Par Marcelo Aguilar
Le pire massacre policier de l’histoire du Brésil a une fois de plus révélé la brutalité d’une politique dite de sécurité publique qui utilise les corps massacrés comme programme et une tribune politique.
L’opération policière sanglante menée dans les favelas d’Alemão et de Penha, dans le nord de Rio de Janeiro, a bouleversé le pays et fait le tour du monde en raison de sa brutalité: au moins 119 personnes ont été tuées. Certaines ont été égorgées, d’autres exécutées d’une balle dans la nuque. À l’heure actuelle, il s’agit déjà du plus grand massacre commis par la police au Brésil, dépassant le massacre mémorable de Carandiru, en 1992, lorsque des troupes de la police militaire ont assassiné 111 prisonniers dans la prison du même nom, dans le nord de São Paulo, déclenchant une réaction en chaîne dans toute la ville.
L’objectif déclaré de l’opération de cette semaine était de capturer le principal chef du Comando Vermelho (CV), Edgar Alves de Andrade, connu sous le nom de Doca, en fuite depuis sept ans. Le trafiquant est considéré comme le principal dirigeant du CV dans le complexe de Penha, responsable de son extension dans divers quartiers de la capitale carioca et du trafic de drogue dans la favela. Au moment de la rédaction de cet article aucune information n’avait été communiquée concernant la capture de Doca. Il n’y avait pas non plus d’informations sur les territoires récupérés par l’État sur la faction. Ce qui est certain, c’est que tôt lundi matin, près de 2500 membres des forces de choc de la police de Rio sont entrés fortement armés dans ces quartiers et ont emmené les suspects vers les zones plus montagneuses et boisées de la région ironiquement appelée «sierra de la Misericordia» (montagne de la Miséricorde). Là, des groupes préalablement postés du Bataillon des opérations spéciales, le célèbre BOPE, auraient exécuté les prisonniers. Les corps ont été abandonnés puis emportés à l’aube par les habitants de la zone, qui les ont déposés au milieu de la rue. Les images de cette scène effroyable ont fait le tour du monde.
À ce jour, on dispose de peu d’informations sur l’identité des personnes décédées. La police de Rio affirme qu’en l’absence de spécialistes, elle se base sur des informations générales, telles que les vêtements, l’heure et le lieu, pour affirmer qu’il s’agit sans aucun doute de «criminels». Le secrétaire de la police militaire de Rio de Janeiro, Marcelo de Menezes, a déclaré que s’il n’y avait pas d’images des événements, c’était parce que les caméras corporelles portées par les policiers étaient à court de batterie… Cláudio Castro, gouverneur de Rio de Janeiro et allié de l’ancien président Jair Bolsonaro, a salué l’opération comme «un succès total» et a déclaré qu’il n’y avait eu que quatre victimes: les quatre policiers décédés!
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Le gouvernement de l’Etat de Rio et la police ont également déclaré qu’il s’agissait d’une opération planifiée pendant 60 jours et basée sur une enquête de plus d’un an.

Gabriel Feltran, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France, spécialiste en ethnographie urbaine et en sociologie de la criminalité et de la violence, et auteur du livre Irmãos: uma história do PCC, [Primeiro Comando da Capital-PCC, structure criminelle «d’autodéfense» créée en 1993, une année après la tuerie de Carandiru] a déclaré à Brecha qu’en vantant le succès de l’opération, les autorités ne laissaient que deux possibilités: «Soit c’est un mensonge, et elle n’a pas été planifiée et tout a dérapé – d’où une telle tuerie –, ou bien, au contraire, elle a été planifiée pour qu’il en soit ainsi, afin de tuer. L’une ou l’autre: soit nous sommes face à une incompétence absolue, soit face à une politique délibérée d’extermination». Gabriel Feltran met l’accent sur la notion de sécurité publique qui prédomine au Brésil: «Elle est conçue comme une guerre.
Les assassinats de prisonniers, les exécutions de délinquants sont célébrés comme s’il s’agissait de pertes ennemies. Légalement, nous ne sommes pas en guerre civile, nous vivons dans un régime démocratique, mais c’est ce grand dévoiement conceptuel qui conduit les forces de sécurité à commettre toutes ces atrocités».
Controverses
À peine l’«opération» policière terminée, le gouverneur de Rio a accusé le gouvernement fédéral de l’avoir «laissé seul» dans la lutte contre l’insécurité publique, affirmant qu’il avait demandé de l’aide et qu’elle lui avait été refusée. Il a été contredit par le ministre de la Justice, Ricardo Lewandowski, et a dû admettre que ce qu’il avait, en réalité, demandé était la fourniture de véhicules blindés. Le gouvernement fédéral a refusé, arguant qu’il ne pouvait répondre à une telle demande qu’en recourant à la Garantie de la loi et de l’ordre, une disposition qui ne s’applique que lorsque l’État est incapable d’assurer la sécurité. Ricardo Lewandowski lui-même a reconnu que ce n’était pas le cas. Le président Luiz Inácio Lula da Silva a exprimé son opposition à l’utilisation de ce recours. Après consultation du Conseil national des droits de l’homme, le ministre de la Cour suprême fédérale, Alexandre de Moraes, a demandé des explications sur l’opération au gouvernement de Rio de Janeiro.
La droite brésilienne a unanimement salué l’opération policière et la mort des suspects [1]. «Não foi chacina, foi faxina» («Ce n’était pas un massacre, c’était un nettoyage») est devenu l’un de ses slogans les plus utilisés. Les gouverneurs des États alliés à Bolsonaro, parmi lesquels des candidats à la présidence tels que celui de São Paulo, Tarcísio de Freitas, celui de Minas Gerais, Romeu Zema, et celui de Goiás, Ronaldo Caiado, se sont rapidement et clairement prononcés en faveur de Claudio Castro et lui ont offert leur «solidarité». Les trois ont même laissé entendre qu’ils pourraient envoyer des troupes à Rio.
À gauche, c’est l’indignation qui a prédominé, et au sein du gouvernement, l’inquiétude. La réaction de Lula a laissé beaucoup de gens perplexes. «Nous ne pouvons accepter que le crime organisé continue de détruire des familles, d’opprimer les habitants et de répandre la drogue et la violence dans les villes. Nous avons besoin d’un travail coordonné qui frappe le cœur du trafic de drogue sans mettre en danger les policiers, les enfants et les familles innocentes», s’est contenté de commenter le président Lula dans un message.
De telles actions, en plus d’être criminelles, sont totalement inefficaces si l’on cherche réellement à combattre le pouvoir des groupes criminels, a déclaré la journaliste Cecília Olliveira, directrice de l’Institut Fogo Cruzado, spécialisé dans ces questions. «Si tuer autant de personnes fonctionnait, le Brésil serait la Suisse», a-t-elle déclaré sur CBN. «Cela fait 40 ans que nous faisons cela dans ce pays: lutter contre la criminalité en générant davantage de criminalité. Sans aucune efficacité. Au contraire: de telles actions sont contre-productives, elles génèrent des réactions et davantage de militarisation. Il est évident que le contrôle territorial armé par les groupes criminels est un problème grave. Mais il existe déjà des données et des preuves évidentes que cette politique publique ne fonctionne pas», nous a déclaré Gabriel Feltran. Et d’ajouter: «Nous savons que les personnes qui meurent dans la ligne de mire d’un côté ou de l’autre sont remplacées dès le lendemain. Le contrôle territorial exercé par le Comando Vermelho ne change pas, rien ne change. Ce que l’on fait, c’est verser beaucoup de sang dans la favela pour assouvir la soif de l’opinion publique d’une guerre qui «nettoie» le pays.» (Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 31 octobre 2025; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Remarque. Et pas seulement au Brésil. En Argentine, le mileinarisme a célébré le massacre. Ici (en Uruguay), le sénateur blanc Sebastián da Silva a fait l’un de ses commentaires habituels pleins d’élégance: «Un jour, nous ferons quelque chose de similaire ici.»

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