Entretien avec Valério Arcary
A votre avis, dans quelle mesure la divulgation des scandales du «mensalão» [«mensualités» versées – sous la responsabilité du bras droit de Lula: José Dirceu – à divers élus afin d’acheter leurs votes; le procès a eu lieu et la Cour suprême a condamné J. Dirceu à une lourde peine de prison, cela pour la première fois au Brésil dans ce «genre de pratiques» de corruption] a-t-elle affecté la politique brésilienne, en 2005, et durant le procès en 2012 ? Quelle est l’importance de cette affaire pour l’histoire politique du pays?
L’importance a été dévastatrice et le demeure. Dans une perspective historique, la crise du « mensalão » comporte deux dimensions. En premier lieu, l’épisode est démoralisant pour le PT (Parti des Travailleurs) et l’ensemble de son orientation, et les séquelles sont et seront inéluctables. Il ne sera plus possible comme auparavant pour le PT de capter des militants et des activistes honnêtes. La relation du PT avec les mouvements sociaux, particulièrement avec le mouvement syndical, estudiantin, populaire de lutte pour le logement, paysan de lutte pour la réforme agraire, de femmes et de noirs, ne sera plus la même que celle qui existait avant l’élection de Lula et la crise du « mensalão »: à savoir celle d’une hégémonie incontestable.
En second lieu, la direction politique du PT a été décapitée en 2005 pour préserver Lula et sauver son propre gouvernement de coalition dirigé par le PT, ainsi que le parti lui-même bien sûr. Zé Dirceu remplissait le rôle de « premier ministre » dans un régime présidentialiste et pouvait, éventuellement, être un futur candidat à la présidence. Comme figure politique, il a été détruit, politiquement, par la répercussion de la dénonciation. Il a été durement affecté à l’interne du PT, mais il a sauvé Lula. Former une nouvelle direction sera, pour le PT, immensément plus compliqué que de trouver un candidat gagnant pour la mairie de São Paulo, comme Fernando Haddad. Une direction individuelle de Lula, de type caudilliste, est un anachronisme archaïque. Je ne crois pas que la gauche brésilienne soit si arriérée.
Certains médias de la presse écrite en viennent à caractériser l’affaire du «mensalão» comme étant la plus grosse affaire de corruption de l’histoire brésilienne. Êtes-vous d’accord avec cette théorie ?
Non. Quand la presse commerciale bourgeoise se livre à ce type d’évaluation, cela me donne la nausée. Parce que je sais que le message qu’il faut lire entre les lignes est du venin de classe qui signifie: «Regardez les dirigeants de la gauche de la classe ouvrière qui lèchent le miel, ne faites plus jamais confiance à des travailleurs, votez pour les riches, qui eux nous volent moins».
Ce qui ne veut pas dire que je me solidarise avec la direction du PT. Simplement, je ne suis pas d’accord avec ce jeu du «corruptomètre» qui cherche à déterminer qui a le plus détourné de fonds publics pour financer des campagnes électorales. Cela a toujours été un petit jeu très prisé de la politique bourgeoise au Brésil.
Ce qu’il y a de nouveau dans cet épisode, c’est que le réseau a été monté par le PT. On savait déjà que le PT était un parti de réformes du capitalisme, financé depuis 1994 par les entreprises. Ce que l’on a découvert, c’est que tout cela était bien pire encore. La dénonciation du «mensalão» a révélé, publiquement, l’existence d’un schéma sophistiqué de détournement de fonds et d’achat de votes de fractions parlementaire qui constituent une des plaies d’un régime politique qui a alimenté, avec l’appui unanime de la bourgeoisie, l’inflation des coûts des campagnes électorales brésiliennes à des niveaux stratosphériques.
Il n’y a rien de nouveau dans cet épisode si ce n’est qu’il a été rendu public. Le gouvernement du PSDB [Parti de la social-démocratie brésilienne] de FHC (Fernando Henrique Cardoso) avait déjà acheté des votes pour faire passer l’amendement constitutionnel qui a introduit sa réélection. Cela constitue un coût collatéral du régime présidentiel de coalition très réactionnaire que nous avons.
Avec des polémiques d’une telle profondeur autour de l’un des partis les plus importants de la tradition de gauche brésilienne, doit-on penser que toute la gauche se verra éclaboussée, ainsi que la politique en général ?
Oui, dans une certaine mesure, c’est bien de cela qu’il s’agit, ce qui est très triste et injuste. La direction du PT a non seulement été obligée de reconnaître la manière dont elle-même se finançait, mais aussi celle dont elle aidait à financer les partis à sa solde, partis qu’elle a attirés vers elle afin de s’assurer une gouvernabilité au Congrès National. L’argent, et toujours l’argent, s’est donc substitué au rôle de la mobilisation et de l’organisation populaire. Et cela parce qu’il était impossible pour quelque organisation populaire que ce soit de mobiliser autour de réformes réactionnaires qui retiraient des droits, comme la réforme de la Prévoyance sociale.
La démoralisation du PT atteint, bien que partiellement, la gauche dans son ensemble et diminue l’autorité de quiconque se présentera devant la nation en tant que porte-parole des intérêts du prolétariat. S’il est vrai que l’opposition de droite, d’entente avec une bonne partie de la presse, de la télévision et de la radio, exploite politiquement le jugement du «mensalão», il est également vrai que le PT lui-même a creusé le scandale de ses propres mains, en s’inspirant des méthodes politiques des partis bourgeois.
La crise du PT va durer longtemps. Une étape où la lutte politique devra être plus centrale, sera encore nécessaire pour qu’il puisse renaître. Car, ce qu’il y a de vieux et de décadent ne disparaît pas de lui-même. Cela résiste. Une nouvelle étape politico-historique s’est ouverte avec le début de la fin de l’hégémonie pétiste dans les secteurs organisés de la classe ouvrière. C’est un processus lent, pour de nombreuses raisons.
Nous n’avons, par exemple, pas encore vu de nouvelles vagues de luttes nationales, quelque chose de semblable à 1979-1981, 1983/84, 1987/89 ou 1992. Cette transformation a été lente. Mais elle a déjà commencé, parce que dans certains secteurs de l’avant-garde, l’expérience a déjà commencé. Je ne crois pas en l’existence d’un mariage indissoluble entre la classe ouvrière et Lula.
Malgré le fait que le «mensalão» ait affecté l’image du PT, celle de Lula en revanche reste forte. A quoi cela est-il dû?
Lula a été sauvé en premier lieu parce qu’il n’y a pas eu d’«impeachment» [mise accusation pouvant conduire à la destitution, procédure qui a contraint Fernando Collor de Mello à démissionner de la présidence en décembre 1992] et parce qu’il n’a pas été jugé, dès lors, par le Congrès national.
C’est aussi simple que cela, parce que la politique connaît les mêmes temps qu’une lutte, et comme nous sommes en 2012 et que nous savons ce qui s’est passé, nous ne pouvons nous empêcher d’être aveuglés par une illusion d’optique.
Dans le champ des possibilités de 2005, y avait-il ou non la possibilité d’un autre résultat ? Lula a réussi à gagner du temps, à terminer le premier mandat et à faire en sorte d’être réélu. S’il avait été viré par l’opposition de droite au Congrès ou au STF (Tribunal Fédéral Suprême), il y aurait eu une solution très réactionnaire à la crise. Heloísa Helena [sénatrice membre du courant Démocratie socialiste du PT, exclue du de ce parti en décembre 2003 et qui participera à la création du PSOL] en était venue à défendre l’impeachment, avec l’appui d’une partie du PSOL (Parti du Socialisme et de la Liberté), peut-être une majorité, ce qui a été une erreur tactique. L’opposition de gauche ne devait pas s’unir à l’opposition de droite contre le gouvernement Lula. Le PT et Lula jouissaient de la confiance des secteurs organisés du peuple. Nos comptes avec le PT et le lulisme doivent être réglés à l’intérieur du mouvement.
Pour sauver Lula en août 2005, une opération politique complexe a été nécessaire. En premier lieu, il a fallu livrer la tête de Zé Dirceu. A l’époque, Cesar Maia [maire de Rio] en était venu à réclamer l’impeachment. Mais c’était une voix isolée dans l’opposition bourgeoise. La majorité des partis bourgeois, avec le PSDB en pointe, étaient contre. Ils avaient peur de la déstabilisation qui aurait pu se produire. Bush lui-même avait envoyé un représentant du gouvernement nord-américain pour calmer les esprits et montrer la nécessité stratégique de maintenir Lula.
Comme nous l’avons vu, Lula ne les a pas déçus. Comme lui-même l’a admis, les capitalistes n’ont jamais gagné autant d’argent que pendant ses huit années à Brasilia, et la paix sociale, avec peu de grèves, peu de protestations, et peu de mobilisations, a permis à la bourgeoisie de dormir tranquille.
Finalement, la question de la réforme politique et de l’État revient à l’agenda à partir de ce cas. La corruption et toutes ces affaires sont-elles inhérentes à la politique institutionnelle brésilienne de la période actuelle ou est-ce une question d’option politique?
Il n’y a pas, et il n’y a jamais eu dans aucun pays, de régime politique défendant le capitalisme qui n’ait été déformé ou dégénéré par la corruption. Je ne pense pas que le Brésil soit une exception. De nouveaux scandales nous attendent. (Traduction A l’Encontre ; entretien publié dans la revue brésilienne Caros Amigos. Une traduction en espagnol a été faite par Ernesto Herrera pour Correspondencia de Prensa.)
• Valério Arcary est professeur au Centre Fédéral d’Éducation Technologique (São Paulo) et membre du conseil éditorial de la revue Outubro. Il est militant du PSTU (Parti Socialiste Unifié des Travailleurs).
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