Le Tribunal fédéral suprême du Brésil face au scandale de corruption du «mensalão»

imagePar Valerio Arcary

«Le Tribunal fédéral suprême du Brésil (STF) vient d’accepter les recours déposés par 12 des 25 condamnés dans ce qu’on a appelé le jugement du siècle”, accusés d’intégrer un réseau de paiement de pots-de-vin à des législateurs alliés du gouvernement de l’ex-président Lula», comme nous en informe Ana Maria Pomi depuis São Paulo, dans l’hebdomadaire uruguayen La Brecha du 27.09.2013. L’auteure précise: «L’acceptation des recours par une faible marge de 6 voix à 5 dans le Tribunal fédéral suprême  repousse d’une année l’examen en cassation du jugement qui condamna chefs d’entreprise, banquiers, politiques et chefs historiques du Parti des travailleurs (PT). Les recours prévoient la révision des peines pour les cas où les condamnés ne furent pas jugés coupables à l’unanimité et avec au moins 4 votes favorables à leur non-culpabilité. Cela ne signifie pas cependant que les peines vont être nécessairement réduites ou annulées. Parmi ceux qui ont présenté les recours se trouvent les emblématiques leaders du PT: José Dirceu – ex-main droite de Lula da Silva –, l’ex-président du parti et actuel député fédéral José Genoino, l’ex-trésorier de cette force politique Delubio Soares et l’actuel député et ex-président de la Chambre basse João Paulo Cunha. Figure aussi Marcos Valerio de Souza, condamné à plus de 40 ans de prison et considéré par l’autorité  de surveillance des opérations financières comme “l’opérateur financier” du réseau de corruption connu sous le nom de «mensalão» [pots-de-vin mensuels]. Ces paiements mensuels s’opéraient en faveur de députés [alliés au PT] à travers une caisse noire du PT alimentée avec de l’argent non déclaré au fisc et avec des ressources publiques détournées. Les délits qui seront révisés sont ceux d’«association de malfaiteurs» – dont sont accusés entre autres Dirceu, Genoino et Soares – et de «recyclage d’argent» imputé à Cunha, parmi d’autres. Après un premier tour qui en resta à 5 votes à 5, le mercredi 18 septembre , il est revenu au doyen du Tribunal fédéral suprême, le ministre Celso de Mello, de départager le vote qui a tenu en haleine le Brésil… Cette affaire a divisé les juristes, a amené la presse brésilienne à prendre parti de manière ouverte et a plongé la population dans une sorte de “deuil” face à la sensation d’impunité qui domine quand il s’agit de juger les “riches et puissants”.»

Ci-après nous publions un article de Valerio Arcary, écrit avant le résultat de l’arbitrage du Ministre Celso de Mello et qui tente de cadrer cet épisode de corruption de la haute direction du PT, ce parti qui fut la représentation parlementaire du mouvement syndical des travailleurs et des mouvements sociaux des années 1980, dans une perspective qui évite un jugement faussé par un impressionnisme de conjoncture. (Rédaction A l’Encontre)

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Le Tribunal fédéral suprême du Brésil (STF) décidera, finalement, s’il y aura ou non un second jugement de l’affaire du «mensalão». Le plus probable est qu’il se prononce en faveur des recours . La direction du PT admet qu’elle a réalisé un crime électoral de Caisse noire (Caixa 2), mais elle avertit qu’elle n’a pas utilisé d’argent public pour assurer  l’obtention de la majorité des voix à l’Assemblée nationale pour le gouvernement Lula. Elle revendique le bénéfice du doute. Cette argumentation est hypothétique; et aussi précaire, incertaine et douteuse. C’est-à-dire quasiment  indéfendable. Elle a comme objectif unique d’obtenir une réduction des peines pour éviter la prison effective de quelques-uns de ses leaders, c’est-à-dire l’humiliation maximale, et qui serait une défaite symbolique importante pour le PT de la présidente Dilma Rousseff.

Paradoxalement, la décision d’un second jugement et la possible réduction de peine favoriseraient la direction du PSDB (Parti de la social-démocratie brésilienne). En effet, la direction de ce parti est très préoccupée, et avec de bonnes raisons pour cela, par le procès du scandale du «mensalão» dans l’Etat du Minas Gerais, organisé en 1998 par Marcos Valerio lui-même. Or, ce dernier a été, par la suite, le bras droit de Delubio Soares. Le jugement de cette affaire qui touche le PSDB est prévu en 2014. Il doit se transformer en cauchemar pour Aécio Neves, l’héritier politique d’Eduardo-Azeredo, qui fut le président national du PSDB après avoir laissé le Palais de la liberté à Belo Horizonte, siège du  gouvernement de l’Etat du Minas Gerais.

Quand la direction du PT décida, à l’initiative directe de Lula lors de la campagne de 1994, d’accepter l’argent des grandes entreprises, le destin du PT était scellé. Le «tout est bon» pour l’élection comportait dès le début une dynamique tragique. Ce n’était finalement qu’une question de temps pour que le PT évolue du financement «légal» des monopoles vers un système de Caisse noire (à l’exemple des partis traditionnels) et, ensuite, vers le transfert des ressources ramassées pour les partis alliés, par le système des pots-de-vin mensuels afin de s’assurer une majorité au Congrès. Cela culmina, ce qui est sordide, avec l’enrichissement personnel de quelques-uns de ses chefs. La direction du PT a parcouru  en dix ans une trajectoire que la social-démocratie a mis quelque cent ans à accomplir. Mais tout cela fut aussi une triste évolution.

Les leaders du PT qui étaient à la tête de l’opération financière qui culmina dans la fraude organisée par Marcos Valerio auprès des banques, mise en place par Delubio Soares et pilotée par José Dirceu, ne méritent donc aucune solidarité. En même temps, l’hypocrisie qui entoura tout le cirque du jugement de ce scandale des pots-de-vin mensuels (mensalão) au STF est méprisable, abjecte et répugnant, parce que la direction du PT n’a absolument rien fait là de nouveau dans la vie politique nationale.

Capitalisme et corruption

Rappelons, alors, ce que l’histoire et le marxisme nous ont laissé comme éléments fondamentaux concernant la corruption. D’abord, le plus important: il n’a jamais existé de capitalisme sans corruption.

Capital et Etat ont toujours été unis à travers les complicités les plus variées. Depuis l’aube des Républiques italiennes, pionnières, quand l’Europe récupéra sur l’Islam le contrôle des lucratives routes commerciales de la Méditerranée, en passant par la conquête de l’Amérique par les couronnes ibériques (Espagne, Portugal), sans oublier les presque cent cinquante années de dispute entre Londres et Paris pour la suprématie sur le marché mondial: la corruption était là, dans tous les ports, dans tous les tribunaux, dans toutes les cours, dans toutes les langues.

La corruption n’a jamais été le privilège des «Latinos», ni des Chinois, ni des Arabes. Depuis le XIXe siècle, elle parla surtout les langues latines modernes (espagnol, portugais, français) ou l’anglais; achetant des faveurs, déplaçant des concurrents, dribblant les lois, subornant des autorités, obtenant des postes. La force de l’argent ouvrant les portes du pouvoir, et la domination de l’Etat favorisant les coffres de la richesse.

Quand nous argumentons que capitalisme et corruption ont toujours marché main dans la main, beaucoup nous demandent si la corruption ne serait pas inévitable dans n’importe quelle société. Parce que, finalement, personne n’ignore que tant en URSS qu’en Chine, les bureaucraties étatiques se vautraient et se vautrent dans les privilèges, dribblant toutes leurs propres lois. La corruption ne serait que l’expression des sombres incohérences de la nature humaine.

Les socialistes défendent l’idée qu’il n’existe pas de fatalisme dans la condition humaine qui nous condamne à la corruption. Ainsi il a existé des sociétés qui n’ont pas connu l’exploitation de l’homme par l’homme (au sens du mode de production féodal ou capitaliste) et elles ont ignoré aussi la corruption. La corruption est une maladie économico-sociale et elle s’explique en fonction de circonstances historiques. Personne n’est, naturellement, corruptible ou corrupteur. Certaines personnes sont devenues des corrompus en fonction de calculs de risques et de bénéfices.

La compréhension qu’au Brésil l’appropriation privée de l’Etat par le monde des affaires a toujours plongé ses racines dans l’impressionnante inégalité économique et sociale est clef pour garder le sens des proportions devant la chute morale de la haute direction du PT. En se transformant, à partir de 1988, en un parti dont la vocation est la gestion de l’Etat, sans menacer le capitalisme, le PT a scellé son destin.

Un programme d’adaptation à la gestion d’un capitalisme qui ne croît quasiment pas, ou qui croît très lentement, est plein de «disproportions» dans une société où l’inégalité sociale demeure obscène, où la mobilité sociale diminue peu à peu depuis un quart de siècle (c’est-à-dire un réformisme sans quasiment aucune réforme). Dans ce contexte, il ne peut éviter la dégénérescence éthique. La sagesse orientale enseigne que le poisson meurt par la bouche. Déjà le Père Antonio Vieira (jésuite portugais décédé à Salvador de Bahia en 1697) disait que le poisson pourrit par la tête. Le marxisme avertit que la tête n’est pas immunisée de la pression du sol sur lequel que les pieds prennent appui.

Le PT a choisi la voie de la social-démocratisation qui a déjà été empruntée en Amérique latine par beaucoup d’autres, y compris par des organisations qui ont été à la tête de révolutions démocratiques comme les sandinistes. Si même les partis qui se sont formés dans la sévère austérité des conditions de la lutte armée contre des dictatures – comme le FSLN au Nicaragua ou le Front Farabundo Marti au Salvador – se sont découverts vulnérables face à la pression politique et sociale de la démocratie libérale quand ils ont accepté de se transformer en partis électoraux, il paraît inévitable que le PT, qui est né comme un parti électoral, soit la proie facile de la corruption endémique de l’Etat brésilien.

La domination du Capital a toujours reposé sur l’association légale et/ou illégale, et donc toujours illégitime et immorale, de la richesse et du pouvoir. Tous les partis liés au régime démocratique-électoral et, pour cela, financés par le capital ont été attirés, en tout temps et tout lieu, par la force de l’argent. Dans les cent dernières années, à l’échelle mondiale, l’immense majorité des instruments de représentation politique des travailleurs, des pays centraux ou de la périphérie, quand des régimes démocratiques se sont consolidés, furent absorbés par la pression de l’électoralisme.

La social-démocratie européenne avant la Première Guerre mondiale, ou les partis euro-communistes après les années 1960, bien avant le PT, ont confirmé que la construction de digues ou filtres immunitaires  face aux pressions de forces sociales hostiles est très difficile politiquement, complexe socialement ainsi que du point de vue organisationnel. Ils ont dégénéré, absorbant outre les méthodes de l’électoralisme, ses vices. Ses dirigeants, qu’il s’agisse du SPD en Allemagne ou du Labour en Angleterre, ou du PCF en France et du PCI italien, ont connu, d’abord dans les parlements  et après dans les ministères, un processus d’ascension économique et d’adaptation sociale irrécupérable.

Adaptation politique et dégénérescence bureaucratique

Admettons, cependant, que les privilèges des appareils socio-démocrates n’ont été que l’antichambre d’aberrations encore plus graves. Si les méprisables excentricités de la bureaucratie russe ne suffisaient pas, comme la collection d’automobiles de Brejnev, ou la comique succession de type monarchique – au nom du socialisme – du régime totalitaire de la Corée du Nord, la gauche du XXe siècle a connu la dégradation de la course à l’assaut des belles villas du Nicaragua par les sandinistes [en particulier lors de leur défaite électorale en 1990].

Des pressions sociales dans des sociétés inégalitaires ne doivent donc jamais être sous estimées: ceux qui se laissent entraîner politiquement, assimilent les méthodes de la politique bourgeoise – où tout est marchandise, y compris le vote – et, finalement, succombent à un mode de vie ostentatoire. C’est ce qu’avouent les principaux leaders du PT quand, de manière presque grotesque, ils évoquent l’absolution sous prétexte qu’ils étaient en train d’agir selon «les règles du jeu».

Quand le publicitaire qui créa le slogan «Lulinha paz et amor» (Lula paix et amour) avoua ses péchés, il enfonça là, ironie de l’histoire, une dague dans le cœur de la direction du PT. Pourtant garder en tête le cadre historique est indispensable sous peine de succomber à des analyses déformées par les impressionnismes de conjoncture. Seule une perspective plus ample permettra d’expliquer comment le parti politique qui fut l’expression électorale du mouvement ouvrier syndical et de la majorité des mouvements sociaux brésiliens dans les années 1980 s’est transformé, à partir de sa plus haute direction, de façon irrécupérable en cet effrayant amalgame d’arrivistes et d’escrocs. Le thème de la bureaucratisation des partis de travailleurs salariés dans des sociétés urbaines demeure un phénomène polémique. En analysant il y a cent ans en arrière la social-démocratie, Lénine eut recours au concept d’aristocratie ouvrière pour tenter d’expliquer la croissante différentiation sociale dans le monde du travail, au passage du XIXe siècle au XXe et pour tenter de comprendre pourquoi une majorité des bases sociales et électorales de la social-démocratie appuya  ses respectifs gouvernements, au début de la guerre de 1914.

Cependant, on se souvient moins que Lénine avait prévu que cet appui serait éphémère, même parmi les secteurs de la classe des travailleurs qui avaient obtenu des concessions dans l’étape historique antérieure. L’«aristocratisation»  d’un segment de la classe ouvrière était comprise par la gauche marxiste comme un phénomène essentiellement économique et social, alors que la gigantesque croissance de l’appareil syndical et des fractions parlementaires absorbées par l’Etat était discutée comme un processus essentiellement, politico-social.

Aristocratie ouvrière et bureaucratie syndicale-parlementaire n’étaient pas identifiées comme un même phénomène social, parce que l’aristocratie, un concept relatif aux conditions matérielles et culturelles d’existence de la classe des travailleurs de chaque pays, demeurait un secteur appartenant à la classe, même privilégié. Quant à la bureaucratie des appareils qui s’appuient sur les travailleurs elle serait une caste extérieure au prolétariat. L’expérience du PT et de la CUT est une confirmation presque caricaturale de ce pronostic. (Traduction de Jean Puyade pour le site A l’Encontre)

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Valerio Arcary est professeur à l’Institut fédéral de l’Education, de la Science et de la Technologie (IF/SP) et docteur en histoire de l’Université de São Paulo (USP). Cet article a été publié dans Correio da Cidadania.

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