Bolivie: trois révolutions se superposent (I)

Indiens amazoniens dans la rue, le 19 octobre 2011, à La Paz

Par Guillermo Almeyra

La conquête du gouvernement par une rébellion ouvrière, paysanne et populaire massive, qui impose un Parlement à majorité indigène et un président (Evo Morales) uru-aymara – dont la langue maternelle est l’aymara – ne change pas le système social en vigueur dans le pays, ni l’insertion de celui-ci dans le marché capitaliste mondial, ni le caractère même de l’Etat.

Malgré toutes les conséquences importantes de cette rébellion sur les rapports de forces entre les classes et les secteurs sociaux – et donc sur le fonctionnement de l’Etat qui est lui-même l’expression de cette rébellion – cette dernière ne représente pourtant pas plus qu’un moment d’un processus dans lequel il faut conquérir tous les jours de nouveaux changements sociaux si l’on ne veut pas retomber dans ce que précisément les mobilisations veulent changer.

Rien n’est acquis une fois pour toutes, rien n’est fermement conquis et le processus révolutionnaire constitutif ne maintient pas toujours la même vigueur et la dynamique initiale, parce qu’inévitablement le capitalisme provoque la bureaucratisation des mouvements sociaux et de l’équipe qui gouverne, laquelle ne peut échapper aux dangers professionnels du pouvoir qu’en faisant un difficile effort d’autocritique et de rénovation culturelle.

Dans le cas de la Bolivie, ce sont trois révolutions qui se superposent et s’entremêlent. La première, que l’on peut qualifier de «décolonisatrice», se bat en faveur des droits des peuples autochtones, qui sont majoritaires, et pour l’égalité de ceux-ci avec les métis et les blancs. La seconde, démocratique et «anti-oligarchie», revendique la pleine jouissance des droits pour ceux qui sont majoritaires – droits qui sont encore monopolisés par une minorité ethnique et culturelle – et la création d’un Etat de droit. Et pour finir, une troisième révolution encore en germe, que l’on pourrait qualifier d’anticapitaliste, lutte pour un système social alternatif.

Cette révolution est présente dans l’histoire bolivienne à travers la généralisation du double pouvoir et du pouvoir populaire face au pouvoir de l’Etat, même quand celui-ci fonctionne avec un gouvernement amplement majoritaire, comme ce fut le cas du premier gouvernement du MNR (Mouvement nationaliste révolutionnaire avec sa «Révolution nationale bolivienne», en 1952) et est, aujourd’hui, le cas de celui d’Evo Morales.

La première de ces révolutions s’appuie sur la reconnaissance du fait que l’Etat est plurinational et qu’il faut établir constitutionnellement une discrimination positive en faveur des peuples autochtones, dont les langues, les cultures, les us et coutumes, la justice populaire et l’autonomie doivent coexister – dans toute leur diversité – avec la justice, la législation et l’appareil étatique capitaliste, qui se proclame républicain et considère comme universelles ses lois et institutions; c’est cette coexistence que la révolution démocratique essaie d’imposer.

En raison de la subsistance de l’exploitation capitaliste des travailleurs et des travailleuses ainsi que des opprimé·e·s par le capital international et ses agents et complices plus ou moins importants, à tout moment réapparaissent les germes de la troisième révolution. Cette révolution anticapitaliste se joue sous les différentes formes des organes de pouvoir issus d’«en bas», qui surgissent en tant qu’Etat en création dans les conflits qui les conduisent à s’affronter au gouvernement de l’Etat central, qui lui est guidé par les nécessités du développement capitaliste et par les exigences de l’économie mondiale.

Le gouvernement est forcé d’exporter des minéraux et des produits agricoles primaires afin d’obtenir des devises pour le fonctionnement de l’Etat, la réduction de la misère et de l’ignorance comme la croissance économique du pays. Se maintient ainsi une politique néo-développementiste et «extractiviste» [allusion aux mines, pétrole, etc.] et une agriculture capitaliste d’exportation qui entre en contradiction avec la faim de terres pour l’agriculture paysanne de subsistance et la défense des forêts et des ressources naturelles (eau, bois, biodiversité). L’on considère, par exemple, qu’il est logique et légal que les quelques dirigeants d’une transnationales minière ou pétrolière détériorent gravement l’environnement de tous, mais pas que 10’000 indigènes, avec leur mode de vie non capitaliste, s’opposent au tracé d’une route internationale qui détruira leur territoire [voir sur ce site, rubrique Bolivie, les articles publiés en date du 7 octobre et du 10 octobre 2011]. On crée ainsi une opposition entre ces indigènes et les joueurs de golf, les cocaleros, les petits commerçants, les fonctionnaires et les «classes moyennes» métisses ou indigènes des zones intégrées dans le capitalisme, alors qu’en réalité ce sont les entrepreneurs brésiliens qui sont les gagnants dans ce projet routier.

Ainsi, pour le gouvernement d’Aymaras et de métis intégrés, les Guaranis sont des «sauvages» qui doivent être ignorés ou réprimés ou, pire encore, ils sont considérés comme des arriérés qui se laissent toujours manipuler par les Etats-Unis ou les propriétaires terriens. C’est le prix à payer pour avoir théorisé, comme l’a fait le vice-président bolivien [Alvaro Garcia Linera], la formation d’un capitalisme andin, au sein duquel une bourgeoisie aymara naissante exploite de manière brutale la main-d’œuvre des communautés familiales qu’elle maintient dans une situation de semi-esclavage pour s’assurer les avantages d’une accumulation capitaliste primitive. Cela avec l’accord des dirigeants des mouvements sociaux (que représente le MAS). Ils remplacent, dans les faits, les ayllus [en langue quechua et ayamara «ayllu» signifie «communauté» de familles ayant la même origine, réelle ou fictive, dont le chef, sélectionné, s’occupe de la répartition des terres, des travaux collectifs, etc.] qui sont en état de désagrégation en raison de l’émigration et de l’urbanisation. Celui qui travaille à la construction d’un capitalisme national différent ferme la voie à une alternative au capitalisme et perpétue dans son pays la dépendance, l’exploitation, l’inégalité et le retard.

Il n’est pas possible de rayer de la carte les peuples autochtones de l’est du pays ni de créer pour eux une réserve naturelle dans une partie du TIPNIS [Territoire Indigène et Parc National Isiboro Sécure] où ils pourraient vivre, comme les éléphants et les rhinocéros du Kenya, dans une aire protégée. Il n’y a donc pas d’autre solution que de respecter la Constitution, d’accepter la volonté des peuples guaranis qui n’ont pas été consultés préalablement sur le tracé de la route et de modifier le tracé du projet pour préserver le TIPNIS. [1]

Une alternative aux contraintes économiques, politiques et idéologiques du capitalisme n’est pas possible sans la participation consciente et volontaire des indigènes et des indigènes-paysans. Ceux-ci doivent sentir qu’ils sont les protagonistes du changement et avancer sur cette voie avec une vision solidaire se situant à une échelle plus vaste que celui de leur propre territoire.  Il s’agit de construire l’unité des autonomies et des diversités. (Traduction A l’Encontre; à suivre)
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Guillermo Almeyra a publié cet article dans le quotidien mexicain La Jornada, le 16 octobre 2011.

[1] La route qui doit traverser le TIPNIS fait partie, en réalité, d’un vaste réseau de routes, de voies ferrées et d’infrastructures énergétiques qui a pour nom Iniciativa para la Integracion Sudamericana (IIRSA), projet dans lequel le Brésil, depuis l’an 2000, joue un rôle important; mais dont la BID (Banque Interaméricaine de Développement) n’est pas absente! (Ndr)

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