Elections: le Front de gauche, le deuxième tour et… (II)

Par Charles-André Udry

Dans l’attente du 29 octobre 2006 – qui va clore le deuxième tour de l’élection présidentielle au Brésil – la bipolarisation médiatique entre Lula et Alckmin a pris une acuité qui ne pouvait que dépasser celle du premier tour (voir sur ce site l’article: «Elections: mise en perspective. I», 11 octobre).

Au sein de la bourgeoisie, une fraction pense que le prestige de Lula auprès de la classe ouvrière et de secteurs populaires sera plus favorable pour mener à bien – sans devoir faire face à une ample résistance sociale – de nouvelles contre-réformes portant sur le droit du travail, sur les règles d’organisation des syndicats, sur la prévoyance sociale, etc.

Lula reçoit l’appui de politiciens bourgeois épaulés lors du premier tour par la machine gouvernementale. Quelques noms sur cette liste, à titre d’illustration: l’ex-président José Sarney élu sénateur (Etat d’Amapa au nord), Jader Barbalho, membre du PMDB, entrepreneur et avocat impliqué dans de nombreuses affaires (Etat du Para), Ciro Gomes (élu député du Ceara), l’ex-président Fernando Collor de Mello, destitué en 1992 et aujourd’hui élu sénateur de l’Etat d’Alagoas (siège occupé auparavant par Heloisa Helena). Le plus grand producteur de soja du pays, membre de la coalition d’opposition, élu gouverneur du Matto Grosso avec plus de 65% des voix, Blairo Maggi, se déclare en faveur de l’ancien syndicaliste de la métallurgie. Il n’a pas dû trop souffrir de la réforme agraire et des décisions concernant le soja transgénique.

Selon les sondages (DataFolha et TV Globo), en date du 17 octobre 2006, l’avance de Lula sur Geraldo Alckmin s’élève à 19 points (avec une marge d’erreur de 2 points). Avec environ 60% des votes valables (donc sans les blancs, les nuls, etc.) attribués à Lula, le projet de la droite traditionnelle de réoccuper, directement, le palais présidentiel (Planalto), après un seul mandat de Lula, semble devoir être repoussé à une prochaine échéance. Nous reviendrons, après le 29 octobre, sur les résultats de ce deuxième tour de l’élection présidentielle et leurs implications.

Dans ce second article, nous voudrions éclairer quelque peu les résultats ainsi que la campagne du Front de gauche à l’occasion du premier tour (voir sur ce site le Manifeste du Front de gauche, en date du 8 septembre 2006). Comme indiqué dans l’article précédent, la candidate du Front de gauche, Heloisa Helena, est arrivée en troisième position, avec 6,85% des voix et un total de votes de 6’575’393.

Le Front de gauche: imprévu il y a deux ans

Fin 2003-début 2004, alors qu’un nombre croissant de militant·e·s du PT, des syndicats et des mouvements sociaux constatait la similitude entre l’architecture politico-économique du gouvernement Lula et celle de son prédécesseur, Fernando Henrique Cardoso (FHC), rares étaient celles et ceux estimant que les éléments d’une alternative, disposant d’une audience, pourraient être proposés lors de l’échéance politico-électorale de fin 2006.

Il est possible, à présent, d’affirmer que l’orientation néo-libérale du gouvernement Lula et les scandales de corruption à répétition ont été d’une grande aide pour permettre l’expression de cette «troisième force». L’argument possède un grain de vérité, mais il est un peu court.

Les choix du gouvernement étaient prévisibles, avant sa formation. Et les effets d’une telle gestion peuvent aboutir à un désastre politique – ce qui est le cas – sans que surgissent des éléments, un brin crédibles, d’une autre option. Les exemples sont nombreux à ce propos en Europe comme en Amérique latine. Ce ne fut pas le cas au Brésil, sans que cela doive susciter des accents triomphalistes.

Quant aux malversations, dès 2005, elles ont évidemment choqué nombre de militants et de proches du Parti des Travailleurs (PT), ce parti chantre de «l’éthique». Par contre, étant donné la «banalisation» de ces pratiques dans le monde cloîtré de la politique institutionnelle brésilienne, il n’y a rien d’automatique à ce que soient compris, plus largement, le contenu socio-économique de ces actes et leur agencement politique. Autrement dit: comment concussion et malversations aboutissent-elles à soustraire, au détriment des pauvres, des ressources qui devraient être dédiées aux systèmes de santé, d’éducation, de transport, etc.? Et, surtout, comment cette soustraction est-elle en lien direct avec les mesures de privatisation, de sous-traitance et les modalités brutalement «modernisées» d’appropriation privatisée de la richesse sociale? Cette discussion devrait se prolonger, alors que le débat se déchaîne aujourd’hui pour savoir «qui est le plus corrompu des deux candidats» (Lula ou Alckmin) ! Lors du premier tour, ce thème s’est parfois ensablé dans un «moralisme» faisant l’impasse sur l’intrication entre contre-réformes néo-conservatrices et corruption, un phénomène aujourd’hui mondialisé.

Dès lors, la configuration politique du premier tour des élections brésiliennes, avec ses trois figures les plus marquantes (Lula, Alckmin et Heloisa Helena), ne peut pas être comprise sans faire référence à la volonté affirmée sans relâche de participer à la construction d’une nouvelle formation politique socialiste révolutionnaire par la sénatrice Heloisa Helena (Alagoas), ainsi que par deux députés fédéraux, Luciana Genro (Rio Grande do Sul) et Baba (Joao Batista Oliveira dit Baba, député alors de l’Etat de Parana) – depuis leur exclusion du PT en 2003. Les forces politiques limitées qui, alors, les «entouraient» [1] ont participé, à contre-courant, à ce processus. D’autres les ont de suite rejoints, telle l’organisation Socialisme et Liberté. Puis de nombreux militants du PT, du mouvement syndical se sont ralliés à ce projet. Enfin des députés du PT, des personnalités de l’intelligentsia, souvent membres fondateurs du PT, ainsi que des courants politiques critiques au sein du PT (comme Action populaire socialiste) ont rejoint le Parti du socialisme et de la liberté (PSOL) au cours de la seconde moitié de 2005.

Sa légalisation sera officialisée en septembre 2005. Elle nécessita la réunion de quelque 450’000 signatures. Le PSOL pouvait, dès lors, être présent, à l’échelle nationale, lors de l’échéance électorale de l’automne 2006. Il disposait d’une porte-parole – Heloisa Helena – connue nationalement, au caractère marqué par son histoire et qui tranchait avec beaucoup d’élus par sa droiture lors des affrontements politiques avec la direction du PT comme avec le gouvernement Lula.

Toutefois, il faut avoir à l’esprit que le PSOL affronte cette échéance électorale de 2006 alors qu’il est encore en voie de constitution. Entre réalité composite et pluralisme de courants dans le cadre d’une orientation définie, il est difficile de trancher, pour autant que cela soit possible, encore plus depuis une position d’extériorité. En effet, le premier congrès – dit programmatique – du PSOL doit se tenir en mai 2007.

Le Front de gauche n’aurait pas existé pour ces élections sans l’adhésion du PSTU (Parti socialiste des travailleurs unifié). Cette organisation a une plus longue histoire. Elle est issue du PT au début des années 1990 et s’est formellement constituée en 1994. Sa continuité politique, liée à un courant du marxisme-révolutionnaire latino-américain, lui assure une homogénéité qui est un avantage. Mais cette permanence a sa contrepartie, parfois déroutante, au plan d’une approche critique politico-théorique de l’actuelle période historique internationale. Toutefois, l’enracinement social du PSTU – se traduisant, par exemple, dans son rôle au sein d’un regroupement socio-syndical, Conlutas, qui cherche à prendre en compte les processus nouveaux de mobilisation face au rôle de contention, entre autres, de la CUT (Centrale unitaire des travailleurs) – en fait un acteur sensible aux luttes des salarié·e·s et à leurs dynamiques présentes. Cela peut contribuer à un processus d’accumulation de forces sur le moyen terme, avec une pérennité.

La formation du Front de gauche, auquel s’est joint le PCB (Parti communiste brésilien), a ainsi permis que s’affirme lors de la période électorale une «autre voix», clairement opposée au «modèle néo-libéral». Et cela contre la volonté flagrante de Lula et d’Alckmin d’occuper une position monopolistique dans les médias et sur la scène politique. Cet acquis ne doit pas être sous-estimé.

Le Front de gauche a dû faire campagne sans disposer d’une intendance aguerrie et avec une certaine précipitation, cela dans un pays aux dimensions continentales. Il le fit contre la débauche de moyens financiers, malgré une grande inégalité de traitement dans les médias électroniques, à l’encontre des incitations au vote utile pour le PT, en dépit des pressions politiques de toutes sortes et du pouvoir des appareils (syndicaux, politiques, associatifs) dotés de leurs réseaux clientélaires.

Des résultats contrastés

Pour situer les suffrages recueillis par Heloisa Helena (6,85% et 6’575’393 voix), il peut être utile de les comparer avec ceux obtenus par l’ex-ministre de l’Education Cristovan Buarque, candidat du Parti démocrate travailliste (PDT – parti créé par le défunt Leonel Brizola): 2,64% et 2’538’844 voix. Dans l’Etat de São Paulo, la candidate du Front de gauche a réuni 7,08% (1’558’639). Le candidat du Front de gauche au poste de gouverneur, une figure connue et respectée, membre fondateur du PT, Plinio Arruda Sampaio, a obtenu 2,49% (532’470). Cela donne une image plus précise de l’impact du Front de gauche. Dans l’Etat de Rio de Janeiro, Heloisa Helena a atteint le seuil inattendu de 17,13% (1’425’699), alors que Geraldo Alckmin réunissait 28,86% (2’402’076). Le candidat au poste de gouverneur du Front de gauche, l’ancien député du PT Milton Temer, récoltait 1,44% (118’936). Dans le troisième collège électoral du Brésil, l’Etat de Minas Gerais, le résultat d’Heloisa Helena a été de 5,67% (579’920). Par contre, la candidate du Front de gauche, Vanessa Portugal (PSTU-PSOL), obtenait 0,62% (60’145). Milton Temer lui-même a souligné que la réalité et l’ascendant effectifs du PSOL et du Front de gauche à Rio étaient plus proches du résultat qu’il avait obtenu que du score, surprenant, d’Heloisa Helena.

Sans prétendre effectuer une analyse des résultats électoraux, nous donnons ces chiffres à titre indicatif, afin d’éviter une confusion entre l’audience chiffrée de la candidate présidentielle et l’influence politique du Front de gauche ainsi que de ses composantes. A l’inverse, celle-ci ne doit toutefois pas être mésestimée. Cela d’autant plus, si dans le futur s’établit – ce qui n’est pas certain – une dialectique entre le «poids électoral» de la candidature présidentielle et une consolidation du PSOL.

L’écart entre le vote pour un candidat présidentiel médiatisé et celui en faveur de candidats au poste de gouverneur ou à d’autres fonctions, étant donné l’éventail plus large des partis en compétition, est loin d’être une exception. En outre, la candidature d’Heloisa Helena a certainement capté une catégorie de «votes de protestation». A sa manière, Plinio Arruda Sampaio le constate dans un entretien accordé au quotidien argentin Pagina 12 (15.10.2006) lorsqu’il affirme qu’«Heloisa a fait une campagne centrée sur la corruption du gouvernementet cela a pris». Par définition, le déplacement d’une fraction de ce genre de votes est aléatoire. Néanmoins, le profil politique très conservateur adopté par Alckmin ne peut que rendre plus marginale une migration de ces «voix protestataires» vers la droite. Les polémiques virulentes, lancées au cours de la semaine suivant le résultat du premier tour, à propos du devenir d’une partie des suffrages recueillis par Heloisa Helena visent à minimiser – avec des accents rêvés par la «gauche» de l’appareil du PT – l’identification de notables secteurs militants et populaires avec l’opposition qu’elle a incarnée face au programme néo-libéral et à la pratique du gouvernement. Cette polémique et ces supputations ont une fonction: assurer la domination du passé sur le futur, ce qui justifierait des positions «critiques» dans ou à la marge du PT.

La réélection dans l’Etat de Rio Grande do Sul de Luciana Genro, qui réunit sur son nom 185’071 électrices et électeurs et se place en 4e position parmi les élus à la Chambre des députés fédéraux, reflète la vigueur comme l’audience de la campagne d’une candidate qui, dès son expulsion du PT, s’est engagée dans la bataille en vue de bâtir une force politique socialiste alternative au PT.

Deux autres députés du Front de gauche ont été élus. L’un à Rio, Chico Alencar (119’069 suffrages); l’autre à São Paulo, Ivan Valente (83’719). Parmi les députés qui se présentaient sur les listes du Front de gauche – et qui étaient membres du PSOL – n’ont pas été réélus: Joao Alfredo (Etat de Ceara), Maria José Maninha (District fédéral), Orlando Fantazini (São Paulo) et Baba (Rio). Aucun candidat du PSTU n’a été élu. Deux députés ont été élus dans l’Etat de São Paulo: Carlos Gianazzi et Raul Marcelo.

Campagne et programme

Il appartient au Front de gauche et à ses composantes – avant tout le PSOL et le PSTU – d’établir, avec un certain recul, un bilan de cette campagne électorale et de ses suites. Nous le ferons connaître à nos lectrices et lecteurs, sous la forme la plus adéquate. Toutefois quelques remarques peuvent permettre d’en appréhender déjà quelques traits et enjeux.

Le nombre de députés fédéraux élus ne peut être le critère premier permettant de qualifier une telle campagne. Certes, il serait niais de négliger le rôle des élus, d’autant plus s’ils interagissent avec des actions directes des opprimé·e·s, seules susceptibles de mettre des crans d’arrêt aux contre-réformes. Dans le contexte brésilien, l’élu est la source d’importants moyens matériels et d’une certaine surface médiatique. Le pendant de ce genre de gains risque de rendre une formation politique fort dépendante des ressources financières de quelques élu·e·s et du nombre de «conseillers» rémunérés qui leur sont attribués. Dès lors, si ne se renforce pas un fonctionnement donnant un relief particulier aux structures de base de l’ensemble du parti, à leur fonctionnement démocratique, aux activités communes ainsi qu’aux discussions qui y sont liées, la force d’attraction de réseaux centrés autour des quelques députés ou de courants se rigidifiant peut avoir des effets délétères.

Pour revenir à la campagne, le plus important reste à évaluer sa signification politique pour une frange de travailleuses et de travailleurs, de militants engagés dans divers mouvements sociaux.

La campagne du Front de gauche s’est appuyée sur l’énorme effort de présence d’Heloisa Helena qui sillonna tout le pays, avec une assistance réduite. Elle apporta son appui – parfois de manière sélective, donc mal ressentie – aux divers candidats. L’articulation entre les initiatives de terrain des nombreux activistes présents dans les mouvements sociaux et la tendance à stariser les candidats les plus connus, plus particulièrement Heloisa Helena, a été souvent difficile à gérer. La jonction entre la campagne et les quelques luttes en cours (à la Volkswagen, dans la poste et les banques) n’a pas toujours été aisée à établir.

Le Manifeste du Front de gauche représentait la référence programmatique commune. Ce genre de document peut toujours donner lieu à discussion. C’est la loi du genre. Divers éléments le structuraient. On peut en détacher les principaux: la suspension du paiement de la dette interne et externe, avec ce qui en découle comme rupture avec le capital financier et l’impérialisme; la mobilisation contre la «révision» de la législation du travail et contre la poursuite des attaques portée à la prévoyance sociale; enfin une effective réforme agraire.

La posture combative et dénonciatrice adoptée par Heloisa Helena lui accorda très vite un écho. Toutefois, la difficulté à faire ressortir avec plus de clarté les quelques thèmes programmatiques décisifs du Manifeste se fit ressentir, entre autres à l’occasion de moments cruciaux de la phase terminale de la campagne. Ainsi, le péril ne fut pas évité que, parfois, dénonciations et attaques se disjoignent de l’exposition d’éléments clés du programme, pour autant que ces derniers n’aient pas été, à l’occasion, simplement laissés de côté.

Emettre, ici, des jugements abrupts sur le contenu, le sens et la dynamique de la campagne électorale du Front de gauche et de ses composantes à partir des résultats mentionnés et des quelques considérations faites serait présomptueux et impropre.

La complexité de la situation est indéniable. Le PSOL entre dans une nouvelle étape de sa constitution. Devant des difficultés politiques effectives, les tendances centripètes vont-elles s’imposer ? Ou bien, l’agglutination récente (au sein du PSOL) de forces et de courants différents, dont l’ancrage géographique est diversifié et disposant d’une représentation institutionnelle dissemblable et limitée, va-t-elle laisser cours à des tendances centrifuges, certes contenues par une attitude responsable et le sentiment partagé du besoin d’un cadre unitaire ? Quelles seront la quantité et la qualité des mobilisations sociales au cours du prochain mandat gouvernemental, certainement de Lula, et comment ces dernières pourront-elles nourrir une élaboration politique et programmatique mettant au centre le rôle de protagonistes des exploité·e·s et des opprimé·e·s ?

Le Front de gauche a été une première expérience. Va-t-il se poursuivre et sous quelle forme? Cela pourrait représenter une avancée s’il s’articulait autour d’objectifs précis visant à épauler des luttes, particulièrement face à l’imminence de la réforme du droit du travail et de la prévoyance sociale. A ce sujet, Conlutas et d’autres forces développent, dès maintenant, une campagne nationale.

Ni Alckmin ni Lula

Le premier tour passé, le choix du mot d’ordre de vote pour le second a, de suite, ouvert des débats. A cette occasion, les «principes» ou la «tactique» sont, fort souvent, invoqués et la chaleur de la discussion, durant un laps de temps, peut être entretenue assez aisément.

L’exécutif national du PSOL, dès le 3 octobre, prend position pour le vote nul. Le PSTU a fait de même, dès le 1er octobre 2006 (voir document publié ci-dessous), précipitant de la sorte les prises de position.

Dans sa déclaration, l’exécutif du PSOL souligne:

«Les candidatures en compétition dans le second tour défendent des politiques économiques néo-libérales et des réformes qui continueront à enlever des droits aux travailleurs, aux salariés des services publics et aux retraités brésiliens; et dans le domaine de l’éthique, les deux partis et coalitions représentés par Lula et Alckmin recèlent nombre de dirigeants et parlementaires mêlés à des pratiques de corruption, de vols, de trafics d’influence dans les gouvernements, de fraudes dans les adjudications et à d’autres délits contre le patrimoine ainsi que l’administration publics.

Le PSOL a fait une campagne avec Heloisa Helena en défendant les intérêts du peuple brésilien en faveur d’un gouvernement honnête et éthique, et pour un programme de changements profonds du modèle économique, politique et social du pays. Nous avons obtenu 6 millions de suffrages de la part des Brésiliens qui ont manifesté leur confiance dans nos propositions et notre programme de gouvernement afin de répondre aux revendications de la classe ouvrière et de la population paupérisée.

Au nom de cette partie des électeurs nous ne pouvons adopter une autre position que celle de dénoncer les candidatures d’Alckmin et de Lula comme des appuis à un modèle politique, économique et social injuste, dont l’autre facette est aussi la corruption généralisée, modèle qui maintiendra des millions de Brésiliens dans la misère et la dépendance des aumônes gouvernementales, sans dignité et sans perspective d’emploi comme de salaires meilleurs. En outre, quel que soit l’élu, le cadre politique national est déjà défini en faveur d’une alliance conservatrice de centre droit, avec le PT ou avec le PSDB, sans changement dans l’économie et dans le monde du travail, c’est-à-dire avec une continuité de soumission au capital financier, avec un excédent primaire [excédent budgétaire afin de pouvoir assurer le service de la dette], avec des taux d’intérêt élevés, ainsi qu’avec des coups portés aux salaires et le démontage des services publics. Il n’y aura ni réforme agraire, ni une politique de relance de l’emploi et des revenus des salariés comme de la classe moyenne.

Nous avons passé huit ans [à lutter] contre le gouvernement de FHC et ses politiques. Et quatre années de plus à dénoncer et à combattre le gouvernement Lula avec ses options de continuité du néo-libéralisme. Aujourd’hui, en deux jours, nous ne nierons pas ce que nous avons fait au cours de ces douze ans. La position du PSOL a valeur pour les affiliés au PSOL. Nos membres, dans le secret de l’urne, ont le droit de faire ce qu’ils veulent. Publiquement, ils ne le peuvent pas. Ni un député, ni une sénatrice, ni un conseiller municipal ou un dirigeant syndical ne peuvent se le permettre. Pour ces figures publiques [cette décision] est encore plus importante, parce que des déclarations dans la presse, d’une façon ou d’une autre, seront qualifiées comme une campagne [en faveur de Lula], et à ce propos notre résolution possède un caractère prohibitif [d’interdiction].»

Luciana Genro, dans une déclaration datée du 10 octobre 2006, faite à la Chambre des députés, précise: «Maintenant nous affrontons le deuxième tour. Il serait absolument incohérent de la part d’un quelconque dirigeant du PSOL de se prononcer en faveur d’une des deux candidatures. Durant toute notre campagne, nous avons dit qu’aussi bien Lula qu’Alckmin sont les deux facettes d’une même médaille. […] Par conséquent… nous disons au peuple brésilien: votez pour qui vous voulez, choisissez le candidat qui vous apparaît le plus adéquat, ou votez nul ou blanc, mais, indépendamment du choix électoral que vous faites maintenant, n’ayez aucune confiance, n’ayez aucune illusion que l’un des deux représentera des avancées pour les intérêts du peuple.»

Rien de très confondant à ce que cette prise de position ait suscité quelques réactions parmi les adhérents du PSOL, réactions qui peuvent aussi faire écho à la manière dont a été ressenti, suivant les Etats, l’impact de la campagne.

«Un jugement politique, pas une question de principe»

Au risque de simplifier, on peut énoncer les problèmes suivants. Tout d’abord s’est manifestée, chez certains militants, une irritation face à une décision adoptée dans un très bref laps de temps, sans une consultation plus large des membres ou d’une instance intermédiaire. Ensuite, dans ces conditions, l’interdiction d’énoncer publiquement une option différente de celle de l’exécutif a heurté divers membres. Par analogie aux ordres pontificaux, ils ont fait allusion au «silence obséquieux» imposé à des théologiens de la libération. Enfin, les positions différentes renvoient à des considérations multiples sur: l’appréciation des effets d’une victoire de Lula ou d’Alckmin (l’argument peut perdre de son intensité suivant l’évolution des probabilités de succès de Lula); les rapports futurs du PSOL avec des membres du PT suite à un vote nul; le sens même du vote au second tour, pour reprendre la formule de Milton Temer: «Le premier tour est un vote; le second un veto»; la fonction même du gouvernement Lula et de sa «machine de gestion de la crise capitaliste» pour ce qui a trait à l’organisation, ou à la désorganisation, des mouvements sociaux.

Ce dernier point est particulièrement mis en relief par le sociologue Ricardo Antunes, membre du PSOL. Après avoir souligné que, à l’évidence, «les candidatures de Lula et Geraldo Alckmin ne sont pas identiques», Antunes déclare:

«Le gouvernement Lula est une expression qui provient des luttes sociales et qui a fini par embrasser les options droitières de fond. Avec cela, Lula a agi en vue de désarticuler les luttes sociales… Le gouvernement Lula s’est montré très “compétent” pour déstructurer les forces de gauche brésiliennes qui ont été mises en pièces. Le défi du PSOL et des mouvements sociaux consiste à les regrouper à nouveau. La confusion engendrée par Lula est telle qu’il est tenu par les mouvements sociaux tantôt comme un ennemi, tantôt comme un allié, ou encore comme un gouvernement “en dispute” [où des options différentes s’affronteraient]. De la sorte, on ne sait plus apprécier quelle est l’option la moins néfaste. […] C’est la première fois que je vote nul. C’est une position difficile. Mais on ne peut pas faire l’impasse sur les énormes préjudices causés à la gauche et au mouvement populaire. Cela est fait sous des formes différentes que la droite. Pour ce qui est de FHC et d’Alckmin, ils cherchent à criminaliser le MST (Mouvement des sans-terre), ce que Lula ne pourrait faire; il embrouille ces mouvements. Aucune réforme agraire n’a été effectuée qui aurait égratigné la structure de l’agrobusiness et la concentration séculaire de la terre; mais il [le gouvernement Lula] a rendu les mouvements de lutte pour la terre dépendants des ressources gouvernementales. […] Je répète que nous n’acceptons cette «dualité» que l’ordre veut nous imposer: choisir entre deux propositions d’une alternative, qui en réalité sont semblables. Il est important de dire que cela n’est pas une question de principe, mas relève d’un jugement politique. Moi, à coup sûr, je ne voterai jamais PSDB; mais le PT doit une fois comprendre que, depuis maintenant et dans le futur, il y aura toujours une opposition à sa gauche qui est sortie du ghetto.» (Carta Maior, 13.10.2006)

Cette orientation peut s’avérer celle qui, dans les mois à venir, permettra le mieux de fixer le cadre du débat le plus approprié pour préciser les lignes de force programmatiques du PSOL et pour entreprendre des tâches que le Front de gauche pourrait s’assigner.

Une autre période

Sur la similitude substantielle des politiques économiques des deux candidats un consensus existe parmi celles et ceux qui critiquent la politique du gouvernement Lula. Toutefois, certaines personnalités du PSOL – de Chico Alencar à Plinio Arruda Sampaio, en passant par Chico de Oliveira – mettent en avant, au-delà des intentions particulières de chacun, un choix consistant à présenter une liste de revendications, plus ou moins étendue, à Lula. Sans une réponse claire de la part de ce dernier, Sampaio déclare que le vote nul s’imposerait. Oliveira tend plutôt à envisager l’utilisation d’une plate-forme revendicative minimale pour exercer, dans cette conjoncture déterminée, une pression sur Lula, ce qui devrait le conduire à renoncer au vote nul. On peut s’interroger sur l’efficacité de cette tentative, même exigeante, de «mise au pied du mur» d’une machine électorale luliste rompue à toutes les manœuvres. En outre, dans quelle mesure ces exigences ne suscitent-elles pas un espoir minime (et désarmant) d’un tournant dans la gestion d’un second gouvernement Lula et ne vont-elles pas à l’encontre de la qualification même qu’ils font de ce gouvernement, porteur de l’ordre capitaliste? D’ailleurs Sampaio, dans un débat à São Paulo, le 9 octobre 2006, a perçu le danger «de tromper le peuple» en laissant entendre que Lula pourrait mener une politique de gauche (Carta Maior, 10.10.2006). Par contre, initier une campagne unitaire, dès maintenant, sur quelques revendications dont l’urgence éclatera très vite relève d’un choix qui traduirait la volonté de prolonger le changement, fort modeste, des rapports de forces politiques que les résultats du Front de gauche ont mis en lumière.

Le MST n’avait pas donné de mot d’ordre de vote lors du premier tour. Joao Pedro Stedile n’avait pas manqué à cette occasion de souligner que, étant donné l’absence de projets différents, «le processus électoral tourne à une lutte pour des postes et entre groupes». Lors de ce second tour, la position a changé. Stedile déclare: «La bourgeoisie va s’unifier autour d’Alckmin, et la classe laborieuse, le peuple, doit s’unifier autour de Lula, indépendamment de ses propositions», car une victoire d’Alckmin prolongera la «durée de la période hostile» (Carta Maior, 5.102006). Stedile y ajoute des considérations sur l’impact international négatif pour l’Amérique latine d’une victoire d’Alckmin. Sa consigne de vote est objectiviste; elle ne dépend pas des «propositions» mises en avant par Lula durant le second tour. D’aucuns soulignent l’ambiguïté cultivée par la direction du MST étant donné, entre autres, sa relative dépendance matérielle envers le gouvernement. Ce qui est certainement un élément à prendre en compte.

Mais, vu sous un autre angle, se dégage l’impression que plus d’un représentant de mouvements sociaux mesure l’ampleur des difficultés auxquelles ils s’affrontent. Une relance de mobilisations, dans le contexte socio-économique présent, nécessitera un type d’accumulation de forces et d’expériences qui ne s’inscriront plus dans le cycle des attentes structurées sur, d’une part, les initiatives prises par un gouvernement du PT avec ses alliés (de droite) et, d’autre part, sur des mobilisations jouant un rôle d’aiguillon.

Une autre période s’ouvre (ou était déjà ouverte). Il serait ainsi illusoire, au plan politique, d’envisager un remake du PT des années 1970-1980. Au même titre, ce serait faire preuve de myopie que de ne pas concentrer l’attention et l’action sur les contenus et les formes que prennent et prendront – dans une mixité de nouveau et d’ancien – les «révoltes» des opprimé·e·s et des exploité·e·s. Elles exploseront dans un contexte national et international où s’affermit une mise en concurrence des salarié·e·s et des couches laborieuses à l’échelle mondiale, quasi en temps réel. Or, le revers de cette vaste reconfiguration n’est autre qu’une ségrégation socio-spatiale accentuée, construite par ce déchaînement. Ce qui devrait requérir la difficile articulation d’initiatives politiques et sociales reposant, elles, sur ce qui s’institue comme propre et universel dans ces révoltes. (17 octobre 2006)

1. Le MES (Mouvement de la gauche socialiste) pour Luciana Genro; le Courant socialiste des travailleurs (CST) pour Baba et une fraction tout à fait minoritaire de la Démocratie socialiste (actuellement au sein d’un courant plus large et représentatif: Enlace) pour Heloisa Helena.

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Manifeste du PSTU en faveur du vote nul
[1er octobre 2006]

Le second tour annonce une énorme polarisation électorale dans le pays. Lula et Alckmin s’acheminent vers une bataille serrée. Une élection qui était pratiquement gagnée par Lula au premier tour s’est transformée en une bataille aiguë en raison des deux erreurs grossières du président et du PT qui ont causé un séisme dans la campagne: le montage du dossier contre José Serra et son absence lors du débat sur la chaîne de télévision Globo.

En ce moment, même les travailleurs les plus conscients ne savent plus s’ils doivent ou non appuyer Lula contre Alckmin. L’on entend parmi eux: «Malgré tout, Lula était ouvrier, et Alckmin représente la bourgeoisie.» Ou encore: «Lula est mauvais, mais il est de gauche, alors qu’Alckmin est de droite.»

Nous respectons l’opinion et le sentiment de ces travailleurs, mais nous désirons expliquer pour quelle raison nous pensons que les travailleurs ne devraient appuyer ni Alckmin ni Lula et pourquoi nous défendons le vote nul au second tour.

Alckmin est le candidat de la droite traditionnelle, corrompue et anti-ouvrière

Nous partageons avec beaucoup de travailleurs le rejet des banquiers, de la droite, d’Alckmin et du PSDB-PFL [Parti social-démocrate brésilien – Parti du Front libéral]. Alckmin est un candidat bourgeois, appuyé par une partie des banquiers et de la droite traditionnelle. Toute personne qui se souvient de ce que fut le gouvernement Fernando Henrique [FHC] ne peut renoncer à répudier sa nouvelle version sous les traits d’Alckmin.

Celui-ci a beau jeu de se dire «contre la corruption» et «pour le développement économique», mais il représente la continuité du gouvernement FHC, responsable de l’un des plus grands (si ce n’est LE plus grand) des scandales de corruption de tous les temps. Seulement avec les privatisations de la Vale do Rio Doce [la principale entreprise minière du Brésil, présente sur tout le continent] et de la Telebrás, le pays a été spolié à hauteur d’environ 220 milliards de reais, ce qui représente la moitié de l’actuelle dette extérieure. Cet argent est allé enrichir les multinationales et les politiciens du PSDB et du PFL.

Le «développement» défendu par Alckmin est le modèle néo-libéral du FMI, imposé par les gouvernements Collor et FHC et aussi, malheureusement, par Lula. C’est un projet qui met à mal la souveraineté du pays, qui privatise les entreprises d’Etat et la santé, donne des milliards aux banquiers et aux grandes entreprises et qui retire des droits et de l’argent aux travailleurs.

…mais Lula ne représente pas les intérêts des travailleurs

La polarisation existant entre Lula et Alckmin ne se trouve pas entre les travailleurs d’un côté et le capital de l’autre. Le gouvernement de Lula n’a malheureusement pas gouverné en faveur des travailleurs et de la majorité du peuple, mais en faveur des banquiers et des grandes entreprises.

Les miettes distribuées dans le cadre de la bourse-famille ont la même explication et le même objectif que les programmes «sociaux» des gouvernements de droite dans le monde entier: garantir une base électorale et l’acceptation du modèle néo-libéral. Ils veulent que le peuple se satisfasse de très peu de chose et accepte ainsi un plan économique au service des banquiers, des entrepreneurs et des latifundistes.

Ce n’est pas par hasard que les banquiers et la bourgeoisie sont divisés dans ce second tour. Lors des élections [municipales] de 2004, les banquiers et les grands entrepreneurs ont financé autant le PT que le PSDB et maintenant ils parient sur Lula et sur Alckmin. Jusqu’à Olavo Setúbal (le patron de la banque Itaú), qui a reconnu que c’est égal qui gagnera.

Bush lui, le plus grand représentant de l’impérialisme, continue à appuyer Lula dans le gouvernement duquel il existe de grands représentants de la bourgeoisie et de la droite, comme José Alencar (patron de la plus grande entreprise textile du pays) ou Henrique Meirelles (Banque de Boston).

Alckmin est de droite et Lula n’est pas de «gauche»

Dans le passé, Lula fut de gauche, mais aujourd’hui il fait une politique de droite. Comment pouvons-nous définir un gouvernement qui a suivi le même plan néo-libéral que FHC ? Est-il de gauche ? Comment définir un gouvernement qui envoie des troupes en Haïti au service de Bush ? Est-il de gauche ? Comment définir celui qui a des alliés comme José Sarney, Maluf et Jader Barbalho ? Quant à la corruption effrayante du gouvernement Lula, n’est-elle pas la même que celle de la droite ?

La réalité est la suivante: autant Lula qu’Alckmin sont des représentants de la grande bourgeoisie et de la droite dans ce pays. Malgré le fait que Lula soit d’origine ouvrière et de gauche, celui-ci défend les mêmes plans qu’Alckmin. Le vote pour Lula est un vote pour quelqu’un qui va attaquer durement les travailleurs avec des réformes sur le code du travail et la sécurité sociale.

Lula et Alckmin vont attaquer les travailleurs. Il nous faut organiser la lutte !

La Chambre des députés a déjà approuvé, sur proposition de Lula, le décret du Supersimples qui retire aux travailleurs des microentreprises le droit au treizième salaire et aux vacances. Les patrons de ces entreprises peuvent, en alléguant des difficultés financières, retirer ces droits historiques aux travailleurs [plus de 95% des entreprises relèvent de la catégorie micro ou petites au Brésil].

Autant Lula qu’Alckmin se sont déjà engagés à élargir cette réforme en direction de tous les travailleurs. L’argument est le même que celui utilisé par les gouvernements de droite dans le monde entier: «Le retrait de ces droits stimule les investissements.» Un mensonge, confirmé dans tous les pays dans lesquels la réforme du code du travail s’est déjà faite. Les patrons des entreprises ont empoché un bénéfice accru et il n’existe aucun «développement» supplémentaire.

L’autre réforme, déjà définie autant par Lula que par Alckmin, c’est celle de la prévoyance sociale. L’objectif est d’élever l’âge minimal de la retraite à 65 ans.

Il existe une énorme bataille électorale entre Lula et Alckmin. Mais il n’existe aucune différence entre leurs projets contre les travailleurs, parce que les deux défendent les mêmes propositions exigées par les grandes entreprises. Si Lula représentait les travailleurs et Alckmin la bourgeoisie, alors il y existerait des différences dans leurs programmes. Mais il n’en existe aucune.

Le vote nul constitue la véritable alternative

Nous affirmons que le fait de voter pour Alckmin revient à accepter le retour de la droite traditionnelle qui essaie de profiter du manque de mémoire du peuple en relation au gouvernement de FHC.

Nous affirmons que le vote pour Lula constitue un chèque en blanc en faveur de quelqu’un qui a déjà démontré qu’il servait les intérêts des banquiers et qui est en train de préparer une attaque massive contre les travailleurs au cas où il est réélu.

Le vote nul n’indique pas seulement le manque d’alternatives électorales pour les travailleurs dans ce second tour. Un grand nombre de votes nuls affaiblirait les deux candidatures ainsi que le futur gouvernement élu.

Nous avons été ensemble avec le PSOL et le PCB au sein du Front de la gauche au premier tour des élections en soutenant la candidature d’Heloisa Helena. Nous appelons ces partis, ainsi que les militants indépendants, à défendre avec nous la position du vote nul au second tour.

 

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