Brésil. La dévastation du travail dans la contre-révolution de Temer

Michel Temer et Dilma Rousseff: le «coup d’Etat» se prépare

Par Ricardo Antunes

Après une période apparemment stable d’après-guerre, l’année 1968 a secoué le «calme» qui paraissait régner dans le monde du welfare state: les soulèvements à Paris, qui se sont répandus en de nombreux lieux du globe, signèrent un nouvel échec du capitalisme. Les ouvriers, les étudiants, les femmes, la jeunesse, les Noirs, les écologistes, les banlieues et les communautés indigènes attiraient maintenant l’attention sur un nouvel et double échec.

Dans quel monde du travail sommes-nous insérés?

D’un côté, ils n’en pouvaient plus de s’épuiser au travail, tout en rêvant d’un paradis qu’ils ne trouvaient jamais. Le capitalisme du Nord occidental essayait de leur faire «oublier» la lutte pour un monde nouveau, en leur vantant un ici et maintenant qui leur échappait jour après jour.

D’un autre côté, celui qu’on nommait le «bloc socialiste», né d’une révolution socialiste qui avait ouvert de nouveaux horizons en 1917, s’était, depuis la contre-révolution du «camarade» Staline, transformé en une dictature de la terreur, et cela spécialement contre la classe ouvrière qui, au lieu de s’émanciper, s’épuisait à effectuer des travaux infernaux où le seul rêve quotidien était… de ne pas avoir à venir travailler.

L’année qui secoua le monde fut durement combattue par les puissantes forces répressives qui toujours se mettent ensemble lorsque la dictature du capital est mise en question. Et cela depuis les révoltes en France au massacre des étudiants à Mexico [massacre, début octobre, des étudiants – entre 200 et 300 morts et disparus – sur la place des «Trois cultures» à Tlatelolco, quelques jours avant le début des Jeux olympiques], en passant par la répression des grèves au Brésil. De l’autunno caldo d’Italie au Cordobazo [soulèvement populaire dans la ville industrielle de Cordoba, en mai 1969] en Argentine, les appareils répressifs de l’ordre ont réussi à épuiser l’ère des rébellions, en les empêchant de déboucher sur une époque de révolutions. Ainsi entrait-on, au début des années 1970, dans une profonde crise structurelle: le système de domination du capital était embourbé à tous les niveaux: économique, social, politique, idéologique, et cette situation l’obligeait à dessiner une nouvelle ingénierie de domination.

C’est dans ce contexte qu’un «trépied» profondément destructeur a commencé à opérer. Se répandirent alors, comme une peste de la pire espèce, la pratique/procédure néolibérale et la restructuration productive globale, toutes deux sous le commandement hégémonique du monde de la finance. Et il est bon de se rappeler que cette hégémonie a signifié non seulement l’expansion du capital fictif, mais également une symbiose complexe entre le capital directement productif et le capital bancaire, créant un monstre d’un type nouveau, une espèce de Frankenstein horripilant et dépourvu de tout sentiment un tant soit peu vivifiant.

Dès lors, les principales résultantes de ce processus furent mises en évidence: il y eut une amplification hallucinante des nouvelles (et anciennes) modalités de la (sur)exploitation du travail, modalités imposées de manière inégale et globalement combinées par la nouvelle division internationale du travail à l’ère des empires. Il fut en même temps nécessaire que la contre-révolution bourgeoise d’ampleur mondialisée mette à exécution son autre finalité principale, celle consistant à essayer de détruire la moelle épinière de la classe ouvrière, ses liens de solidarité et sa conscience de classe, afin de tenter de recomposer une nouvelle domination sur toutes les sphères de la vie sociétale.

Ainsi est né un nouveau dictionnaire entrepreneurial dans le monde du travail, qui ne cesse d’ailleurs de s’enrichir. «Société du savoir, de la connaissance», «capital humain», «travail en équipe», «cellules de production», «salaires flexibles», «engagement participatif», «travail polyvalent», «collaborateurs», «PJ» (pour personne juridique, une dénomination faussement présentée comme du «travail autonome» et de «l’auto-entrepreunariat»). Ou encore l’adjectif «entreprenant», l’«économie digitale», le «travail digital», le «travail on-line», etc. Tous, nous sommes censés être stimulés par des «objectifs» et des «compétences», ce nouveau chronomètre de l’ère digitale qui corrode quotidiennement la vie au travail.

Sur l’autre face de ce bréviaire apologétique et mystificateur jaillissent les conséquences réelles dans le monde du travail: sous-traitance / externalisation dans les secteurs les plus divers, informalité croissante; flexibilité accrue (qui bouleverse les horaires de travail, les congés, les salaires); précarisation, sous-emploi, chômage structurel, maltraitances, accidents, morts et suicides. Les exemples se multiplient dans tous les espaces, comme dans les services commercialisés ou marchandisés. Un nouveau précariat apparaît dans les emplois de call centers, telemarketing, hypermarchés, hôtels, restaurants, fast-foods, etc., là où sévissent un fort turn-over, une faible qualification et une rémunération de plus misérable.

Les droits du travail une fois essorés par la logique de la finance, là où la technique, le temps et l’espace se sont amalgamés, leur corrosion est devenue l’exigence non négociable des grandes firmes, même si les bréviaires de celles-ci osent parler de «responsabilité sociale», de «durabilité environnementale» (ce sont la Samarco et la Vale qui le disent – les deux sont des transnationales d’origine brésilienne active dans le secteur «extractif»), de «collaboration», de «partenariat», etc.

Dans la sphère basique de la production, c’est le bradage social qui prolifère et, au sommet, le monde de la finance qui domine. L’argent génère plus d’argent fictif au sommet du système et une myriade interminable de formes précaires du travail se propage dans les chaînes globales productives de valeur. Depuis les Etats-Unis jusqu’en Inde, de l’Europe «unie» au Mexique, de la Chine jusqu’en Afrique du Sud, dans tous les coins du monde s’étend cette pratique mortifère face au travail et à ses droits. Et ce bradage honteux ne peut être freiné que lorsqu’il y a résistance syndicale, lutte sociale et rébellion populaire, comme dans la France d’aujourd’hui [mouvement face à la loi travail] et dans le Chili d’hier.

Ont ressuscité des formes de «travail esclave» et les emplois des migrants se sont dégradés au-delà de toutes les limites. Cela sans parler de l’appât du «travail volontaire», fréquemment imposé et obligatoire, puisque personne n’obtient de travail s’il ne peut inscrire dans son curriculum vitae qu’il a effectué un «travail volontaire» (ou «stage»). C’est-à-dire qu’une activité à l’origine basée sur le volontariat se transforme en sa caricature en devenant une nouvelle forme «moderne» d’exploitation obligatoire. A la Foire internationale de Milan en 2015, aux Jeux olympiques de Rio de Janeiro en 2016, pour ne donner que ces deux exemples, la mystification s’accentue précisément là où des bénéfices incalculables sont obtenus par les grandes entreprises de «divertissement». Le Brésil ne pouvait rester hors de cela.

Le gouvernement Temer, la nouvelle phase de la contre-révolution néolibérale et le démontage de la législation sociale du travail

Nous savons que le néolibéralisme devient effectif par une sorte de mouvement pendulaire, que ce soit au travers de gouvernements néolibéraux «purs», ou par l’action de gouvernements plus proches du social-libéralisme: dans les deux cas, les postulats fondamentaux du néolibéralisme sont préservés pour l’essentiel.

Depuis qu’elle a commencé à être effectivement introduite au Brésil, à partir de la décennie 1990, l’expérience néolibérale a eu de claires conséquences: augmentation de la concentration de richesse et augmentation des bénéfices et des gains du capital, ceux-ci étant encore augmentés par la privatisation d’entreprises publiques (tout cela en plus de la déréglementation des droits du travail). Ce fut comme cela avec Fernando Collor de Mello [président de mars 1990 à décembre 1992, et soumis à une destitution pour corruption] et avec FHC [Fernando Henrique Cardoso, président de 1995 à 2003].

Les gouvernements du PT ont été des exemples parfaits de la seconde variante, en introduisant une politique polyclassiste fortement conciliatrice et en préservant ainsi qu’en élargissant les considérables intérêts des fractions bourgeoises. Mais il y avait un point de différentiation, puisqu’ils ont inclus dans leur politique des programmes sociaux, comme la Bourse Famille, un programme tourné vers les secteurs les plus pauvres, et qu’ils ont introduit une politique d’augmentation du salaire minimum, limitée mais réelle.

Tant que le scénario économique était favorable, le pays paraissait être plongé dans un cercle vertueux. Mais avec l’aggravation de la crise économique globale (qui a eu comme épicentre les pays capitalistes du Nord et qui s’est intensifiée chez nous postérieurement), ce mythe a commencé à s’évaporer.

Les rébellions de juin 2013 furent les signes les plus évidents de l’énorme échec qui s’approchait, mais elles ont été superbement ignorées par le gouvernement de Dilma Rousseff. Ce contexte critique s’est accentué durant les élections d’octobre 2014, au moment où on a commencé à observer une rétraction croissante de l’appui des fractions dominantes [au gouvernement PT] et où l’intensification de la crise économique a commencé à indiquer que ces secteurs – qui jusqu’alors soutenaient les gouvernements du PT (et gagnaient beaucoup avec eux…) – commençaient à exiger un ajustement budgétaire qui finirait par avoir une double et tragique conséquence. D’un côté, cela a conduit à la crise terminale du gouvernement de Dilma Rousseff et, de l’autre, au découragement d’un grand nombre de ses électeurs dans les classes populaires, qui ont vu Dilma réaliser ce qu’elle disait refuser dans sa campagne électorale. Concernant la suite, l’histoire est connue de tous.

Le nouveau gouvernement Temer: «externalisé»

S’est alors consolidée l’«alternative idéale» des fractions bourgeoises, maintenant en dissension ouverte: comme il leur était impossible de gagner par les urnes, venait l’heure de déclencher un coup d’Etat qui trouva son lieu décisif au sein du Parlement. Faisons ici une brève parenthèse. Marx a dit que le parlement français avait vécu, vers le milieu du XIXe siècle, une «dégradation du pouvoir» qui lui avait retiré «le dernier reste de respect aux yeux du public» [1]. Que dire donc du Parlement brésilien récent, dans lequel sévit un noyau énorme qui exerce avec solennité de viles activités?

Ainsi, notre transition par le haut a engendré une nouvelle variante de coup – déjà expérimentée au Honduras [en 2009 contre le Président Manuel Zelaya] et au Paraguay [en 2012 face à Fernando Lugo], pour rester en Amérique latine – qui avait besoin d’«obtenir» un quelconque appui légal. Et elle l’a fait en recourant autant à la judiciarisation de la politique qu’à la politisation de la justice. Tout cela avec l’appui des grandes firmes médiatiques et par des actions commandées par le vice-président Michel Temer et par le brave député Eduardo Cunha [président de la Chambre des députés, qui a initié la procédure contre Dilma Rousseff début 2015; il fut déchu de ses fonctions en septembre 2016, puis arrêté pour corruption] à la Chambre, tous deux alliés du PT à l’époque de la lune de miel avec le PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien).

Tout cela paraît conférer de la plausibilité à certaines formulations de Giorgio Agamben [2], maintenant que toute cette action est en train de nous rapprocher dangereusement d’une forme (contradictoire?) d’«Etat de droit d’exception». Et le coup parlementaire qui a conduit à la destitution de Dilma, sans preuves accablantes – et qui en même temps l’a exemptée de la perte de ses droits politiques (une flagrante incongruité juridique de plus…) –, a réitéré la farce en condamnant une présidente pour un crime que le même parlement reconnaissait qu’elle n’avait pas commis.

Tout cela pour que le gouvernement putschiste suive strictement l’ordre du jour qui lui a été imposé, puisque les capitaux exigent, en ce moment de profonde crise, que soit réalisée la démolition complète des droits du travail au Brésil. Et comme ce programme ne parvient pas à avoir de soutien électoral, on a trouvé la combine du coup [3]. C’est peut-être pour cette raison que nous pouvons lui donner, ironiquement et tragiquement, le nom de véritable gouvernement externalisé.

A donc commencé une nouvelle phase de contre-révolution préventive – pour faire référence à l’analyse [4] de Florestan Fernandes [sociologue et militant qui dut s’exiler et adhéra au PT lors de son retour au Brésil, disparu en 1995] – qui prend une tournure ultranéolibérale. Sa principale finalité: privatiser tout ce qui reste encore d’entreprise étatique, préserver les grands intérêts dominants et liquider les droits du travail.

Dans un document éclairant du PMDB de 2015 – connu sous le nom Un pont pour le futur (30 propositions), avec l’abîme social qui en résulte et qui ne cesse de s’intensifier – nous est présenté le «trépied» destructif qui doit être mis en pratique «sous les tropiques»: 1° privatiser ce qui ne l’a pas encore été (ce en quoi le pré-sal apparaît comme vital – pré-sal:pétrole à très grande profondeur); 2° imposer ce qui est négocié sur ce qui est légal dans les relations de travail, cela dans une période où la classe ouvrière a pointé sur elle une épée dans le cœur et un poignard dans les côtes, à cause de la plaie du chômage qui ne cesse de croître; 3° introduire la flexibilisation totale des relations de travail, en commençant par l’approbation de la sous-traitance/externalisation complète (ce à quoi répond le PLC 30/2015).

Et pour que la dévastation soit complète, il est nécessaire d’avilir la Constitution de 1988, ce qui n’est pas du tout une tâche facile pour le Parlement dans lequel les sables marécageux sont mouvants. Mais il suffit parfois d’un arrangement bien négocié…

L’objectif poursuivi par le gouvernement actuel de Michel Miguel Temer, dans l’univers des relations de travail, est de corroder la CLT (Consolidation des Lois du Travail) – que la classe ouvrière considère comment étant sa «véritable Constitution du travail» – et de répondre aux exigences de l’entrepreneuriat (la Confédération nationale de l’industrie – CNI – et la Fédération brésilienne des banques – Febraban – notamment), dont l’objectif n’est autre que d’installer immédiatement ce que j’ai dénommé la «société de la sous-traitance/externalisation totale» [5].

Le PLC 30/2015 n’a d’autre signification que celle-là. Après qu’a été obtenue il y a quelques années l’externalisation des activités de soutien [par rapport aux activités principales d’une firme], le temps d’un autre coup est venu. Externaliser le tout, sous le prétexte fallacieux et pervers que ce PLC veut accorder des droits aux salariés externalisés. Mais il reste quelques questions centrales.

Première question: si l’entrepreneuriat justifiait autrefois l’externalisation des activités de soutien par la nécessité de maintenir la qualification et de se concentrer sur les activités de base («cœur de métier») qu’est-ce qui a changé maintenant? La réponse est simple: le mensonge est autre aujourd’hui et ce qui était alors mal est actuellement démenti.

Deuxième question: si l’entrepreneuriat veut garantir des droits aux salariés externalisés, alors pourquoi, précisément, est-ce dans ces entreprises externalisées que l’escroquerie et la fraude sont plus la règle que l’exception?

Troisième question: les entrepreneurs disent que l’externalisation crée des emplois. Mais les salariés des secteurs externalisés ayant en moyenne des journées de travail encore plus longues, comment peut-on en conclure, par exemple, que plus «d’externalisés» pourront faire le travail de moins de travailleurs soumis à la CLT [les «celetistas »]. Il est donc évident qu’il n’y a pas d’augmentation d’emplois, mais plus de chômage, puisque, de fait, l’externalisation est une forme de réduction des coûts et du travail réglementé.

Quatrième question: si les emplois externalisés sont si bons, pourquoi est-ce exactement dans ce secteur que les brimades, les accidents et les morts au travail sont de loin les plus nombreux?

Cinquième question: pourquoi dans cet univers du travail, dans lequel la présence féminine est forte, les abîmes découlant de la division sexuelle du travail sont-ils plus profonds encore, les femmes bénéficiant de moins de droits et exerçant encore une double (quand ce n’est pas une triple) journée de travail ?

Sixième question: à qui cela rapporte-t-il de fragmenter encore plus la classe ouvrière, en exacerbant les différenciations au sein des salariés et en rendant encore plus difficile leur organisation syndicale?

La liste de questions serait presque interminable et l’espace attribué a déjà été dépassé.

Ici réside le secret de Polichinelle: pour garantir la rémunération élevée des capitaux, il faut ruiner toute la population travailleuse, en commençant par la destruction complète de ce qui reste de ses droits du travail, de la prévoyance, de la santé et de l’éducation publiques. Pas même un mot sur la réduction des taux intérêts [les détenteurs des obligations d’Etat étant la classe dominante], sur l’imposition des banques, des capitaux et des grandes fortunes. Rien. C’est le gouvernement externalisé qui dicte tout cela. Seules les luttes sociales pourront le faire couler. (Article publié dans l’édition brésilienne du Monde diplomatique; traduction A l’Encontre)

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Ricardo Antunes est professeur et sociologue à l’Unicamp [Université de Campinas, Etat de São Paulo]

Notes

  1. Karl Marx, 18 de Brumário de Luís Bonaparte, Paz et Terra, Rio de Janeiro, 1974, p. 39.
  2. Giorgio Agamben, Estado de exceção, Boitempo, São Paulo, 2004.
  3. Etait venue pour les capitaux l’heure d’avoir un gouvernement de type ouvertement gendarme, indépendamment de ce que les gouvernements du PT purent avoir d’utile pour les classes dominantes. Voir Ricardo Antunes, «Fenomenologia da crise brasileira», Revista Lutas Sociais, v.19, n.35, déc. 2015. Disponible sur: http://revistas.pucsp.br/index.php/ls/article/view/26672/pdf.
  4. Florestan Fernandes. A revolução burguesa no Brasil, Zahar, São Paulo, 1975.
  5. Voir Ricardo Antunes, “A sociedade da terceirização total”, Revista da ABET, v.14, n.1 janv.-juin 2015. Disponible sur: http://periodicos.ufpb.br/ojs/index.php/abet/article/view/25698/13874.

 

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