Chili. Entre la nouvelle constitution et la montée de l’extrême droite

Par Raul Zibechi

Le 15 novembre 2019 est la date clé pour commencer à démêler l’écheveau emmêlé qui s’est formé ces dernières années au Chili. Au petit matin, la classe politique, la droite, le centre et quelques membres de la gauche, ont annoncé la tenue d’un plébiscite par le biais d’une déclaration intitulée «Accord pour la paix sociale et une nouvelle Constitution».

«Aucune Constitution au Chili n’a été le produit de la volonté du peuple», peut-on lire dans une lettre publique signée par 262 professeurs de droit et de sciences politiques, publiée par le CIPER (Centro de Investigación Periodística) deux jours après la signature de l’accord. «Avoir la possibilité de créer une Constitution par le biais d’un processus démocratique est un accomplissement sans précédent dans l’histoire de notre république», ajoute la lettre, qui ne tient pas compte du fait que la nouvelle charte doit être approuvée par deux tiers des électeurs.

Il était nécessaire de rompre avec l’héritage de la dictature, qui avait adopté en 1980 une Constitution sous le terrorisme d’Etat dirigé par Augusto Pinochet. L’«Accord» semblait être une bonne voie à suivre.

En plein milieu de la nuit

Les dix signataires de l’accord ne comprenaient pas les communistes ni les organisations qui avaient soutenu la révolte lancée à la mi-octobre par les lycéens et soutenue par des millions de Chiliens et Chiliennes qui sont descendus dans la rue, surprenant un pays habitué à l’ordre et réticent à occuper les grandes avenues.

Chacun des dix signataires représentait un parti. Sauf un, qui l’a fait à titre individuel: Gabriel Boric, membre de Convergencia Social, qui fait partie du Frente Amplio. Il n’a consulté personne, pas même ses proches. Il a déclaré qu’un «bon accord» avait été trouvé, possible «grâce à la mobilisation sociale». (CNN, 15 novembre 2019).

Son attitude a suscité une crise profonde à gauche: des centaines de militants ont démissionné de Convergencia Social, parmi lesquels le maire de Valparaíso, Jorge Sharp, le vice-président de son parti, Cristián Cuevas Zambrano, et le mouvement Izquierda Libertaria s’est retiré du Frente Amplio.

Sur la photo où l’accord a été paraphé, Gabriel Boric est le seul personnage qui n’appartient pas à la classe politique, ce qui a été célébré par les politiciens de toutes les couleurs, mais sévèrement remis en question par le Parti communiste (PCCh) et presque toutes les forces de gauche. Convergencia Social a sanctionné Gabriel Boric en «gelant» son adhésion, mais est rapidement revenu sur sa décision. La principale critique était qu’il n’avait pas consulté ses camarades, mais d’autres voix ont souligné que, moins d’un mois après le début la révolte social et politique, qui a commencé le 18 octobre comme une protestation contre la hausse du prix des billets pour le Métro de Siantago (avec des dizaines de morts, avec des centaines d’éclatement du globe oculaire et des milliers d’hospitalisations), il n’était pas opportun de s’asseoir et de négocier avec la droite.

Enthousiasme constituant

Un an plus tard, 78% des Chiliens ont voté en faveur de la rédaction d’une nouvelle constitution, étape préalable à l’élection des électeurs, avec un taux de participation de 50%, malgré les limites imposées par la pandémie. Ce chiffre est très élevé si l’on considère que le taux de participation avait chuté à un minimum de 36% lors des élections municipales de 2016.

Tout aussi important que l’approbation, le choix de l’organe qui va l’élaborer une Convention constituante composée de 155 citoyens et citoyennes, avec une parité entre hommes et femmes, une proposition qui a recueilli 79% des voix.

La quasi-totalité du mouvement social s’en remet à la Convention constituante, désactivant une partie des plus de 200 assemblées et cabildos (conseils) qui s’étaient formés dans le feu de la révolte.

Les résultats de l’élection des 155 constituant·e·s ont produit une nouvelle configuration politique et donné des ailes à l’optimisme de la gauche. La première minorité est allée à la droite unie (37 sièges), suivie de près par la coalition Apruebo Dignidad (communistes et Frente Amplio avec 28 sièges). La Liste du peuple, composée de mouvements sociaux de base, a remporté 26 sièges, suivie de près par l’Alliance des partis du centre (socialistes, Parti pour la démocratie et Démocratie chrétienne avec 25). Le reste des sièges est revenu aux indépendants et aux dix peuples originaires, qui ont obtenu 17 sièges réservés.

Le fait le plus marquant est l’effondrement de la Démocratie chrétienne, le parti hégémonique depuis la fin de la dictature, qui ne compte plus que deux élus contre sept pour les communistes. L’élection de la linguiste mapuche Elisa Loncón à la présidence de la Convention constituante est un événement symbolique qui, d’une part, renforce, le rôle du peuple Mapuche dans l’avenir du pays, et d’autre part concrétise la tentative de montrer les changements en cours.

Toutefois, il existe toujours une deuxième lecture possible des données: vers où vont migrer les suffrages des chrétiens-démocrates historiques, qui ont été la clé de la gouvernabilité mais furent aussi un acteur décisif du coup d’Etat de 1973 contre Allende? La désintégration rapide de la Liste du peuple [qui, de ce fait, a retiré ses candidats potentiels à la présidence] favorise-t-elle la gauche, ou leurs voix seront-elles dispersées parmi les autres partis? Ou iront-elles vers l’abstention?

L’irrésistible ascension de la nouvelle droite

Après le vote des électeurs en mai 2021, un nouvel appel a été lancé début juillet pour définir les candidats de chaque coalition, lors de primaires. A gauche, Gabriel Boric a battu le communiste Daniel Jadue [maire de Ricoleta depuis 2012, commune du secteur nord de Santiago], après une campagne âprement disputée entre les deux. A droite, Sebastián Sichel, un indépendant [ex-ministre de Sébastiãn Piñera], a confortablement battu des politiciens expérimentés tels que Joaquín Lavín [ancien ministre lors du premier mandat de Piñera et maire de Las Conde : une ville de la population aisée et de sièges sociaux] et Mario Desbordes [ministre de la Défense nationale jusqu’en décembre 2020], montrant ainsi que ce secteur était également à la recherche de nouveaux visages.

Peu de gens comptaient alors sur la croissance remarquable de la droite dure de José Antonio Kast, du Parti républicain, défenseur de la dictature de Pinochet, qui, au cours du dernier mois, a vu les intentions de vote pour lui doubler et a délogé Sebastián Sichel, qui partait favori, et menace de battre Gabriel Boric d’Apruebo Dignidad, au moins au premier tour.

Le scénario est polarisé: les options centristes, comme celle de la démocrate-chrétienne Yasna Provoste [à la tête d’une coalition intégrant le PS: Nuevo Pacto social], étant loin d’atteindre le second tour. Ce qui se passera le 19 décembre, lors du deuxième tour, est clairement imprévisible.

En tout état de cause, il convient de noter que si la droite n’a pas obtenu le tiers de la Convention constituante, comme elle se le proposait, pour bloquer les changements fondamentaux, elle peut le faire grâce au militantisme actif de la classe moyenne et du milieu des affaires, qui ont joué un rôle si important dans l’histoire pour bloquer la gauche.

L’un des penseurs les plus lucides du pays, l’historien Gabriel Salazar, est toutefois optimiste. Il observe que la partie de la population organisée qui participe aux réunions et aux discussions «utilise actuellement une série de concepts et de termes de niveau bien supérieur à ceux que nous utilisions à l’époque de Salvador Allende», car «il y a eu un développement de la capacité d’analyse historico-politique et un développement des concepts qui ont trait à la souveraineté populaire et à son expression dans le processus constitutionnel». (Radio UChile, 17-XI-21).

Au-delà de l’issue des élections de ce dimanche 21 novembre, il estime que le moment crucial sera celui où la Convention devra débattre de questions difficiles: «Faut-il oui ou non maintenir les accords de libre-échange, qui sont les véritables piliers du modèle néolibéral?». Au vu de ce qui s’est passé avec les constitutions approuvées dans la région (de la constitution de 1991 de la Colombie à celles de l’Equateur et de la Bolivie en 2008 et 2009, en passant par la constitution de 1999 du Venezuela), il semble peu probable que le double processus en cours permette de rêver à des changements fondamentaux. C’est pourquoi il conclut: «S’il n’y a pas de changement profond et si les nouveaux gouvernements se consacrent à torpiller sournoisement, malicieusement, le processus constituant, la possibilité d’une explosion majeure est présente et sera une menace s’il n’y a pas de réponse en profondeur à ce que le peuple a clairement déclaré vouloir». (Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 19 novembre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

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