Argentine. L’extrême droite a reculé (pour l’instant). Vérification le 19 novembre 

Victoria Villarruel et Javier Milei, le 22 octobre au soir.

Par Mariano Schuster et Pablo Stefanoni

L’Argentine a freiné des quatre fers. Après une vague d’opposition qui, lors des primaires du 13 août dernier, a balayé le péronisme au pouvoir et placé le libertarien d’extrême droite Javier Milei aux portes de la Casa Rosada [palais présidentiel], l’électorat a semblé réagir à ce qui s’apparentait à un saut dans le vide. Entre le PASO – primaires ouvertes, simultanées et obligatoires – et les élections du 22 octobre, la possibilité d’une victoire du candidat libertarien a fait retentir toutes les alarmes. Cette réaction a permis au péronisme de regagner du terrain et de réaliser le miracle qu’il espérait sans grande conviction. Sauf dans le cas de Sergio Massa lui-même, un homme politique doté d’une exceptionnelle volonté de pouvoir.

Sergio Massa (Unión por la Patria) a obtenu un score inattendu de 36,68% (9 645 983); Javier Milei (La Libertad Avanza-LLA), a stagné à 29,98% (7 884 336); Patricia Bullrich (Juntos por el Cambio-JxC) s’est effondrée à 23,83% (6 267 152); Juan Schiaretti (Hacemos por nuestro Pais), 6,78% (1 784 315); Myriam Bregma (Frente de Izquierda y de Trabajadores-Unidad), 2,70% (709 332).

Le fait que Sergio Massa, en tant que ministre de l’Economie de l’actuel gouvernement péroniste, qui gère un taux d’inflation de plus de 120% par an et une forte hausse du dollar, ait obtenu ce résultat peut sembler étrange. Mais le candidat a profité de sa position pour prendre une série de mesures – appelées de manière peu flatteuse par certains médias «plan platita» [plan petites économies] – qui comprenaient l’élimination de l’impôt sur les revenus salariaux et diverses mesures devant amortir la crise sociale que traverse le pays. De plus, dans une campagne caractérisée par les invectives nauséabondes de Milei et une Patricia Bullrich qui, après les primaires, n’a pas trouvé de relais [en août, deux candidats de PRO-Juntos por el Cambio, Patricia Bullrich et Horacio Rodriguez Larreta, la première le devançant], Massa est apparu comme «le raisonnable dans la pièce». Alors que Milei tentait de faire atterrir, de manière chaotique, son utopie «anarcho-capitaliste» dans un projet gouvernemental, le ralliement à Massa a fini par être une sorte de vote défensif d’une partie de la société. Milei s’est empêtré même dans sa proposition la plus spectaculaire – la dollarisation – et s’est allié aux pires de la «caste» qu’il prétendait combattre, comme le syndicalisme philomafieux du leader du secteur de la restauration Luis Barrionuevo [membre du Parti justicialiste, secrétaire général de la CGT Azul y Blanco de 2008 à 2016, rallié dans la pratique à Macri].

Massa s’est montré présidentiable et a fait appel à son pragmatisme proverbial: il a réussi à contenir le vote de gauche – dont une partie, lors du PASO, s’était exprimée en faveur du leader social Juan Grabois [a créé la Confédération des travailleurs de l’économie populaire, actuellement Union des travailleurs et travailleuses de l’économie populaire] – et à maintenir son alliance avec Cristina Fernández de Kirchner. Il s’est aussi imposé comme rempart face à Milei, surtout face au danger de sa victoire au premier tour. Même les électeurs traditionnels de la gauche trotskiste (FIT-U) ont décidé de se «boucher le nez» et de voter pour le ministre de l’Economie.

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Ministre et candidat, Sergio Massa a fait preuve d’une grande habileté politique pour se présenter comme celui qui a «empoigné le fer chaud quand personne ne voulait le faire» et comme l’homme qui, malgré tout, a «empêché la déflagration». Dans le même ordre d’idées, il a réussi à établir, au moins dans son discours, que les divers maux qui frappent l’économie argentine actuelle proviennent des injonctions du Fonds monétaire international (FMI), en raison de l’endettement du gouvernement de Mauricio Macri [qui avait obtenu une «aide» de 57 milliards en 2018], et des tentatives de déstabilisation de l’opposition de droite. En même temps, il a réussi à se détacher du kirchnérisme, montrant qu’en tant que président, il ne sera pas le même qu’en tant que ministre dans un gouvernement péroniste chaotique en raison des disputes entre le président Alberto Fernández et la vice-présidente Cristina Fernández de Kirchner. En outre, Massa a établi une alliance solide avec le gouverneur de la province de Buenos Aires, Axel Kicillof [depuis décembre 2019, ancien ministre de l’Economie de Cristina Fernández de Kirchner de novembre 2013 à décembre 2015], qui a été réélu dans un territoire péroniste clé.

Sergio Massa a entrepris une campagne dans laquelle il s’est positionné comme le seul homme politique capable d’administrer l’Etat argentin. L’actuel ministre de l’Economie a endossé le costume qui lui convient le mieux: celui d’un homme de la classe politique capable d’évoluer de manière pragmatique dans différentes sphères, y compris au sein de l’establishment, et de proposer un dialogue dans différentes directions. Au final, comme le représentant de la «caste» politique tant décriée par Milei.

Lors des débats présidentiels, diffusés simultanément sur différentes chaînes de télévision, Massa a affronté ses rivaux avec un discours qui mettait l’accent sur la nécessité de s’engager dans une nouvelle étape politique, sans détruire les acquis des 40 ans de démocratie qui seront célébrés en décembre prochain [sortie de la dictature: en octobre 1983, Raul Alfonsin, de l’Union civique radicale, est choisi par un collège électoral contre le péroniste Italo Luder et occupe le poste de président en décembre]. Face aux positions plus idéologisées du kirchnerisme, qui ont été et continuent d’être un «affrontement avec la droite» et face à une conjuration permanente du «fascisme», Sergio Massa a utilisé un discours qui, selon ses propres termes, était fondé sur le refus de la «colère et de la haine». Face à Javier Milei et Patricia Bullrich, il a fait des propositions concrètes sur différentes questions et a clairement indiqué que sa politique serait, dans différents domaines, «ciblée». Face à la droite de Milei et Bullrich, il a tenté d’apparaître comme une sorte d’extrême centre et a appelé à un «gouvernement d’unité nationale» avec «tout le monde», y compris le centre-droit et les libertariens. En même temps, sa campagne s’appuie sur la puissance territoriale du péronisme qui, après avoir été surpris par Milei lors du PASO, a activé tous les leviers de son pouvoir local et provincial. Il ne faut pas oublier que, pour les primaires, le péronisme a soutenu Milei de diverses manières afin d’affaiblir la coalition Juntos por el Cambio-JxC (Bullrich et Larreta), qu’il considérait comme plus difficile à battre au second tour. En fin de compte, cette stratégie pourrait fonctionner [le véritable test interviendra le 19 novembre].

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Alors que l’opposition de Milei et de Bullrich projetait une vision fortement délabrée du pays, Massa a axé sa campagne sur un message positif et sur l’idée que «nous ne sommes pas un pays de merde». Pour décrédibiliser Milei, il a affirmé que la proposition phare du candidat libertarien (la dollarisation) n’avait été appliquée que dans trois pays: le Zimbabwe, le Salvador et l’Equateur – ce dernier étant aujourd’hui plongé dans une crise profonde. Et pour contrer les attaques très dures de Bullrich, qui l’accusait d’avoir «doublé le taux d’inflation», le candidat péroniste a affirmé que la proposition de dédoublement de la monnaie [officialisation de divers types de change, dans une politique d’équilibre budgétaire et de non-émission monétaire] de la candidate de centre droit semblait avoir été «copiée du Venezuela et de Cuba», deux pays avec lesquels la droite, logiquement, associe traditionnellement le kirchnerisme.

Un autre aspect clé de la campagne de Massa a été la manière dont il s’est présenté à la société. Le péronisme, même progressiste, a présenté Massa comme un «homme normal» par opposition à la «folie» de Milei. Cette idée de «normalité» était associée à la défense de l’Etat contre la loi de la jungle propre à l’«anarcho-capitalisme» de Milei. Massa, malgré son propre rôle de ministre et contre toute attente, réussit à rendre convaincant son discours de «prévisibilité» [face à l’imprévisibilité de Milei].

Après sa victoire aux primaires, Milei n’a pas su profiter de l’élan pour générer une vague irrésistible. Les libertariens eux-mêmes pensaient être proches d’une victoire au premier tour (40% et dix points d’avance sur le second, ou 43%). Mais, peu à peu, son profil fantasque a fait des ravages. Ses phrases célèbres, comme «Entre la mafia et l’Etat, je préfère la mafia. La mafia a des codes, la mafia respecte, la mafia ne ment pas, la mafia est compétitive»; ses prises de position contre l’enseignement public, tout comme son idée qu’il devrait y avoir un marché des organes humains ou sa position en faveur de la liberté du port d’armes, commençaient à percer son armure. Il en a été de même pour sa négation du terrorisme d’Etat pendant la dictature [un des thèmes privilégiés de sa candidate à la vice-présidence Victoria Villarruel], à l’opposé du consensus démocratique en vigueur dans le pays.

Cependant, Milei n’a pas seulement été la victime de ses propres déclarations – dont beaucoup ont été faites avant la campagne électorale – mais aussi de celles d’autres membres de son cercle proche. Par exemple, la candidate au Congrès Lilia Lemoine a déclaré que son premier projet serait une loi permettant aux hommes de renoncer à la paternité, puisque les femmes, avec l’approbation de l’avortement en Argentine en 2020, ont le «privilège de [pouvoir] tuer leurs enfants» et de renoncer à être mères. L’un des conseillers de Milei, Alberto Benegas Lynch [économiste libertarien], a proposé de suspendre les relations diplomatiques avec le Vatican tant que François [d’origine argentine] restera pape. [Le pape a été accusé entre autres de soutenir des régimes tyranniques, lui reprochant des dits liens avec les théologiens de la libération.]

Il y a quelques années, Milei lui-même considérait le pape comme «le représentant du Malin sur Terre». «L’imbécile de Rome devrait être informé que l’envie, qui est la base de la justice sociale, est un péché capital», avait-il déclaré, en criant, lors d’une émission télévisée. Puis il a ajouté: «Les Etats sont une invention du Malin.» Bien que ces déclarations aient été faites en 2020, elles sont devenues virales après la victoire du libertaire lors du PASO. La réponse ne s’est pas fait attendre et est venue de l’Eglise catholique elle-même, lorsqu’un groupe de «prêtres villeros» (prêtres des quartiers pauvres, connus sous le qualificatif de «villa miseria»), a organisé une grande messe de rédemption. La grande question est de savoir quelle serait la relation de Milei avec le pape argentin, qui ne s’est jamais rendu dans son pays après sa nomination en 2013 et qui a déclaré vouloir le faire en 2024, dans le cadre d’un éventuel gouvernement Milei. L’opinion du pape est claire, quelques jours seulement avant l’élection présidentielle argentine, a déclaré sans en mentionner le destinataire: «J’ai très peur des joueurs de flûte… le Messie est le seul à nous avoir tous sauvés. Les autres sont tous des clowns du messianisme.» Sergio Massa a annoncé, dans son discours post-électoral, qu’il solliciterait la visite de François l’année prochaine. Peut-être qu’aujourd’hui, Milei se demande, comme Staline autrefois, «combien de divisions a le pape»?

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L’idée que Milei se faisait de l’Etat comme du mal absolu a parfois pris un caractère inquiétant, comme lorsqu’il a déclaré à la télévision, alors qu’il était déjà membre du parlement: «L’Etat est un pédophile dans un jardin d’enfants, avec les enfants enchaînés et baignant dans la vaseline.» En fait, sa stabilité psychologique a été une variable de cette élection. L’élite économique elle-même se méfie de lui – en partie parce qu’en cas de victoire, il sera minoritaire au Congrès et n’a pas d’équipe gouvernementale sérieuse. L’hebdomadaire néolibéral The Economist l’a considéré comme un danger pour la démocratie argentine.

Dans ce contexte, le soutien de Jair Bolsonaro ne lui a certainement pas apporté la respectabilité. Le candidat libertarien n’a rien et personne ménagé lors de cette élection. Il a non seulement critiqué la «caste», mais il s’est également attaqué aux grands médias, dont il a considéré plusieurs journalistes comme des «ensobrados» (soudoyés). En outre, il a critiqué sans pitié Patricia Bullrich, la candidate soutenue par une grande partie de l’establishment et dont il avait lui-même fait l’éloge peu de temps auparavant. Il l’a qualifiée d’«assassine montonera» [référence à l’aile armée du péronisme dite de gauche: les Montoneros] en raison de son militantisme dans le péronisme révolutionnaire des années 1970. Négationniste du changement climatique, admirateur de Donald Trump et du parti espagnol d’extrême droite Vox – et avec une tronçonneuse comme symbole de campagne –, Milei a incarné ce que l’Américain Jeffrey Tucker [lui-même libertarien, partisan de l’école économique autrichienne] appelle le «libertarianisme brutaliste», avec un projet et une mise en scène qui ont séduit de nombreux électeurs et électrices (ses 30% étaient inimaginables il y a quelques mois) mais qui ont aussi effrayé trop de gens, qui ont voté pour éviter sa victoire.

JxC aura, malgré son recul aux présidentielles, un grand nombre de gouverneurs de province. Mais beaucoup d’entre eux appartiennent à l’Unión Cívica Radical (UCR), une force politique historique qui fait partie de JxC mais dont les relations avec le parti de Mauricio Macri – Proposition Républicaine (PRO) – n’ont pas été exemptes de tensions. Avec la défaite électorale de Bullrich, la question de la continuité de cette coalition est ouverte. Javier Milei a réussi à créer la surprise – au moins dans cette compétition électorale – et certains membres de JxC pourraient prendre d’autres directions. Des dirigeants de JxC rejoindront-ils le «gouvernement d’unité nationale» proposé par le candidat péroniste? Les choses se clarifieront au cours des prochains jours.

Un nouveau scénario se dessine: Massa cherchera à profiter du changement des prévisions [qui donnaient Milei en tête] pour donner un élan décisif à sa campagne et devra attirer les électeurs du centre et du centre-droit, ainsi que ceux du péroniste dissident Juan Schiaretti, qui a obtenu près de 7% (1 784 315). Milei, quant à lui, cherchera à attirer les voix qui se sont portées sur Bullrich pour réaliser, selon ses termes, la «révolution libérale». Après les résultats, le libertarien a centré ses attaques contre le kirchnerisme et a tacitement appelé Bullrich et son secteur à s’allier, pour tenter de suturer les plaies. Le scénario est ouvert, même si le match a basculé le 22 octobre en faveur de Massa. (Article publié dans la revue Nueva Sociedad, octobre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

Mariano Schuster, rédacteur en chef de la plateforme numérique de Nueva Sociedad.
Pablo Stefanoni, rédacteur en chef de Nueva Sociedad.

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