aux élections]. Tout d’abord, 75,9% des électeurs et électrices ont exercé leur droit de vote ce dimanche lors des élections nationales pour choisir les députés à l’Assemblée nationale du pouvoir populaire (Asamblea Nacional del Poder Popular), selon Alina Balseiro Gutiérrez, présidente du Conseil national électoral (CEN-Consejo Electoral Nacional).

En outre, 90,28% des bulletins de vote étaient valables, 6,2% étaient blancs et 3,5% ont été annulés. Bien que le dépouillement des bulletins de vote soit public, aucun observateur international ou étatique indépendant n’est autorisé à assister au déroulement du vote et au relevé des données, ce qui est l’argument couramment utilisé pour remettre en question la transparence du processus.

Le nombre réel de votant·e·s (6 164 876) a augmenté de 436 656 par rapport aux dernières élections des délégués, tandis que la liste des électeurs potentiels a diminué d’environ 284 621 personnes, une tendance qui s’est manifestée ces dernières années – principalement à partir de 2019 – et qui pourrait être due à l’exode migratoire auquel l’île s’affronte.

Les chiffres officiels de participation dépassent les deux élections précédentes – le référendum [25 septembre 2022] pour l’approbation du Code de la famille (Código de las Familias) et les élections municipales du pouvoir populaire [27 novembre 2022 pour élire les délégu·e·s aux Asambleas Municipales del Poder Popular] – ainsi que la moyenne latino-américaine dans les pays où le vote n’est pas obligatoire. Une analyse des chiffres historiques de Cuba montre que les élections des députés ont généralement un taux de participation plus élevé que celles des délégués municipaux, car contrairement à ces derniers, tous les citoyens sont autorisés à exercer ce droit dans n’importe quel bureau de vote du pays, même s’il ne s’agit pas de celui où ils résident officiellement.

Quant au comportement du corps électoral, il montre qu’environ 68,54% des personnes ayant le droit de vote ont déposé un bulletin valide (8 points de pourcentage de plus que lors des précédentes élections de délégués), 2,66% ont voté nul, 4,71% ont déposé un bulletin blanc et 24,1% ne se sont pas présentées. Seuls 49,42% de ces électeurs ont voté pour l’ensemble des candidats, et 19,12% ont voté de manière sélective, ce qui est inférieur aux scrutins parlementaires de 2018.

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Malgré l’augmentation de la participation par rapport au précédent scrutin, une tendance abstentionniste parmi les citoyens et citoyennes de Cuba s’est manifestée clairement au cours de la dernière décennie. Elle n’est pas particulière à ces élections. De 1976 à 2010, toutes les élections à Cuba ont enregistré un taux de participation compris entre 97% et 99,6%. A partir de cette année-là, on a assisté à une réduction progressive du nombre de personnes qui se sont rendues aux urnes. En 2022, ce comportement devient plus évident lors du référendum sur le Code de la famille et des élections de délégués municipaux.

La crise économique que traverse le pays après 2019 pourrait avoir un impact sur l’augmentation de l’abstention. Cependant, les élections tenues en 1992 et 1993, pendant la période dite «spéciale», ont connu un taux de participation de 97,2% et 99,6% respectivement. En réalité, les élections parlementaires de 1993 ont connu le taux de participation le plus élevé jamais enregistré à Cuba.

Cette analyse indique qu’il existe d’autres variables sociopolitiques qui influencent les citoyens et citoyennes et qui ont contribué à la situation actuelle d’apathie. Il s’agit notamment de l’insatisfaction à l’égard du système électoral et de la réalité nationale – avec des problèmes qui dépassent le cadre purement économique –, de l’interaction par le biais des canaux numériques avec les opinions d’autres citoyens, qu’ils résident ou non dans le pays, et des sources d’information et de propagande politique, au-delà de l’Etat cubain, telles que les médias, les organisations et les militants de l’opposition, ainsi que la presse non étatique internationale et nationale.

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Quant à la composition du nouveau parlement, bien qu’il ait été réduit de 130 députés [à 470], sa représentativité sociodémographique ne varie pas de manière significative. Seule une légère augmentation du nombre de jeunes de moins de 35 ans et de personnes noires et métisses est notable. Il est à noter qu’existe une forte présence féminine [parmi les candidatures on dénotait 263 femmes et 207 hommes] par rapport à la moyenne mondiale [la majeure partie des candidats sont membres du Parti communiste de Cuba, le seul parti légal].

Le vote à Cuba est souvent utilisé comme un thermomètre de la légitimité de l’Etat vis-à-vis des citoyens. L’absence de sondages d’opinion sur l’île effectuées sur la base d’échantillons représentatifs ne permet pas d’expliquer avec certitude les causes du comportement électoral.

Cependant, suite aux expériences précédentes – le taux de participation le plus bas de l’histoire du suffrage cubain après 1959 – et la campagne de «non-vote» de l’opposition, il est très probable que l’intensification de la propagande gouvernementale dans les médias ait joué un rôle. Des appels personnels directs à ceux qui ne s’étaient pas rendus aux urnes,  tard dans la journée, peuvent également avoir eu un effet. Depuis des années, il est courant que les responsables locaux et les fonctionnaires fassent pression sur les citoyens et citoyennes pour qu’ils aillent voter.

Le système électoral reste l’un des éléments les plus controversés du système politique de l’île, suscitant des réactions divergentes. D’une part, l’Etat évite de reconnaître ses échecs en termes d’efficacité de l’exercice du contrôle populaire, tandis que, d’autre part, une grande partie de l’opposition organisée considère la mise en place d’un système multipartite comme la seule alternative. La Joven Cuba continuera de traiter de cette question et d’autres liées au processus électoral dans ses prochaines publications. (Article publié sur le site La Joven Cuba, le 27 mars 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

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Quel type de transition dans le contexte présent?

Par Samuel Farber

Cuba traverse une crise qui se rapproche de la période spéciale des années quatre-vingt-dix. Nous ne savons pas quand et comment elle se terminera. Il est concevable – bien que cela semble avoir une faible probabilité de se produire compte tenu de la situation au début de 2023 – que l’économie sorte de la crise. Que pourrait signifier une telle sortie?

Cuba pourra peut-être traverser la crise grâce à une industrie touristique prospère (en supposant une baisse notable du taux d’infection mondial de Covid), éventuellement assortie aux revenus produits par une hausse du prix international du nickel, une augmentation notable des services médicaux alloués à divers pays et la commercialisation croissante de la biotechnologie et des nouveaux produits pharmaceutiques fabriqués dans le pays.

Cela favoriserait probablement les petites et moyennes entreprises privées (PYMES) et les travailleurs et travailleuses indépendants qui se concentrent sur la fabrication et le commerce de biens et de services destinés à la consommation intérieure. Le peuple cubain finirait par assister à la création d’une nouvelle bourgeoisie composée: en partie de militaires en uniforme, par l’intermédiaire des entreprises commerciales contrôlées par les forces armées (GAESA-Grupo de Administración Empresarial de las Fuerzas Armadas Revolucionarias), principalement concentrées dans le tourisme international; de propriétaires privés de l’industrie moyenne (PYMES); d’indépendants prospères, comme par exemple les propriétaires de maisons et d’appartements loués à des touristes à des prix élevés. Il est évident que toute normalisation des relations économiques avec les Etats-Unis améliorerait considérablement ces perspectives, compte tenu de l’importance des investissements états-uniens, en particulier des capitaux cubano-états-uniens désireux d’investir à Cuba.

A la lumière de ce qui s’est passé dans de nombreux pays anciennement «socialistes», ainsi que dans d’autres pays, nous pouvons supposer que de tels changements augmenteraient très probablement l’inégalité entre les «gagnants» et les «perdants». En l’absence de mouvements sociaux indépendants qui pourraient défendre les intérêts des «perdants», les politiques de l’Etat soutiendraient les «gagnants»: le tourisme et les industries qui approvisionnent les hôtels et les restaurants pour touristes; le secteur du nickel et d’autres industries extractives; la biotechnologie et le tabac. Les «perdants» seraient négligés et ignorés: les nombreuses entreprises manufacturières qui ne sont pas «compétitives», ce qui reste de l’industrie sucrière et de l’agriculture en général. En l’absence de mouvements indépendants pouvant défendre les intérêts populaires, l’état des investissements publics et de la sécurité sociale, déjà très dégradés et avec des budgets réduits, souffrirait encore plus.

Ces développements mobiliseraient les nouvelles classes sociales, comme la bourgeoisie et la classe moyenne, qui, mécontentes de la détérioration progressive des services publics médicaux et éducatifs, feraient pression pour leur privatisation. Cela entraînerait, dans le cas de la médecine, la création d’un système semblable à Medicaid [programme fournissant une assurance maladie aux personnes à faible revenu] aux Etats-Unis pour s’occuper des Cubains les plus pauvres. A l’instar de ce qui s’est passé aux Etats-Unis, cette division des services médicaux entre les pauvres et les classes moyennes et supérieures affaiblirait considérablement tout soutien politique visant à améliorer les services médicaux offerts aux pauvres, sans parler de la mise en place et du maintien d’un service médical public qui s’occuperait, avec compétence et dignité, non seulement des riches et de la classe moyenne, mais aussi de tous les Cubains de l’île.

De même, la pression sera forte pour autoriser l’enseignement privé à tous les niveaux. Les ordres religieux catholiques, et peut-être dans une moindre mesure les protestants conventionnels [luthériens, presbytériens, etc.] et les Eglises évangéliques, recruteront les meilleurs enseignants et bâtiments pour éduquer les fils et les filles des propriétaires, administrateurs et techniciens prospères des secteurs «gagnants» de l’économie. Ces changements éventuels auraient l’effet le plus négatif sur les Cubains noirs, qui n’ont pas bénéficié jusqu’à présent d’un programme vigoureux de «discrimination positive» visant à les intégrer à tous les niveaux importants de la vie sociale, économique et politique du pays.

En l’absence d’un système pleinement démocratique de planification économique nationale, les régions du pays ayant une économie de «perdants», comme l’Oriente, la région la plus orientale du pays, continueront à souffrir de manière disproportionnée, à l’exception des zones relativement petites où se trouvent l’industrie du nickel et certains lieux à vocation touristique. Les inégalités régionales s’accroîtront même au sein de la zone métropolitaine de La Havane, car les investissements touristiques et immobiliers continueront à se concentrer dans les quartiers relativement plus prospères situés près de la côte du golfe du Mexique, tandis que «La Havane intérieure», plus éloignée de la mer et beaucoup plus pauvre, continuera à se dégrader.

Le rôle des Etats-Unis

Le principal obstacle à la normalisation des relations entre les Etats-Unis et Cuba est sans aucun doute le blocus économique que l’empire américain impose à Cuba depuis plus de soixante ans. Malgré les arguments avancés par le gouvernement cubain, le blocus n’est pas la cause principale des problèmes économiques qui affectent l’île. Cette responsabilité revient au système économique cubain, qui est le principal facteur de l’inefficacité économique, de l’apathie des travailleurs et travailleuses et du manque de responsabilité des dirigeants politiques et des administrateurs économiques.

Il ne fait aucun doute que le blocus criminel a causé de graves dommages à l’économie cubaine, en particulier au cours des premières années de la révolution, lorsque des machines et des équipements de tout type ont dû être importés du bloc soviétique pour remplacer ceux fabriqués aux Etats-Unis. Et il continue à provoquer des dommages à travers les sanctions contre les banques internationales qui effectuent des transactions avec Cuba et l’interdiction des investissements et de l’exportation de tout type de biens et de services en provenance des Etats-Unis. Il est vrai que depuis plus de vingt ans, l’exportation d’aliments et de médicaments vers l’île est autorisée, mais, contrairement aux transactions avec d’autres pays, elle nécessite des licences spéciales et un paiement en espèces avant la livraison des biens. Au cours des dernières années, le gouvernement des Etats-Unis, s’appuyant sur la loi Helms-Burton de 1996 (signée par le président démocrate Bill Clinton), a de plus en plus interféré avec les investissements européens à Cuba, à tel point que l’Union européenne a émis de fortes objections politiques et juridiques.

Comme nous le savons, le 20 juillet 2015, les relations diplomatiques ont été rétablies entre les Etats-Unis et Cuba. Ce qui a considérablement diminué les espoirs d’une amélioration des relations entre les deux pays, c’est l’élection de Donald Trump en 2016 et le fait qu’il ait réussi à annuler de nombreux changements introduits par Obama au cours de sa deuxième période présidentielle [novembre 2012-janvier 2017]. Trump a également beaucoup contribué à changer le climat politique dans le sud de la Floride, en particulier parmi les Cubano-Américains. Il convient de noter que lors des élections de 2012, lorsque Obama a été réélu, comme lors des élections de 2016, lorsque Hillary Clinton a été battue, le vote des Cubano-Américains pour les candidats à la présidence du Parti démocrate a considérablement augmenté et s’est rapproché de l’égalité avec les candidats républicains. Les sondages d’opinion de l’époque ont montré que la tendance à voter démocrate était plus prononcée parmi ceux qui avaient émigré plus récemment de Cuba. La situation a changé entre 2016 et 2020, lorsque Trump a rétabli une nette hégémonie républicaine parmi les Cubano-Américains. C’est le résultat des efforts considérables déployés par Trump lors de ses fréquentes visites dans le sud de la Floride pour attiser les sentiments «antisocialistes» des Cubains (ainsi que des Vénézuéliens et des Nicaraguayens), alors que les démocrates n’ont pas fait grand-chose pour contrecarrer Trump dans cette région.

Nous devons prendre en compte le rôle des nouveaux médias sociaux et des «influenceurs» comme Alexander Otaola [cubano-américain], qui ont jeté de l’huile sur le feu en soutenant la politique de Trump. Un autre changement important s’est produit parmi les immigrants récents de Cuba. Selon le sociologue cubain Guillermo Grenier, qui anime le «Cuba Poll» [Cuban Research Institute de la Forida International University], la grande majorité des Cubains récemment arrivés se sont inscrits électoralement comme républicains, contrairement à ce qui s’était passé les années précédentes. Néanmoins, il faut noter qu’un minimum de six ans doit s’écouler entre l’arrivée des Cubains aux Etats-Unis et le moment où ils peuvent devenir citoyens et s’inscrire sur les listes d’un parti politique. Cet intervalle est suffisant pour que les nouveaux Cubano-Américains s’intègrent à la culture politique du sud de la Floride.

Certains observateurs estiment que la défaite écrasante en Floride des démocrates aux élections de mi-mandat de 2022 contribuera paradoxalement à améliorer les relations entre les Etats-Unis et Cuba, car les démocrates seront moins contraints d’accueillir les Cubano-Américains dans un Etat qui n’est plus considéré comme compétitif. Il y a peut-être une part de vérité dans cette observation, mais je ne pense pas qu’elle soit suffisante pour entraîner des changements importants en vue d’assouplir ou d’éliminer le blocus économique des Etats-Unis visant Cuba. La perte de poids politique des démocrates en Floride pourrait être plus décisive si elle s’accompagnait d’une participation plus active de divers secteurs de la classe capitaliste américaine. Par exemple, la très influente Chambre de commerce américaine est depuis longtemps favorable à la reprise des relations économiques avec Cuba. En fait, Thomas J. Donahue, qui a été président-directeur général de la Chambre de 1997 jusqu’à sa retraite en 2019, s’est rendu à Cuba à plusieurs reprises. D’autres secteurs importants du capital états-unien, tels que les grandes entreprises agricoles et l’industrie du transport maritime (tant pour le fret que pour les passagers), ont soutenu ces efforts. Par le passé, plusieurs projets de loi du Congrès proposant un changement de la politique économique des Etats-Unis à l’égard de Cuba ont été soutenus à la fois par les démocrates et les républicains. Un bon nombre de ces membres du Congrès se sont rendus sur l’île. Le problème est que, pour ces puissants intérêts, le changement de politique économique à l’égard de Cuba n’a pas nécessairement été une priorité politique, alors que pour la droite cubaine et ses alliés du sud de la Floride, le maintien du blocus est bel et bien une priorité.

Entre-temps, il est très peu probable que les Etats-Unis tentent d’envahir Cuba, soit directement, soit en utilisant leurs partisans cubains, comme cela s’est produit en 1961; évidemment, ce n’est pas par principe politique, mais parce que, depuis la fin de la guerre froide, l’importance de Cuba pour les Etats-Unis a considérablement diminué. Cela ne signifie évidemment pas que le gouvernement américain cessera ses autres activités hostiles contre le gouvernement cubain, par exemple par le biais de ses organes de propagande tels que Radio et TV Martí.

Les alternatives politiques à Cuba

Les dirigeants politiques des transitions traditionnelles du «socialisme» au capitalisme – y compris les pays capitalistes d’Etat comme la Chine et le Vietnam – n’étaient pas des automates qui se contentaient de répondre aux nécessités prétendument objectives de ces transitions. Ces dirigeants ont dû résoudre divers problèmes de transition, souvent critiques, mais leur perception de la manière de les résoudre a été déterminée par leurs idées et conceptions politiques, qu’elles soient libérales, autoritaires, conservatrices ou même fascistes. Il en va de même pour Cuba.

En gardant cela à l’esprit, lorsque nous parlons d’une transition dans le contexte cubain, la question évidente est: une transition vers quoi? En d’autres termes, quel type de système politique, social et économique remplacerait le système existant? Il est très regrettable que, sous l’influence des systèmes antidémocratiques «socialiste» et «communiste», divers termes politiques soient devenus une source de confusion à gauche, y compris le terme «gauche» lui-même. Il est donc nécessaire de redéfinir ce que l’on entend par gauche.

Pour les besoins de la présente discussion [dans Joven Cuba], je propose qu’être «de gauche» consiste, plus que toute autre chose, à rejeter la conception bureaucratique et capitaliste selon laquelle la liberté est incompatible avec l’égalité, et à affirmer que la démocratie, que ce soit sur le lieu de travail ou dans tous les autres domaines politiques et sociaux, loin d’être un «plus» dans le socialisme, est en fait indispensable et la seule façon dont ce système peut et doit représenter la classe laborieuse et la volonté populaire. En même temps, être de gauche implique de défendre le droit à l’autodétermination nationale, aussi bien contre les politiques des Etats-Unis à Cuba et en Amérique latine que contre les politiques de la Russie de Vladimir Poutine en Ukraine.

Il ne fait aucun doute que, bien que la gauche critique cubaine se soit développée – par exemple, avec des organisations de groupes d’origine africaine et des publications telles que Havana Times et La Joven Cuba – elle est encore faible. Cela est dû, plus que toute autre chose, au fait que jusqu’à présent la classe laborieuse cubaine n’a pas montré de signes de résistance en tant qu’ensemble de travailleurs, même si, bien sûr, beaucoup d’entre eux et elles, et en particulier les Cubains noirs, l’ont fait en tant que pauvres, lorsqu’ils ont participé aux manifestations de rue qui ont eu lieu depuis le 11 juillet 2021 [voir à ce sujet les articles publiés sur ce site entre juillet et septembre 2021].

Il semble que les seules options possibles pour les travailleurs et travailleuses de Cuba soient l’émigration et le travail indépendant. En attendant, nombre d’entre eux et elles survivent grâce aux envois de fonds de leurs proches depuis l’étranger – en particulier dans le cas des travailleurs blancs – compte tenu de la diminution du nombre d’articles subventionnés qu’ils peuvent recevoir par le biais du carnet de rationnement. D’autres survivent grâce au vol des biens de l’Etat, qui doit être considéré, dans les conditions actuelles à Cuba, comme une forme ou une extension de ce que le droit romain appelait furtum famelicus (vol motivé par la faim), sur la base du proverbe latin necessitas non habit legem (la nécessité n’est pas régie par – ou ne reconnaît pas – la loi).

Enfin, la droite cubaine est très forte dans le sud de la Floride, non pas en raison des nombreux petits groupes politiques qui y abondent, mais en raison de l’hégémonie politique et sociale obtenue grâce à des publications et des journaux tels que El Nuevo Herald, aux programmes radio de la droite cubaine, aux activités bien connues d’«influenceurs» tels qu’Otaola, et au grand poids social obtenu par le capital cubano-américain dans cette région. Les trois députés cubano-américains qui représentent la région à Washington, ainsi que les fonctionnaires de l’Etat et des municipalités et les élus à tous les niveaux, ont joué un rôle très important dans l’établissement et la propagation d’un vaste programme politique et idéologique de droite.

Le grand pouvoir et l’influence que la droite cubano-américaine a en Floride ne signifie pas qu’elle peut se reproduire à Cuba telle qu’elle est. Il convient de noter, par exemple, que lors des manifestations de rue qui ont eu lieu depuis le 11 juillet 2021, très peu de personnes, voire aucune, ont fait écho aux revendications politiques de la droite cubaine, comme la proposition du biologiste dissident cubain Ariel Ruiz Urquiola appelant à une «intervention humanitaire» dans l’île, dont tout le monde sait qu’elle serait, en premier et dernier ressort, une intervention guidée et réalisée par les forces et les intérêts des Etats-Unis.

Les Cubano-Américains ont eu une influence culturelle croissante, et donc indirectement un impact politique, sur Cuba, qu’elle soit transmise par le contenu du «paquet hebdomadaire» – la location populaire de clés USB contenant des émissions musicales et de variétés importées, des feuilletons et d’autres documents similaires tolérés par le gouvernement cubain – ou par d’autres moyens. Un exemple est la vidéo intitulée Patria y Vida (Patrie et vie) opposée au slogan du gouvernement «Patria o Muerte» (Patrie ou mort), qui a sans aucun doute été un grand succès artistique, mais qui est très ambiguë en raison de son silence total sur les alternatives politiques et sociales qu’elle privilégie, même si c’est en termes généraux. C’est précisément cette ambiguïté qui permet aux Cubains les plus à droite du sud de la Floride de célébrer la vidéo et ses protagonistes.

Cette influence culturelle joue un rôle important dans le développement du «sens commun» de nombreux Cubains de l’île, même si ce «sens commun» n’est pas nécessairement un «bon sens». C’est ce «sens commun» qui a conduit l’avocate cubano-américaine Ana María Polo, de la populaire émission de télévision «Caso Cerrado» (Affaire classée, une émission judiciaire, qui arbitre des affaires pour des participants bénévole, sur la télévision Telemundo en langue espagnole aux Etats-Unis, semblable à «Judge Judy» et à ses équivalents en langue anglaise), à proclamer plus d’une fois dans le passé qu’il n’y a pas de chômage aux Etats-Unis, puisque «comme nous le savons tous et pouvons le voir», on peut toujours trouver un emploi si l’on fait un effort pour l’obtenir, même s’il s’agit de nettoyer des maisons ou de laver des voitures. Les structures et les réalités économiques et sociales n’existent pas, et ce qui existe et compte, c’est uniquement la volonté individuelle. Selon ce raisonnement, il n’y a pas d’alternative à l’individualisme, et par conséquent la concurrence capitaliste serait l’axe principal d’un «nouveau Cuba». Chacun pour soi et le dernier de la course «pue», comme on disait des enfants et des adolescents qui faisaient la course dans le quartier de Los Quemados, dans la ville cubaine de Marianao de mon enfance et de mon adolescence. (Article publié sur le site La Joven Cuba, le 13 février 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

Samuel Farber est né et a grandi à Cuba. Professeur retraité de la City University of New York, il vit dans cette ville. Il a écrit de nombreux livres et articles sur ce pays. Son dernier livre est Cuba Since the Revolution of 1959: A Critical Assessment, Haymarket Book.

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