Chaque jour, les données ayant trait à la situation socio-économique grecque confirment, de manière déchirante, ce que nous avons qualifié de destruction de la fabrique sociale [voir sur ce site l’article en date du 18 novembre 2012: «Grèce: miner la “fabrique sociale”» (I)]. Ainsi, le 22 novembre 2012, le Ministère «de l’ordre public et de la protection des citoyens» publiait les chiffres officiels des suicides et tentatives graves enregistrées de suicide entre le 1er janvier 2009 et le 28 août 2012. Le ministre Nikos Dendias répondait à une question posée par un député de SYRIZA. Celui-ci exigeait des données certifiées concernant les suicides ainsi qu’une confirmation du rapport de l’Unicef indiquant que 439’000 enfants souffraient de malnutrition. Sur ce dernier point, Dendias a, pour l’instant, fait l’impasse. Les chiffres ayant trait aux suicides s’égrènent de manière lugubre ainsi: 2009: 677; 2010: 830; 2011: 927; 2012: 690 jusqu’au 23 août. C’est à Athènes (355) et à Thessalonique (319) que ces actes de désespoir sont les plus nombreux. Le ministre, qui est aussi connu pour ses campagnes vigoureuses contre les migrant·e·s, dans sa déclaration, a séparé la croissance si explicite des actes de désespoir du contexte social, en mettant l’accent sur des causes «singulières». Or, ce que l’on pourrait qualifier de «causes singulières» s’amalgame spécifiquement dans un contexte qui les transforme ainsi en passages à l’acte.
Euthanasier, de fait, les malades chroniques?
Nous avions aussi mis en relief le seuil misérable du salaire minimum pour les moins de 25 ans (comme d’ailleurs celui pour les plus de 25 ans). Le 18 novembre, dans un débat sur la web TV E-Nikos.gr, un étudiant en comptabilité, Vasilis Themistoklis, mit en déroute les représentants politiques de la coalition gouvernementale. Il additionna simplement les dépenses contraintes, puis a soustrait ce montant du salaire minimum net de 450 euros, tel que décidé par le gouvernement et la Troïka au nom de la «restauration de la compétitivité» et du paiement de la dette.
Voici son calcul, en tenant compte du fait que sa compagne est au chômage (58% des jeunes de moins de 25 ans le sont) et que certaines dépenses élémentaires sont donc «doublées»: «J’aurais besoin de 200 euros mensuels pour un logement de 20 à 30 mètres carrés; de 50 euros pour l’électricité; de 5 euros pour l’eau; de 0,5 euro pour deux pièces de pain par jour; de 10 euros de téléphone par mois; de 28 euros mensuels pour le transport. A cela, il faut ajouter 1 euro par jour pour la nourriture et une fois par semaine deux cafés dans un bar. Tout cela se monte à 432 euros. Il me reste donc 18 euros. J’aurais besoin de 100 litres de mazout pour me chauffer à un prix de 1,40 euro le litre. Combien de litres puis-je acheter avec 18 euros?» Vasilis, de manière très simple, a fait la démonstration qu’il était impossible de vivre avec 450 euros. Et que 600 à 700 euros ne pouvaient que couvrir les dépenses les plus élémentaires de survie. Les représentants des partis de la coalition ne répondirent que par des onomatopées. Vasilis les avait mis échec et mat, eux qui voulaient centrer le débat sur le dilemme euro versus drachme. Il illustrait ainsi le mot d’ordre que la gauche de SYRIZA a toujours avancé et qui a été adopté jusqu’à maintenant: «Pas un seul sacrifice imposé au nom de la défense de l’euro».
Le 22 novembre 2012, la presse publiait le résultat d’une enquête portant sur le revenu des ménages effectuée par l’Hellenic Statistical Authority (ELSTAT). Au-delà de l’aspect biaisé des moyennes, l’enquête indique une chute de 15% de ce revenu entre le 2e trimestre 2012 et le 2e trimestre 2011. Les allocations sociales, sur la même période, ont baissé de 9,5%. Par contre, les ménages ont connu une hausse des impôts de 37% entre ces deux dates. L’ELSTAT considère que la perte du revenu disponible des ménages s’élève à 5,4 milliards d’euros. Des données qui expliquent pourquoi 853’282 personnes sont enregistrées auprès de divers organismes officiels, y compris de l’Eglise, pour avoir accès à une aide alimentaire quotidienne (6 Meres, 21 novembre 2012). Et les mesures du troisième Mémorandum, adopté le 7 novembre, n’ont pas encore déployé leurs effets acides.
Enfin, le 20 novembre, les autorités scolaires de la préfecture de Trikala (Grèce centrale) indiquaient que la majorité des écoles ne pouvaient plus être chauffées alors que la température se situait à 10 degrés Celsius. Des enseignants du primaire et du secondaire, ayant une connaissance de l’histoire, ont déclaré que l’on était retourné au début des années 1950 (immédiatement après la guerre civile) où les enfants et adolescents se rendant à l’école devaient tenter de se protéger avec plusieurs couches d’habits. Est-ce cela que le gouvernement de coalition, complice de la Troïka, considère être les conditions «d’un sauvetage de la Grèce»?
A quoi il faudrait ajouter la décision présentée par le secrétaire d’Etat à la santé Marios Salmas, indépendamment du troisième Mémorandum: une participation de 10 à 25% pour l’achat de médicaments concernant des maladies chroniques telles que l’insuffisance rénale, le Parkinson, différents types de diabète, l’épilepsie, une maladie neuro-dégénérative (maladie de Charcot), etc. La décision est «sophistiquée». La prise en charge par le patient est de 10% pour les médicaments liés directement à la maladie et de 25% pour ceux qui sont considérés comme liés indirectement à la pathologie considérée comme première.
La presse donne des exemples de familles à bas revenus dont un membre a besoin d’une dialyse, ce qui nécessite une dépense de 500 euros par mois, qui seront contraintes d’arbitrer entre continuer des soins ou répondre à leurs besoins alimentaires. Des journalistes ont posé la question, avec une tonalité amère: «Le ministère ne devrait-il pas édicter une loi ayant trait à l’euthanasie pour les personnes frappées de maladies chroniques?» De nombreux médecins ont réagi non seulement contre cette décision, mais aussi contre la taxe de 25 euros à payer pour être admis dans un hôpital pour examens ou intervention. Ces médecins ont décidé qu’ils recevraient, le mercredi, des patients dont les revenus sont dérisoires sans qu’ils doivent verser un seul euro.
«Il ne s’agit que de choses à régler»
Ce délabrement en cours de la société grecque n’est pas le simple résultat d’une crise d’ensemble du capitalisme européen (pour ne mentionner que ce continent), mais d’un cumul de plans d’austérité (Mémorandums) imposés en mai 2010, février 2012 et octobre 2012 par la Troïka (BCE, UE, FMI) de concert avec les créanciers privés (banques, fonds d’investissement, etc.) qui avaient fait de la Grèce un hôte ensoleillé pour leur business durant les années 1990 et 2000.
Le contenu des Mémorandums est présenté comme un ensemble de mesures strictement techniques visant à «rééquilibrer les comptes publics», «atteindre un ratio raisonnable dette/PIB», «accroître la compétitivité de l’économie grecque», «fluidifier le marché du travail», «introduire une efficacité des instances administratives et gouvernementales, afin d’imposer une bonne gouvernance», autrement dit une gestion similaire à celle d’une entreprise «lancée dans la compétition mondiale», etc. La société grecque et son histoire, les classes sociales qui les structurent n’existent pas. Toutes ses composantes sociales sont strictement réifiées; il ne s’agit que de «choses à régler», avec efficience. Elles deviennent donc l’objet d’une «action rationnelle» d’experts qui ne peut pas être mise en cause. Celle-ci doit y compris échapper au fonctionnement d’une démocratie formelle bourgeoise lorsque ses caractéristiques font obstacle aux «raisons supérieures» de «l’ordre économique» de la zone euro et d’une de ses pièces, mineure, la Grèce. Dans ce sens, les termes Mémorandum, état d’exception et état d’urgence dialoguent entre eux.
Les traits particuliers du système institutionnel et politique grec, décriés aujourd’hui par la Troïka et ses divers relais, n’étaient pas de l’ordre du secret lorsque la Grèce adhéra en 2001 à la zone euro. Les banques françaises (Société Générale, Crédit Agricole, PNB Paribas), les sociétés allemandes, telle Siemens au centre d’un des nombreux scandales de corruption (donc de corrupteurs et de corrompus), les banques suisses ou luxembourgeoises qui recevaient des centaines de millions des grandes familles grecques, les trafiquants de toutes sortes qui firent des Jeux olympiques de 2004 à Athènes un vaste terrain d’opérations frauduleuses et spéculatives; ou encore les vendeurs d’armes français, allemands, néerlandais, espagnols, italiens et autres qui, en 2010 encore, vendirent pour plus d’un milliard d’euros de matériel au gouvernement grec étaient tous complices actifs d’un système dont ils réclament – directement ou indirectement – une «réforme urgente».
L’état d’urgence, placé sous la surveillance de la Troïka, a fait logiquement éclater le système politique mis en place après les colonels, au-delà du legs que ces derniers ont laissé. Clientélisme politique, corruption, évasion fiscale constituaient l’humus du système bipartisan, avec son «économie parallèle». Ce qui n’est pas une exception en Europe. L’application des mesures contenues dans les trois Mémorandums se heurte d’abord à une résistance sociale multiforme, mais aussi à de très nombreux mécanismes socio-politiques et institutionnels qui formaient et forment les points d’appui de partis dominants comme la Nouvelle Démocratie et le PASOK (Mouvement socialiste panhellénique).
Après les élections de juin 2012, le recul de la Nouvelle Démocratie (même après avoir intégré des petites formations politiques comme une partie du LAOS – Alerte populaire orthodoxe, droite dure – ou Alliance démocrate, scission de la ND) et la descente aux enfers du PASOK concrétisent, sous la forme politico-parlementaire, la crise de direction politico-institutionnelle des classes dominantes grecques. Ces dernières sont ébranlées et ont un statut de complices placés sous surveillance des «experts de la Troïka», eux-mêmes englués dans les difficultés qu’affrontent leurs patrons pour élaborer un plan hégémonique pour «leur sortie de crise» du noyau dur de la zone euro, sans mentionner celle de la Grèce, de l’Espagne ou du Portugal.
Dès lors, rien d’étonnant que, depuis le mois de septembre 2012, un des centres principaux de préoccupation des divers représentants des classes dominantes soit la résistance de la coalition qui constitue le gouvernement (Nouvelle Démocratie, PASOK et Démocrates de gauche) et la nécessaire formation d’un «parti européen pro-Mémorandum» dont les contours restent à définir.
Situation politique: ses points nodaux
On pourrait capturer, de manière condensée, la situation politique de la Grèce dès la mi-2012 ainsi.
1° Les dominants contrôlent le gouvernement, les diverses administrations centrales et municipales, l’armée, la police, les médias, l’Eglise, la banque centrale, le sommet des deux appareils syndicaux (ADEDY, public, et GSEE, privé), le parlement à quelques voix près.
2° Mais des failles s’élargissent dans ce contrôle sous l’effet conjugué, d’une part, de la remise en question des mécanismes politico-clientélaires du passé et, d’autre part, des multiples résistances sociales, toujours vives, comme des rejets politiques affirmés des gouvernants qui les deux surgissent de tous les recoins de la société et de diverses institutions (municipalités, hôpitaux, écoles, universités, entreprises publiques), avec la dispersion physiologique qui en découle. La permanence de la coalition gouvernementale est directement interrogée dans une telle physionomie politico-institutionnelle et sociale.
3° Dans ce contexte, une coalition politique dite anti-capitaliste, SYRIZA, s’est transformée en une force de contestation de l’ancien système bipartisan (Nouvelle Démocratie, PASOK) en moins de trois ans. En octobre 2009, SYRIZA réunit 4,6% des suffrages aux élections législatives anticipées; en mai 2012, elle obtient 16,78% et le 17 juin 26,89%, soit le deuxième parti et le leader de l’opposition. Le paysage politique est abruptement bouleversé. Le PASOK passe de 43,92% en 2009 à 13,18% en mai 2012 et à 12,28% en juin. Quant à la Nouvelle Démocratie, elle réunit 33,48% des suffrages en 2009, 21,40% en mai 2012 et 29,60% en juin, après cooptation d’autres formations et suite à une bipolarisation (ND versus SYRIZA) dans laquelle elle a pu utiliser tous les instruments institutionnels à portée de main; auxquels il faut ajouter une campagne politique de chantage des centres gauche et centres droit de la zone euro, comme des institutions de cette dernière.
Donc, SYRIZA est devenue, en très peu de temps, le canal d’expression politique anti-Mémorandum. Elle a introduit un élément supplémentaire de crise et de déséquilibre au sein du champ socio-politique. SYRIZA reste une coalition hétérogène du point de vue idéologique et en termes de stratégie, mais elle est unie, jusqu’à maintenant, sur des objectifs immédiats au centre de l’affrontement social et qui entrent en syntonie avec les résistances sociales multiformes. Il n’en découle pas que l’emprise organisée de SYRIZA au plan social soit en concordance avec son audience électorale, bien que les diverses composantes de la coalition et la coalition en tant que telle soient de plus en plus actives dans les quartiers et renforcent un réseau organisationnel. Toutes ces particularités ne devraient donc pas susciter dans la gauche radicale européenne de nouvelles élucubrations sur un «modèle» cette fois nommé SYRIZA.
4° Le Parti communiste (KKE) – aux références staliniennes affirmées – a dans le même laps de temps, trois ans, perdu son statut de «représentant des travailleurs». Au plan électoral, il passe de 7,54% en 2009 à 8,48% en mai 2012 et à 4,5% en juin 2012, cela dans un contexte de crise et de luttes sociales et politiques sans précédent depuis fort longtemps. Un tel renversement des rapports de force – imaginez qu’au parlement les députés du KKE doivent intervenir non seulement après ceux de SYRIZA mais après ceux d’Aube Dorée, étant donné leur «classification électorale»! – nourrit une crise au sein du KKE que son fort appareil a de plus en plus de difficultés à maintenir secrète. Un sujet sur lequel aussi nous reviendrons.
5° S’inscrivant dans une tradition idéologique anticommuniste virulente et de régime autoritaire – dont les souvenirs se conjuguent au présent par plus d’un acteur, civil et militaire, ce que le quotidien bourgeois To Vima a rendu public –, le parti néonazi Aube Dorée a fait son entrée au parlement en mai 2012 avec 6,97% des voix. Il a répété ce score en juin avec 6,92% et les sondages lui attribuent une audience accrue depuis lors; il surfe sur la vague nationaliste et anti-immigré·e·s. Nous l’analyserons par la suite.
6° Au cours de l’automne 2012, les mobilisations sociales des secteurs privé et public n’ont pas cessé. Après les deux jours de grève générale des 6 et 7 novembre, elles continuent, sans qu’il soit possible à cette étape d’avoir une perception plus claire de l’impact des courants syndicaux classistes.
7° Lorsqu’une société est brutalisée de manière si forte et avec l’impression que le gouffre dans lequel elle glisse ne peut que s’approfondir, les oscillations politiques de forts contingents populaires peuvent être rapides, accablement et révolte se côtoyant. Ce d’autant plus que toutes les références institutionnelles et politiques du passé sont en voie de délitement. Les sondages sont dès lors difficiles à interpréter. L’opposition aux mesures prises par le gouvernement est très forte. SYRIZA ressort comme le parti qui gagnerait le plus de voix aujourd’hui, suivie par la Nouvelle Démocratie et Aube Dorée. Mais un écart significatif semble exister entre un vote pour SYRIZA et une adhésion à un gouvernement de SYRIZA; ce qui n’est pas pour étonner lorsque les éléments constitutifs d’un leadership de classe alternatif sont encore embryonnaires, même si la perspective de son émergence est l’enjeu de la définition stratégique et de la pratique politique discuté dans SYRIZA, pour la période politique présente.
Du côté bourgeois, un débat en quelque sorte parallèle sur l’affirmation d’un nouveau leadership – qui peut conjuguer technicité et autoritarisme – est à l’ordre du jour. C’est là une caractéristique du type de crise d’ensemble qui touche aujourd’hui certaines formations sociales au sein de l’Union européenne. (A suivre)
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