Par Daniel Gatti
«Quel espoir pouvons-nous avoir? Aucun. Il n’y a rien à l’horizon pour suggérer qu’à court ou moyen terme, quelque chose émergera qui offre une perspective de changement», nous a déclaré Jair Krischke depuis Porto Alegre. Le combattant chevronné, président du Mouvement pour la justice et les droits de l’homme du Brésil (Mjdh), estime que la responsabilité principale de la situation actuelle dans son pays incombe au Parti des travailleurs (PT). «De la droite, tu sais à quoi t’attendre. Rien de bon, évidemment. Mais le PT était venu proposer au gouvernement quelque chose d’autre, et quand il a commencé à gouverner, il a fini par tomber dans les mêmes pratiques qu’il dénonçait. Les compromis, l’achat de votes, les faveurs aux entreprises. Depuis le mensalão [les sommes versées régulièrement à des députés pour obtenir des majorités] jusqu’à aujourd’hui. Il a tué les espoirs des gens, et c’est le pire. Et il a fini par générer cette image que tous les politiciens sont la même merde.» [Voir sur ce site, en date du 10 avril, la première partie du dossier «Brésil-incarcération de Lula»]
Aujourd’hui, dit Jais Krischke, la société brésilienne est plus dépolitisée que jamais, les gens ne se mobilisent pas pour rien. La politique ne les intéresse pas, paradoxe dans un pays où il y a 35 partis politiques. «C’est une mascarade, parce que dans de nombreux cas, ce sont des partis créés pour obtenir des prébendes, qui n’ont pas d’existence réelle, et c’est aussi la responsabilité du PT de n’avoir rien changé dans ce système pendant les longues années où il a gouverné.» Krischke ne croit pas qu’il y a eu une conspiration contre le PT. «Pourquoi, s’il faisait la même politique que ses prétendus adversaires?»
La même politique?
«D’une manière générale, oui. Les riches n’ont jamais gagné autant que sous les gouvernements du PT. Et le juge Sergio Moro, celui qui a fait incarcérer Lula, n’existait pas lorsque le mensalão [ce scandale de corruption] a été exposé au grand jour. Vous pouvez dire tout ce que vous voulez sur Moro, son acharnement contre Lula, mais cela n’équivaut pas à l’invention complotiste de la corruption.»
Krischke ne s’inquiète pas tant de l’absence d’un candidat «potable» à la présidence. En octobre prochain, rappelle-t-il, un parlement sera également élu, «quelque chose de beaucoup plus important». Si le Congrès actuel est «l’un des plus indécents de l’histoire brésilienne, car plein de gens corrompus qui se permettent de destituer un président qui n’a pas été prouvé coupable d’un crime grave, plein de personnes réactionnaires», il est très probable que le prochain sera encore pire. Krischke prédit un nouveau recul pour le Parti des travailleurs (PT), et il ne pense pas que les partis à sa gauche soient en mesure de regagner l’essentiel de l’ancien électorat du PT. Le président du Mjdh se méfie des sondages qui attribuent à l’extrémiste de droite Jair Bolsonaro un vote de près de 20%.
Quand Lula était dans la course, dit-il, Bolsonaro est apparu comme «le type charismatique qui s’opposait à lui frontalement. Avec Lula hors de la compétition, il n’est pas sûr qu’il gardera ces votes, et ce sont ses prétendus amis qui lui feront le plus de mal. Dans les années 1980, pendant la dictature, alors que Bolsonaro était capitaine à Curitiba, il exigeait une augmentation de salaire pour les troupes et menaçait de placer des bombes dans les casernes. Il a dû demander un congé. Il est probable que lorsque toutes les candidatures seront formalisées, les militaires eux-mêmes sortiront à la lumière ces affaires et Bolsonaro se dégonflera.»
Même ainsi, Krischke n’exclut pas la possibilité que le scénario le plus prédit par les sondeurs devienne une réalité: un scrutin entre Bolsonaro et Ciro Gomes, ancien ministre de Lula et allié du PT dans l’état du Ceará. Gomes est un transfuge expérimenté du Psdb, du Pmdb, du Parti socialiste et actuel candidat du petit Parti travailliste démocratique, fondé par Leonel Brizzola [ce dernier a occupé le poste de gouverneur – Rio Grande do Sul de 1959 à 1963 et Rio de Janeiro de 1991 à 1994 – donc avant et après la dictature]. Gomes, un modéré parmi les modérés, pourrait capter une grande partie de l’électorat orphelin de Lula. Beaucoup plus que Geraldo Alckmin, ancien gouverneur de São Paulo et leader du Psdb de Fernando Henrique Cardoso, ou tout autre candidat du Pmdb.
Il ne serait pas non plus déraisonnable de penser à une alliance entre le Psdb et le Pmdb pour affronter Bolsonaro au second tour. «Ce sont tous des scénarios possibles, dit Krischke. De tous, la gauche est absente. Et ce qui nous inquiète le plus, c’est la montée d’une droite sociale, celle qui penche vers Bolsonaro, mais qui s’incarne aussi dans des groupes violents comme le Mouvement Brésil libre, une organisation “libérale” créée en 2014 qui reçoit une forte aide étrangère», en particulier des Etats-Unis, et qui est implanté dans tout le Brésil», ou par les forces évangélistes qui ont une présence parlementaire croissante (87 députés fédéraux et trois sénateurs) et aussi au sein des gouvernements municipaux.
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Esther Solano est une chercheuse espagnole en sciences sociales qui vit à São Paulo depuis des années. Le panorama politique et social brésilien actuel lui semble aussi nébuleux et peu encourageant pour la gauche qu’il l’est pour Jair Krischke. Elle est également d’accord avec le militant «humanitaire» que le PT est responsable de sa chute. Le PT n’a pas été capable de construire une véritable alternative face à la droite et il a été victime de ses relations intimes avec les secteurs du pouvoir économique et du monde des affaires.
Dans une conversation avec Brecha, elle souligne également que, comme d’autres gouvernements «progressistes» de la région qui ont opté pour des alliances similaires, les gouvernements du PT se sont engagés dans des pratiques qui, lorsque le moment serait venu pour leurs adversaires de régler leurs comptes, tomberaient facilement sous le couperet du système judiciaire. Mais Solano dit en même temps que «l’adversaire a joué un rôle, et avec force» et que l’action des juges du Lava Jato [lavage express, formule pour qualifier le système de corruption], en particulier Sergio Moro, «n’est pas innocent, tant s’en faut. Il n’y a rien d’indépendant dans le système judiciaire brésilien. C’est un pouvoir marqué par une profonde conscience de classe et très politisé. Il est devenu un porte-drapeau dans la lutte contre la corruption, mais de manière très équivoque, basé sur des systèmes aussi peu transparents que la prime à la délation [qui permet d’obtenir une peine réduite grâce à la dénonciation de «complices»].
Esther Solano ne sait pas («il n’y a aucune preuve que ce soit, on entrerait dans la spéculation», pense-t-elle) si Moro a agi sous suggestion de l’étranger, soit depuis les Etats-Unis. Washington pourrait bien avoir trouvé dans la «lutte contre la corruption» un filon pour se débarrasser de gouvernements inconfortables comme celui du Brésil, qui avait défié la superpuissance, surtout au niveau international, avec sa promotion des alliances Sud-Sud, le pari sur les Brics [Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud], la résistance au nouveau type de coups d’Etat au Honduras, au Paraguay, la défense de Chávez au Venezuela ou la promotion d’organisations autonomes comme Unasur. Mais, selon elle, Sergio Moro n’a pas besoin d’être une courroie de transmission. «Il est vrai que Moro a suivi des cours sur le blanchiment d’argent promus par le Département d’Etat, mais en réalité ce qui le met en mouvement, c’est la mégalomanie, un désir messianique de se dresser comme un sauveur du pays. Il s’inspire surtout de ses collègues de l’Opération Mains Propres en Italie.» Les juges de la Péninsule qui s’en sont pris aux dirigeants politiques de tous les secteurs ont fini par former leur propre parti [Anonio Di Pietro a créé le parti «l’Italie des valeurs»], et «leur opération de nettoyage a fini par ouvrir la voie à un Silvio Berlusconi. Au Brésil, la personne la plus favorisée pourrait être un personnage malfaisant comme Bolsonaro, qui se présente comme le seul homme politique en dehors des réseaux de la corruption,»
La nature politique de l’opération Lava Jato et de la persécution de Lula est devenue si claire, affirme Esther Solano, que les critiques du PT ont défendu l’ancien président et sont apparus à des côtés dans les jours qui ont précédé son emprisonnement. En ce sens, le PT pourrait même profiter de cette offensive, en construisant des ponts vers sa gauche. «Il a été très intelligent de la part de Lula quand, lors de son dernier discours public, il a mis en relief les figures nouvelles, telles de Guilherme Boulos du Mouvement des sans-toit – candidat probable à la présidence présenté par le Parti socialisme et liberté (Psol) – et Manuela d’Almeida, du Parti communiste du Brésil; et cela de manière plus appuyée que des candidats potentiels de son propre parti, comme l’ancien maire de Sao Paulo, Fernando Haddad.»
Esther Solano croit que, «objectivement», il y aurait aujourd’hui des conditions au Brésil pour former une sorte de front large qui unirait différents secteurs de la gauche ou progressistes, avec un PT à la baisse, fortement remis en question, et sans figure de remplacement pour Lula. Mais cette alliance serait loin d’être solide, car les différences programmatiques entre les divers partis, par exemple entre le Psol et le PT, sont très profondes. Et le PT est toujours, malgré tout, une machine à écraser. «Trop d’asymétries», dit-elle. Et la crédibilité d’un Lula ou d’un PT qui se présenteraient comme les acteurs d’une union des gauches est pour le moins discutable. Ni l’un ni l’autre n’a fait d’autocritique, et sans une reformulation qui soulève clairement la question du lien entre l’éthique et la politique, le PT continuera, très probablement, sur la même voie, suggère Solano.
«Ce qui est également clair, c’est que depuis que Michel Temer est au pouvoir, le Brésil est devenu un pays encore plus inégal. Lula a réussi à sortir des dizaines de millions de personnes de la pauvreté. Pas de façon très solide, c’est vrai, mais il l’a fait. Dans le Brésil d’aujourd’hui, celle qui a obtenu une hégémonie n’est pas n’importe quelle droite: c’est la plus rancunière, la plus arriérée, esclavagiste, liée au pouvoir financier, au capital étranger. C’est elle qui promeut les privatisations, la sortie du pays de la scène internationale, la réduction des dépenses publiques, les contre-réformes du travail et de la sécurité sociale.» Solano pense que «construire une démocratie au Brésil sans lutte radicale contre l’inégalité» relève d’une chimère, «d’autant plus que le système politique a été totalement conquis par le pouvoir économique». Une «réforme anti-système» serait la seule issue, mais il n’y a personne aujourd’hui qui propose une telle orientation ou qui est assez fort pour l’initier. (Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, en date du 13 avril 2018; traduction A l’Encontre)
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