Chili. Un troisième essai constituant pour «dépasser» la Constitution de 1980. Une échéance, décembre 2023

Par Claudia Heiss

Le Chili entame sa troisième tentative pour remplacer la Constitution de 1980, héritée de la dictature militaire [voir sur la mise en place de la Constitution la contribution de Luis Vitale publiée sur le site le 19 juin 2023]. La première, menée par le gouvernement de Michelle Bachelet [lors de son mandat de 2014 à 2018], a été enterrée avec le triomphe de la coalition de droite à l’élection présidentielle de 2017. Le second, initié en réponse à l’explosion sociale d’octobre 2019, a échoué lorsqu’en septembre 2022, après un an de travail, 62% de l’électorat a rejeté la proposition progressiste de la Convention constitutionnelle lors d’un plébiscite. Le troisième processus est né d’un accord politique visant à répondre à la grave crise de légitimité qui affecte la Constitution, un texte que très peu défendent ouvertement [1]. En effet, la campagne de rejet lors du plébiscite n’était pas basée sur le maintien de l’ancienne Magna Carta, mais sur la critique de l’Assemblée constituante (Convention) et du nouveau texte, proposant d’en faire «un meilleur», «un qui nous unisse» au lieu du «mamarracho» [désordre] produit par un organe constitutionnel qui ressemblait à «un cirque» [2].

Il n’était pas évident que l’accord pour cette troisième possibilité voie le jour. Avec une droite renforcée par le rejet du plébiscite constitutionnel et qui a également connu une embellie électorale notoire lors des élections législatives de novembre 2021 [voir l’article publié sur ce site le 19 décembre 2021], la question constitutionnelle risquait d’être une fois de plus oubliée. Cependant, l’engagement de «rejeter la réforme», d’une part, et, d’autre part, la conviction de certains secteurs conservateurs que le maintien du statu quo ne ferait que prolonger l’instabilité ont conduit à un nouvel accord politique en décembre 2022 pour remplacer la Constitution.

Cependant, le contexte dans lequel se déroule le nouveau processus est diamétralement opposé au précédent. Si la dernière Assemblée constituante est partie d’une feuille blanche et du sentiment que presque tout pouvait être discuté [3], la nouvelle part de l’avant-projet préparé par une «Commission d’experts» nommée par les partis en fonction de leur poids politique lors des élections législatives de 2021. Au symbolisme réformiste du premier processus, qui allait souvent au-delà de la capacité réelle de changement institutionnel, a succédé un processus marqué par le formalisme des séances et accompagné de peu de débats publics.

Deux mois après le plébiscite du 4 septembre 2022, un sondage réalisé par Ipsos et Espacio Público évaluait à 74% le soutien à l’idée que le pays avait besoin d’une nouvelle Constitution. Quatre-vingt-dix pour cent des personnes interrogées considèrent qu’il est très important d’y inclure des droits sociaux tels que la santé, l’éducation, les pensions et le logement, et 81% sont favorables à l’inscription de la protection de l’environnement. Toutefois, ce sondage montrait déjà des signes d’un changement de priorités dans l’agenda public. Seuls 40% des personnes interrogées considèrent que la question est très urgente, tandis que 31% la jugent moyennement urgente et 23% estiment qu’elle n’est pas urgente. A la question: «Pensez-vous que le pays aura une nouvelle Constitution dans les deux prochaines années?», 51 % ont répondu par l’affirmative et 30% par la négative. Plus tard, vers la fin du mois d’avril 2023 et peu avant l’élection du nouveau Conseil constitutionnel le 7 mai 2023, l’enquête Pulso Ciudadano a montré une forte baisse du soutien au changement constitutionnel: 49 % ont déclaré être d’accord, contre 27% qui étaient indifférents et 24% qui n’étaient pas d’accord. Seuls 26% se sont déclarés intéressés et 16,6% seulement ont exprimé leur confiance dans le processus. Selon ce scénario, et contrairement à la plupart des expériences comparatives en matière de changement constitutionnel, il ne semble pas déraisonnable d’imaginer un troisième échec dans les tentatives visant à surmonter le problème constitutionnel que connaît le pays depuis le retour à la démocratie.

Un processus né d’un échec

Le triomphe du «non» au projet de nouvelle Constitution lors du plébiscite du 4 septembre 2022 a été interprété comme un triple rejet: du projet, de l’Assemblée constituante et du gouvernement de Gabriel Boric. L’échec du processus est dû à une combinaison de problèmes de règles de procédure et de facteurs de contingence politique [4]. Ce qui est certain, c’est qu’entre 2019 et la fin des travaux du corps constituant, le pays a vécu les conséquences sociales et économiques traumatisantes de l’apparition et de la pandémie du Covid-19, une inflation sans précédent depuis la transition démocratique et une crise de la sécurité publique. Dans ce contexte, les demandes de changement institutionnel ont été reléguées au second plan.

La crise politique qui a conduit aux mobilisations de 2019 a été marquée par la remise en cause des élites et des institutions politiques. Lorsque, après de nombreuses négociations, les partis politiques sont parvenus à l’accord du 15 novembre, qui visait à réduire la pression des manifestations en modifiant la Constitution, des secteurs de la gauche, dont le Parti communiste et une partie du Frente Amplio, l’ont rejeté au motif qu’il laissait de côté les organisations sociales, véritables protagonistes de la révolte de 2019. Boric lui-même, alors député de Convergencia Social, signe le document à titre personnel et contre la majorité de son parti, au risque d’être exclu. Mais cette décision le propulse à la présidence de la République. Et finalement, deux ans plus tard, le Parti communiste – maintenant au gouvernement – s’est retrouvé à soutenir un nouvel accord de changement constitutionnel bien moins avantageux pour les ambitions réformistes.

En 2019, alors qu’il semblait que «le Chili avait changé», la crainte était que l’accord des partis pour le changement constitutionnel soit insuffisant pour calmer les protestations. C’est pourquoi, cherchant à étendre la base de la légitimité sociale, trois réformes ont été approuvées qui ont élargi l’espace de représentation dans la future Assemblée constituante: la règle qui permettait aux indépendants de se présenter sur des listes à égalité avec les partis, la parité hommes-femmes et la réservation de 17 sièges pour les peuples indigènes [5]. Les règles sur les peuples indigènes émanant de la Constituante et le rôle joué par les indépendants ont été sévèrement jugés après la défaite au plébiscite de septembre 2022. Il n’en a pas été de même pour la parité hommes-femmes, mécanisme reproduit par le nouveau processus constitutionnel lancé en 2023 pour ses trois organes: la Commission d’experts, le Comité technique de recevabilité et le Conseil constitutionnel.

La présence d’un si grand nombre d’indépendants, dont beaucoup avaient des préférences marquées sur des questions spécifiques et peu ou pas d’expérience en matière de travail législatif, a rendu les négociations difficiles au sein de la Constituante. En outre, certaines positions perçues comme maximalistes ont été renforcées par le pouvoir de négociation limité de la droite, qui n’avait obtenu que 20% des sièges à la Constituante [6].

Plusieurs facteurs ont joué un rôle dans le rejet du texte de la nouvelle Constitution: le vote sanction envers les élites désormais identifiées à la Constituante; le ton parfois intempestif du débat; le discrédit du corps constituant, alimenté par sa fragmentation et par divers scandales; la faible représentation de la droite; la peur du changement et d’un éventuel affaiblissement des droits de propriété ou des traditions dans le nouveau scénario institutionnel, discours amplifié par une campagne de communication incluant des «fake news». Le vote obligatoire convenu pour cette dernière étape du processus a également été décisif, puisqu’il a attiré pour la première fois 4,7 millions de personnes, dont la grande majorité a opté pour le rejet.

En effet, alors que lors du plébiscite d’octobre 2020, 78% des électeurs avaient approuvé le processus constituant, cette fois 62% ont rejeté la proposition, dans un ensemble électoral qui est passé de 51% à 86% d’une population de 15 millions d’habitants, en raison du caractère obligatoire du vote. La campagne de rejet n’était cependant pas basée sur le maintien de la Constitution de 1980, mais sur l’ouverture d’un nouveau processus constituant plus modéré. Compte tenu de ce résultat, qui a renforcé la droite et son contrôle du Congrès après les élections de 2021, les négociations pour la nouvelle Constitution se sont déroulées dans des conditions défavorables pour les secteurs réformistes.

Après la victoire du «Rechazo» (Rejet), le débat sur un nouveau processus constituant a été confiné aux partis politiques et au Congrès. Suite à quelque 100 jours de négociations, les partis ont signé le 12 décembre 2022 l’«Accord pour le Chili», un document de cinq pages qui rassemblait les négociations antérieures sur les «contours» ou «principes» constitutionnels et établissait les institutions et les procédures pour le lancement d’un nouveau processus. Ces négociations avaient convenu de 12 points qui seraient exclus de la discussion et de la création d’un comité qui agirait en tant qu’arbitre pour garantir le respect des règles.

L’accord de décembre 2022 a finalement proposé une commission de 24 experts nommés proportionnellement à la représentation des différents partis au Congrès, et un Conseil constitutionnel de 50 personnes choisies selon la règle électorale du Sénat. Il a été noté qu’il y aurait une parité de genre lors de la présentation des candidats et lors de la composition, et des sièges réservés surnuméraires en proportion du vote indigène, éléments qui ont été réglementés par une réforme constitutionnelle approuvée en janvier 2023 [7]. Mais les sièges réservés aux peuples indigènes, qui dans le premier Conseil étaient au nombre de 17 sur 155, ont été réduits dans le nouveau schéma à un sur 51.

Deux nouveaux partis de droite nés en 2019, le Parti républicain et le Parti populaire, ont rejeté le nouvel accord constitutionnel signé par la droite traditionnelle regroupée au sein de la coalition Chile Vamos, arguant que la Constitution ne devait pas être modifiée. En revanche, du côté de la gauche, les partis ont officiellement soutenu le processus. Cependant, certaines organisations sociales ont remis en cause sa légitimité, considérant qu’il avait été coopté par les partis politiques [8]. Des secteurs de la gauche ont exprimé la crainte qu’un processus contrôlé par la droite ne finisse par «masquer», avec des réformes minimales, le modèle social et politique établi par la dictature. Quelques jours avant l’élection du Conseil constitutionnel, certains parlementaires indépendants ont demandé l’annulation du vote.

Le calendrier du nouveau processus prévoyait qu’une commission d’experts élue par le Congrès travaillerait entre mars et juin 2023 sur le projet de loi. Après l’approbation d’un premier projet, la discussion de plus de 900 recommandations a commencé à la mi-avril. Le texte a été transmis au Conseil constitutionnel, élu le 7 mai, pour qu’il commence sa discussion le 7 juin. Début novembre, le Conseil doit présenter sa proposition constitutionnelle en vue du plébiscite de ratification du 17 décembre 2023. Par ailleurs, un processus de participation citoyenne coordonné par l’Université du Chili et l’Université Catholique se déroulera entre le 7 juin et le 7 juillet, en collaboration avec toutes les universités accréditées qui le souhaitent.

L’Etat social vacille

L’un des 12 «contours», et peut-être la principale raison du soutien de la gauche au processus à un moment électoralement défavorable, est l’Etat de droit social et démocratique. Cette définition devait permettre de surmonter l’Etat subsidiaire [principe selon lequel une responsabilité doit être prise par le plus petit niveau d’autorité publique compétent pour résoudre le problème] implicite dans la Constitution de 1980, qui relègue la prestation publique de services sociaux au second plan par rapport à la primauté du marché. Toutefois, les discussions au sein de la Commission d’experts ont soulevé des doutes quant à la concrétisation de ce principe.

Les mobilisations sociales des dernières décennies, l’émergence de nouveaux partis et mouvements de gauche et la demande d’une nouvelle Constitution avaient pour facteur commun une politisation du constat et de la réalité des inégalités, traduite par des demandes de protection sociale face à l’endettement privé croissant pour répondre aux besoins de base tels que l’éducation et la santé, dans un contexte de faibles pensions et de perception d’abus systématiques à l’égard des consommateurs [9].

Lors de sa première intervention publique devant le Congrès national au début du mois de juin 2022, le président Gabriel Boric a annoncé plus de 30 initiatives législatives concentrées dans les domaines de la santé, de l’éducation, des retraites, du logement et du travail. Cependant, ce programme a été affaibli par la validité maintenue, après le plébiscite de septembre, de la Constitution de 1980 et des obstacles institutionnels aux politiques de redistribution qu’elle implique. En outre, la réaction conservatrice au résultat du plébiscite a freiné la volonté de la droite de rechercher des accords. Dans le débat sur la réforme des pensions, le refus d’établir un pilier redistributif dans une petite fraction des fonds de pension par système de capitalisation individuelle s’est renforcé, et l’idée de légiférer sur une réforme fiscale, qui était essentielle à l’agenda social, a été rejetée.

Parallèlement au recul des secteurs conservateurs sur la volonté de négocier, les administrateurs de fonds de pension (Afp-Administradoras de fondos de pensiones) et les institutions de santé (Isapres-Instituciones de Salud previsional) ont déployé d’importantes offensives de communication pour défendre la «liberté de choix», la propriété individuelle et la possibilité de transfert (héritage) des fonds de pension depuis le premier processus. Bien que les négociations initiales de la Commission d’experts aient montré des signes d’un accord transversal sur la nécessité de garantir la fourniture mixte de services publics par le biais de prestataires publics et privés, des divergences apparaissent en ce qui concerne la liberté de ne pas contribuer à la fourniture de services publics. Dans l’Etat subsidiaire, tel que cette liberté de choix a été intégrée dans la Constitution de 1980, les individus peuvent décider où déposer leurs fonds de santé et de sécurité sociale, ce qui rend la composante de solidarité dans les services sociaux inconstitutionnelle.

Face à la possible élimination des lois organiques constitutionnelles établies par la Constitution de 1980, protégées par des super-majorités de quatre septièmes, la Commission d’experts a montré des signes de vouloir «télécharger» dans le texte constitutionnel des éléments qui se trouvaient dans les lois organiques, ou de vouloir rendre explicites des pratiques typiques de l’Etat subsidiaire, en argumentant qu’elles ne sont pas incompatibles avec l’Etat social et démocratique régi par l’Etat de droit. Dans ce débat, des universitaires de droite sont allés jusqu’à remettre en cause la définition du Chili comme «Etat social et démocratique»; ils soulignent que le pays est «organisé» comme un Etat, mais ne l’est pas dans son essence, et proposent une définition de «l’Etat social et subsidiaire de droit». Cette plasticité conceptuelle suscite des doutes légitimes quant à la possibilité de faire prévaloir l’engagement de surmonter la subsidiarité par le processus constitutionnel.

Dans la querelle idéologique sur la nouvelle Constitution, il y a au moins quatre positions. A gauche, certains voudraient sauver autant que possible le projet constitutionnel rejeté lors du plébiscite de 2022, ce qui semble peu probable au vu des résultats des élections du 7 mai 2023 du Conseil constitutionnel. Le centre-gauche cherche à réaliser des réformes qui permettraient de progresser dans la mise en place d’un jeu démocratique qui a été sévèrement limité par la Charte fondamentale. Les secteurs conservateurs espèrent surmonter le problème de l’illégitimité démocratique de la Constitution en conservant son contenu le plus fidèle possible. Enfin, l’extrême droite souhaite que l’exercice échoue et que la Constitution actuelle reste en vigueur.

Parallèlement au débat sur l’Etat social, la Commission d’experts a consacré une énergie considérable à l’examen du système politique, compte tenu de la forte fragmentation des partis que connaît le pays depuis la réforme électorale de 2015. Si l’on s’accorde à dire que la présence de plus de 20 partis à la Chambre des députés et l’absence de discipline de parti, entre autres facteurs, nuisent à la capacité de négociation des forces politiques, les mesures qui ont été proposées, telles que l’établissement d’un seuil (quorum) de 5% pour que les partis puissent entrer au Congrès, ne semblent pas suffisantes pour surmonter les problèmes de fonctionnement du système partisan.

Le scepticisme profond des citoyens et un agenda public centré sur la criminalité, la crise migratoire et l’économie contrastent avec l’espoir que le nouveau processus constituant parvienne à provoquer de la stabilité et à faire progresser la démocratisation du système politique. Les partis en charge du processus continuent de bénéficier d’un soutien populaire très faible.

La menace populiste

L’élection du Conseil constitutionnel du 7 mai a été organisée en cinq listes. A gauche, la liste Unité pour le Chili regroupait les partis du Front large (Frente amplio), du Parti communiste, du Parti socialiste, du Front social-vert-régionaliste et du Parti libéral. Au centre-gauche, le pacte Todo por Chile réunissait le Partido por la Democracia, Democracia Cristiana et le Partido Radical. Le pacte Chile Seguro était composé des trois partis Chile Vamos: Unión Demócrata Independiente (UDI), Renovación Nacional et Evolución Política (Evópoli). Le Parti républicain et le Parti populaire se sont présentés sur des listes séparées. Les campagnes politiques pour le nouveau Conseil chargé de rédiger la Grande Charte ont suscité peu d’intérêt et se sont davantage concentrées sur la contingence, la promesse de sécurité, la défense des traditions ou le soutien aux carabiniers que sur une proposition constitutionnelle. Au final, l’extrême droite (Parti républicain) obtient 35,4% des voix et 23 sièges sur 51, tandis que la gauche obtient 28,6% et 16 sièges. La droite (Chile Seguro) a obtenu 21% et 11 sièges et le centre-gauche Todo por Chile, grand perdant, n’a obtenu aucun siège.

Si la plainte concernant le processus précédent portait sur la configuration de l’Assemblée constituante qui était à gauche de l’«électeur moyen», le nouveau Conseil constitutionnel sera à droite. Le changement de scénario politique a conduit à ce que les agendas redistributifs et l’inclusion politique, résumés par la révolte du 18 octobre 2019 comme une exigence de «dignité», soient marginalisés par les discours de sécurité et de poigne de fer. L’explosion sociale et la contraction économique provoquées par la pandémie ont contribué à transformer les manifestations massives de 2019 en un imaginaire de violence criminelle et d’absence de contrôle. L’augmentation du taux d’homicide, la crise migratoire et les attentats en Araucanie ont été associés aux émeutes et aux graffitis des manifestations de 2019. La confiance dans les Carabiniers (Carabineros), qui s’était effondrée en raison de scandales de corruption, de violations des droits de l’homme et de rétention d’informations, a commencé à se rétablir lorsque le programme de sécurité publique est devenu une priorité nationale absolue. Début avril 2013, le Congrès a adopté une loi visant à renforcer la police, connue sous le nom de loi Nain-Retamal, en hommage à deux Carabineros assassinés (loi rejetée par une grande partie de la gauche). Vers la fin du même mois, le Congrès national a donné la priorité à 31 autres projets de loi liés à la sécurité publique. Tout cela dans un climat de méfiance à l’égard des élites et des institutions, en particulier du Congrès et des partis.

Avec des partis faibles sur le plan programmatique, déconnectés de leurs bases et avec de moins en moins de militants, les discours sur la «main de fer» ont rapporté des dividendes à la droite populiste. En 2019, le Parti populaire a émergé, légalisé en 2021. Cette formation se déclare «ni de gauche ni de droite», tient un discours anti-parti et fait appel au «bon sens». En peu de temps, il devient le parti qui compte le plus grand nombre de militants dans le pays. Son candidat, l’homme d’affaires Franco Parisi, a obtenu 13% des voix au premier tour de l’élection présidentielle de 2021. En revanche, le candidat du Parti républicain d’extrême droite, José Antonio Kast, ancien militant UDI, a remporté le premier tour de l’élection présidentielle avec près de 28% des voix. Mais alors que le parti de Katz a remporté les dernières élections au Conseil constitutionnel, le parti de Parisi a subi une lourde défaite: 5,5% des voix et aucun siège.

La distance entre les représentants et les citoyens, qui a alimenté la flambée sociale, nourrit aujourd’hui les groupes d’extrême-droite. Cristóbal Rovira estime que les élites politiques et économiques n’ont pas su répondre aux demandes des citoyens et citoyennes, ouvrant ainsi la voie au populisme [10]. A droite, le Parti populaire et le Parti républicain offrent deux alternatives prétendument «anti-élites». A gauche, Pamela Jiles [Parti humaniste] reproduit également un discours de supériorité morale du peuple sur les dirigeants corrompus. Dans ce scénario, la question qui se pose est de savoir si les acteurs politiques institutionnels parviendront à traiter les demandes des citoyens et à se différencier de ces projets populistes, ou s’ils céderont à la tentation d’ajuster leurs discours à ces agendas payants.

Tout comme la gauche semble avoir surinterprété son mandat réformateur après le triomphe écrasant de l’élection de l’Assemblée constituante en 2021, le danger existe aujourd’hui de voir le signe inverse se produire si la droite décide de reproduire l’absence de dialogue politique à un moment où les conservateurs sont en plein essor. Comme l’a mis en garde la politologue Valeria Palanza, la droite triomphante en 2022 n’a montré aucun signe d’avoir appris de l’expérience précédente et poursuit le processus constitutionnel comme si les revendications qui, en 2019, ont donné naissance au processus constituant n’avaient pas existé [11].

La construction d’une Constitution qui puisse être respectée par tous nécessite un dialogue généreux qui inclut les demandes des différents secteurs politiques du pays. Un nouvel échec dans la tentative de surmonter le problème constitutionnel chilien ne ferait qu’affaiblir la capacité du pays à canaliser institutionnellement les conflits et encouragerait des projets populistes qui pourraient nuire davantage à la coexistence démocratique. (Article publié dans la revue Nueva Sociedad dans son numéro de mai-juin 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

Claudia Heiss est professeur et chercheuse à la Faculté de gouvernement de l’Université du Chili.

Notes

  1. Chile Vamos – une coalition qui inclut le parti de l’Union démocratique indépendante (UDI), fondé par le principal idéologue de la Constitution, Jaime Guzmán – a soutenu que l’option de rejet lors du plébiscite avait pour but de rédiger un meilleur texte. A la droite de Chile Vamos, le Parti républicain a émergé en juin 2019. Sa position, contrairement à celle de l’UDI, était de rejeter pour mettre fin au processus constituant et maintenir la Constitution de 1980.
  2. Pour une description des éléments qui ont contribué à discréditer l’Assemblée constituante, voir Jennifer Piscopo et Peter Siavelis: «Chile’s Constitutional Chaos» in Journal of Democracy vol. 34 No 1, 1/2023.
  3. Le concept de «feuille blanche» visait à garantir que le processus constituant ne soit pas une réforme de la Constitution de 1980. Cependant, il comportait d’importantes limitations établies par la loi 21.200, qui interdisait à la Convention de s’arroger l’exercice de la souveraineté (par exemple, en contournant les pouvoirs constitués), de modifier le caractère de la République de l’Etat du Chili, son régime démocratique, les décisions judiciaires définitives et exécutoires et les traités internationaux ratifiés par le pays et qui étaient en vigueur.
  4. Guillermo Larraín, Gabriel Negretto et Stefan Voigt: «How Not to Write a Constitution: Lessons from Chile» in Public Choice vol. 194 No 3-4, 2023.
  5. Julieta Suárez-Cao: «Reconstructing Legitimacy after Crisis: The Chilean Path to a New Constitution» in Hague Journal on the Rule of Law vol. 13 No 2-3, 2021.
  6. C. Heiss: «¿Por qué se rechazó la propuesta de nueva Constitución en Chile?» in Blog Revista Derecho del Estado, 2/11/2022.
  7. Ley 21.533 in Diario Oficial, 17/1/2023.
  8. Voir, par exemple, Nicolás Quiñones: «’Encuentro nacional contra el fraude constitucional’: organizaciones se reunen para ‘impugnar’ el proceso constituyente» in La Tercera, 25/3/2023.
  9. Nicolás Somma, Matías Bargsted, Rodolfo Disi Pavlic et Rodrigo Medel: «No Water in the Oasis: The Chilean Spring of 2019-2020» in Social Movement Studies vol. 20 No 4, 2021.
  10. Cristóbal Rovira: «La clase política debe hacer un mea culpa sobre el motivo por el que las ideologías populistas prenden en la población» in diarioUchile, 25/4/2023.
  11. V. Palanza: «La importancia de la memoria en política» in La Tercera, 24/4/2023.

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