Il fait un temps accablant, une tempête menace, pourtant même s’il pleuvait de manière torrentielle, comme le 8 août 2018, le vote au Sénat ne serait pas le même. «Nous sommes revenus pour être meilleurs», tel est le slogan du gouvernement d’Alberto Fernandez [qui a succédé à Mauricio Macri le 10 décembre 2019] et il semble qu’il ait également évoqué la promesse de sa campagne électorale pour l’obtention du droit à l’avortement légal: le Sénat l’a adopté par 38 voix pour, 29 contre et une abstention.
Pour ce qui est du mouvement féministe, le «nous sommes revenus» était synonyme d’extension – et non pas de retour – car il n’a jamais quitté la place, la rue, comme l’espace public par excellence, pour l’obtention des droits des personnes niées, de celles traitées comme des citoyens de seconde zone. Et jusqu’à ce mardi 29 décembre.
En arrière-fond du vote du 29 décembre 2020, il y a, en Argentine, 15 ans de campagne nationale et permanente pour un avortement légal, sûr et gratuit. Cela conjointement avec la croissance de réseaux tels que les Socorristas, qui conseillent et accompagnent les avortements dans tout le pays [1]. Ce réseau se combine avec le Réseau des professionnels de la santé en faveur du droit à décider. Il contourne le «mandat» du pouvoir médical hégémonique. Il comprend qu’un avortement sûr est une question de santé publique. Il garantit des droits et respecte le serment d’Hippocrate. Derrière le vote du 29 décembre se trouve le Réseau des enseignants pour le droit à l’avortement, qui comprend que l’avortement fait partie de l’éducation sexuelle complète (ECS) que chaque fille et chaque garçon devraient recevoir. Et il y a les «jeunes filles avec paillettes» [référence au maquillage des activistes], les députées et les journalistes féministes. Tous ensemble pour cette cause commune qui consiste à garantir le droit à l’avortement dans le cadre du droit à une vie digne d’être vécue.
La politique sans corps, c’est de la bureaucratie. Dans les jours qui ont précédé le vote vert [couleur du mouvement pour ce droit, face au bleu des opposants], salué dans le monde entier, il y a eu beaucoup de politique effective. Des réunions du président Alberto Fernandez en déplacement pour convaincre les indécis dans différentes provinces, de jeunes sénatrices et leurs conseillères faisant tout pour assurer un débat transversal, mais surtout les «filles» et les «pionnières» remplissant à nouveau les rues et les places pour éviter l’indifférence.
Pourquoi le vote d’une loi est-il si palpable, comme s’il s’agissait d’une Coupe du monde? La retransmission du débat parlementaire a été suivie sur six écrans géants, placés devant le Congrès, à Buenos Aires: trois écrans pour le secteur vert, les trois autres pour les anti-droits. Dans 60 autres endroits du pays, des milliers et des milliers de personnes étaient présentes par une nuit de pleine lune, «réparant» une année entière de distance sociale imposée.
Il y a eu des craintes face à un vote paritaire «instable et déconcertant», telle que défini par Marta Alanís, des femmes Catholiques pour le droit à décider, durant la journée, quelques heures avant le vote. Mais ce n’est qu’à 4h12 du matin que le résultat a été vert d’espoir.
Une vague régionale
Cette approbation a un effet multiplicateur dans la région. A la date du mardi 29 décembre, l’Amérique latine et les Caraïbes comptent six pays où l’avortement est légal, sans motif, pendant les premières semaines de la grossesse, selon le calendrier établi par chaque loi: l’Uruguay, Cuba, la Guyane, la Guyane française, Porto Rico et le Mexique (à Mexico et Oaxaca). Avec l’Argentine, ils sont sept.
Avec une «vigilance constante», comme l’a écrit l’écrivaine Tununa Mercado, originaire de Cordoba, les féminismes populaires en Argentine «ont réussi à faire sortir l’avortement du placard une fois pour toutes. Elles ont construit un large consensus et une conscience collective du droit à décider», explique la journaliste Florencia Alcaraz dans son livre ¡Que sea ley! (Marea, 2018), et «ont élargi l’imagination de la région autour d’une éventuelle législation sur l’avortement».
Depuis le Salvador, un pays d’Amérique centrale où ce droit est totalement criminalisé, avec des dizaines de femmes emprisonnées pour fausses couches, Laura Aguirre – directrice du média numérique Alharaca – affirme que cet achèvement argentin est un «coup de pouce» et «un rappel que, malgré le fait que le chemin soit long et difficile, il peut être atteint avec de la patience, de la sororité, de la lutte, du soutien entre nous». Tica Moreno, de la Marche des femmes brésiliennes, a décrit cette victoire comme une avancée pour toutes les féministes internationalistes, en admettant que pas facile: «Cela demande beaucoup d’organisation, d’éducation populaire, de mobilisation, d’engagement, d’audace, de dialogue, de rébellion, de symbolisme, de bruit, de corps en mouvement et de lutte collective contre l’offensive réactionnaire, néolibérale et hétéropatriarcale dans la région.»
Depuis les couloirs du Sénat qui font écho à sa voix, la sénatrice Marta Alanís affirme qu’on ne peut pas prévoir «un effet domino» de ces lois en faveur de l’avortement légal dans l’ensemble de l’Amérique latine, mais «nous avons fait tellement de bruit vert que cette loi progressiste aura un impact selon le contexte politique des pays. Au milieu d’une région où la droite veut imposer ses droits, chaque mouvement, dans chaque pays, doit créer des conditions, car il est possible que ce droit soit légalisé.»
Le devoir politique de se montrer à la hauteur
A 16h08 (de l’après-midi), le débat a commencé à la Chambre haute (Sénat), avec 34 des 72 sénateurs présents dans la salle et depuis leurs bureaux; deux absents (José Alperovich en congé pour des accusations de viol de sa nièce et l’ancien président Carlos Menem dans un coma artificiel). Les autres participaient à la session depuis leurs provinces; 59 se sont inscrits pour prendre la parole, dont six ont été inscrits comme «indécis» pour ce qui était de leur vote final. Finalement, 58 ont pris la parole. Outre les rassemblements féministes, des milliers de personnes ont suivi les présentations sur la chaîne Youtube du Sénat (avec des pointes de 51’400 téléspectateurs) et des milliers d’autres ont suivi le débat grâce aux émissions des stations de radio, des journaux et des chaînes de télévision. 12 heures plus tard, la loi a inscrit dans la loi l’accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), jusqu’à la 14e semaine de gestation, et aux soins post-avortement.
Dès l’ouverture de la session, suite à l’annonce faite par la rapporteuse, la sénatrice «officialiste» Nancy Durango, on savait qu’il y aurait un accord pour un veto présidentiel partiel et une modification dans la règle d’application de la loi concernant la référence à la santé «intégrale», mentionnée dans les raisons des interruptions légales de grossesse – et non dans le texte du projet de loi (ainsi la période de 14 semaines pour l’avortement ne change pas) – empêchant de la sorte que la loi soit discutée à nouveau au Congrès. Le veto au terme «intégral» maintiendrait les raisons invoquées auparavant et le règlement d’application indiquerait que «le danger pour la vie ou la santé doit être évalué et établi par le personnel de santé intervenant», selon le document du projet auquel les élus avaient accès antérieurement. Une partie de ce contenu a également été partagée par le sénateur Alberto Weretilneck [ex-gouverneur de la province de Río Negro] dans sa présentation, vers 2h15 du matin. Cet accord l’a amené, lui et d’autres «indécis», à voter en faveur de l’avortement légal.
Au fil des heures, l’argument en faveur de l’accès à l’avortement en tant que problème urgent de santé publique s’est renforcé chez les indécis, reconnaissant, à partir du respect de l’autonomie de décision, que le maintien de la clandestinité ne met pas fin à la pratique: il ne fait qu’aggraver les risques pour la vie et la criminalisation. C’est ainsi que Silvina Larraburu (Frente de Todos, FDT), Stella Maris Olalla (Juntos por el Cambio) et Sergio Leavy (FDT) ont déclaré leur vote affirmatif et «déconstruit», formule indiquant le changement de position. Les détails des positions pour et contre se retrouvent dans le procès-verbal du débat parlementaire. Une synthèse des changements de position en faveur d’un vote positif peut se trouver dans l’explication de la sénatrice Lucila Crexell (Interbloque fédéral) de Neuquén. En 2018, elle s’était abstenue de voter: «Je n’ai pas changé de position, j’ai changé mon approche: l’avortement clandestin est une maladie silencieuse que beaucoup refusent encore de voir. Ce drame ne m’est pas indifférent. Cette loi ne change rien pour ceux qui s’y opposent, mais elle change pour toutes celles qui ont besoin de l’aide de l’État.»
Après 22h30, les positions étaient de 37 pour, 32 contre, deux abstentions et un indécis. Tout se jouait jusqu’à la dernière minute.
Ana Almirón (FDT), qui a fait dix heures de route pour rejoindre le Sénat depuis Corrientes, a qualifié le débat de «beau et transversal». Elle a prononcé l’un des discours les plus célèbres sur les réseaux sociaux. La critique de sa province, déclarée «pro-vie» en 2011, a rappelé qu’il n’y a «pas de vote des jeunes, c’est-à-dire que nous n’autorisons pas les filles de 16 ans à voter, mais nous les obligeons à accoucher à 10, 11, 12 ans. C’est tout simplement l’idée de la femme couveuse. Dans ma province, 18% des naissances vivantes sont le fait de jeunes de moins de 18 ans. Allons-nous les laisser avoir un avortement sûr, ou allons-nous les accompagner au poste de police ou à la morgue?» a-t-elle demandé à ses collègues élus, tout en brandissant son mouchoir vert avec le slogan «Des filles, pas des mères». Les provinces du nord-est de l’Argentine ont les taux de fécondité maternelle, infantile et adolescente les plus élevés du pays: ces régions coïncident avec la carte de la plus grande pauvreté structurelle.
Un autre argument fort en faveur du projet de loi – qui pourrait être un avant-goût de la discussion de la séparation de l’Église et de l’État – fut celui de Gladys González (Proposition républicaine) qui suppose qu’elle ne peut pas imposer une doctrine religieuse: «N’est-il pas temps de comprendre pourquoi nos femmes qui croient en Dieu avortent? […] Nous avons compris tardivement l’importance de l’éducation sexuelle, de l’utilisation des contraceptifs. Le châtiment et la culpabilité ne font qu’apporter plus de douleur et de mort.»
Le mouchoir vert, un code universel qui franchit les frontières et retrace une généalogie de combats avec les Mères et les Grand-mères, un mot de passe porté par des poupées, sur les cols, sous forme de pins, sur les cravates, était visible toute la journée. La sénatrice Maria Eugenia Dore, de la Patagonie (FDT), avait sur son bureau, comme d’autres jeunes députées, un triangle d’étoffe sur lequel on pouvait lire «L’avortement est légal, libre et féministe». Derrière cet emblème, elle a rappelé: «Les femmes ne demandent pas la permission de faire l’histoire. Nous essayons simplement d’être à la hauteur de l’extension des droits. Ce projet vient redonner de la dignité aux femmes et aux femmes enceintes.»
«Parce que, même s’il fut criminalisé, il a toujours existé. Le but est de garantir moins de complications, plus de santé, plus de vie», a déclaré Roberto Mirabella, originaire de Santa Fe, en plaidant pour le projet depuis sa résidence. Au cours des dernières heures, il avait subi des pressions jusqu’à des visites d’évêques chez lui, à Rafaela [ville de la province de Santa Fe]. Ce n’était pas une exception: le sénateur de Patagonie, Matías Rodríguez, a introduit son exposé en se solidarisant avec ses collègues qui étaient intimidés par des «fanatiques».
Les opposants aux droits menacent, ennuient et retardent avec des arguments irrespectueux, mensongers et discriminatoires, comme par exemple en disant que les enfants atteints du syndrome de Down [anomalie génétique du chromosome 21] seront avortés ou que «le projet ne dit rien sur l’enfant à naître»; «nous ne pouvons pas sauver les erreurs que d’autres ont commises»; «que pensera un fœtus de 13 semaines s’il traverse la frontière d’un pays à l’autre»; voire en faisant allusion à des situations datant de 500 avant J.-C. ou à la sécheresse anglaise de 1315, comme l’a fait le Dalmacio Mera du FDT pour Catamarca [ville de la province du même nom au bord de l’Argentine].
A 1h15, certains journalistes annoncèrent qu’il y avait 38 votes en faveur du projet. Le résultat pour 2018 était donc inversé.
Une dette de la démocratie commençait à être payée: 3040 femmes sont mortes des suites d’avortements dangereux entre 1983 et 2016. À ceux qui doutent de ce chiffre, María Inés Pilatti (FDT) du Chaco a déclaré: «Cela me rappelle quand vous doutez qu’il y ait 30’000 [«disparus» lors de la dictature].»
La suite
L’objection de conscience [des médecins] et l’idéologie institutionnalisée, qui en Uruguay ont été clairement diagnostiquées comme le principal défi en huit ans d’application de la loi IVG, font partie des obstacles que «nous allons devoir abattre», a déclaré Marta Alanís. «Nous avons un travail très important devant nous», a-t-elle reconnu. Mais nous pouvons le conduire suite à une dépénalisation sociale avancée, avec l’appui de la marée verte «intacte et ferme pour tout ce qui viendra». Comme, par exemple, les plaintes juridiques que la sénatrice anti-avortement Silvia Elías de Pérez a promis de déposer devant la Cour suprême. Il semble que la sénatrice veuille approfondir la criminalisation existante: depuis 2012, 1532 cas d’avortement et 37 possibles actions obstétriques ont été criminalisés dans 17 provinces, selon une enquête du Centre d’études juridiques et sociales.
Dans d’autres endroits, les secouristes ont rencontré des secourues. L’une d’entre elles dit: «Quand ils votèrent, j’ai été stupéfaite pendant un moment. Au bout de quelques minutes, il m’est apparu dans mon esprit comme un défilé de visages, de situations que j’ai accompagnées, d’autres qui ont changé ma tête et ma vie. Et puis je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer. Aussi rationnel et critique que je puisse être à l’égard de la loi, le sentiment le plus fort était peut-être que cela était la justice, un peu de réparation.»
Les militantes exposées pendant des années dans les villes conservatrices ne cessent de recevoir des félicitations de différentes régions. Chaque message est un câlin. «Toute ma vie, je me suis battue pour ça et ça arrive. C’est très bouleversant et c’est en même temps quelque chose de juste, de beau et un signe d’amour de notre côté», dit Dahiana Belfiori, de Rafaela, auteure de Codigo Rosa, histoires d’avortement.
Le poids politique de ce que nous avons réalisé est extrêmement émouvant. (Article publié dans La Diaria, le 31 décembre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] C’est en 2014 que le réseau Socorristas acquiert le sens clair d’un réseau militant qui insiste sur la nécessité de prendre soin de la vie et de la santé de celles qui décident de se faire avorter, face aux expériences et aux preuves empiriques qui montrent que lorsqu’une personne décide de se faire avorter, elle le fera, au mépris des lois restrictives et pénalisantes. Celles qui sont les plus pauvres et les plus vulnérables le feront, mettant même leur vie et leur santé en danger. Face à l’abandon de l’État, les réseaux d’information et de soutien sont une réponse aux drames qui génèrent l’insécurité, des souffrances et du mépris que nous cherchons à éviter. (Réd. selon sa déclaration d’intention)
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