Argentine. Dévaluation et inflation: les voies empruntées par l’ajustement

arton24664Par Fernando Rosso

Le retour de Cristina Fernandez de Kirchner – le 23 janvier 2014 – sur la chaîne nationale de TV est la manifestation de deux échecs. D’une part, celui du défi de la «nouvelle» orientation prise par le chef de Cabinet [Premier ministre depuis novembre 2013], Jorge Capitanich [membre du Parti Justicialiste, péroniste, ex-gouverneur de la province du Chaco] dont le capital politique s’est dissipé sous les coups de la crise énergétique, les mutineries policières, la dévaluation et l’inflation. D’autre part, l’échec des promesses d’aide sociale, auxquelles personne ne croit plus. L’annonce d’un nouveau subside – 600 pesos mensuels pour payer les études des jeunes qui n’étudient et ne travaillent pas (qui ont des emplois précaires et gagnent moins que le minimum vital) – est une obole trop tardive. D’après Cristina, le nouveau plan «Progresar» devait bénéficier aux jeunes qui sont les «enfants du néolibéralisme». En réalité ces jeunes sont le produit de la flexibilisation, de la précarisation et du travail «au noir» qui affectent essentiellement les jeunes et une grande partie des secteurs les plus pauvres de la classe ouvrière. Les lois néolibérales de flexibilisation ont été soutenues par ce gouvernement et sont «au cœur du modèle». C’est uniquement leur annulation qui améliorerait qualitativement la situation de la jeunesse et d’une grande partie de la classe travailleuse, mais le gouvernement opte pour un assistentialisme démagogique, avec des subsides limités qui – tout comme l’allocation universelle – finissent par être liquidés sous l’effet de l’inflation [le taux d’inflation officiel est de 10,9%; personne n’y croit, même pas le FMI; le taux est estimé aux alentours de 25%]

On puise dans les poches des couches ouvrières et populaires

Pendant que Cristina Fernandez de Kirchner (DFK) faisait des discours à la tribune, la dévaluation du dollar officiel impulsée par le gouvernement atteignait, au moment du bouclage de l’édition de cet article, 7,13 dollars (et le « blue » 12,10 dollars [1]; pour l’année 2013, la dévaluation a atteint le 9%. Cette situation a stimulé l’inflation qui s’est accélérée au cours des deux derniers mois. Par ailleurs, la tentative de s’entendre avec les créanciers de la dette regroupés dans le «Club de Paris» [nom donné à un groupe informel de créanciers publics] mise sur un nouvel endettement qui va asservir encore davantage la nation au capital financier international.

Pendant qu’ils laissent libre cours à une dévaluation de plus en plus accélérée, le grand pari pour «combattre l’inflation» est la tentative d’imposer un plafonnement des salaires. Sur ce point, il existe un consensus entre, d’une part, le gouvernement et le patronat et, d’autre part, les partis de l’opposition patronale. La bourgeoisie et ses représentants politiques exigent à cors et à cris une «modération» des revendications des travailleurs.

L’ajustement est déjà en train de s’abattre sur les travailleurs par deux voies: d’un côté, les salaires fondent sous les effets de la dévaluation et de l’inflation; de l’autre côté, la productivité, qui repose essentiellement sur les muscles et les nerfs des travailleurs – vu le manque d’investissement en termes d’intensité de capital – permet d’augmenter les profits en proportion directe à l’augmentation de l’exploitation.

De la démagogie à la sauce Massa

Le projet de loi de Sergio Massa, l’ex-intendant du Tigre [région au nord du Grand Buenos Aires] et actuel député national du Parti justicialiste [chef de cabinet de CFK de juillet 2008 à juillet 2009], qui propose d’interdire les licenciements «sans cause» durant 180 jours n’est que pure démagogie.

La trajectoire de cet ami de l’ambassade états-unienne, du groupe Clarin [groupe de médias dominant en Argentine] et des patrons de l’industrie du soja, qui a fait du Tigre un «territoire libéré» pour la construction de luxueux quartiers privés [encerclés par des grilles de protection et placés sous protection des services de sécurité], devrait suffire à mettre à nu le caractère démagogique du projet. Sans compter que, formellement, le projet ne s’attaque pas aux problèmes concrets que subissent les travailleurs au début des crises.

Même si beaucoup de patrons licencient aussi des travailleurs fixes, surtout ceux qui s’organisent (comme dans l’entreprise Kromberg & Schubert), la méthode traditionnelle est le licenciement, dans un premier temps, des intérimaires, en utilisant la clause légale de «cessation de contrat». Et le projet ne dit rien là-dessus.

Néanmoins cette proposition opportuniste de Massa exprime le fait qu’il s’attribue de pôle de référence pour chercher à regrouper l’ensemble de l’opposition au gouvernement. Même des secteurs du kirchnérisme reconnaissent que la rupture avec la bureaucratie syndicale et avec Moyano [Hugo Moyano, dirigeant historique de la bureaucratie de la CGT, puis d’une dissidence de la CGT en 2012 et allié à CFK dans un premier temps]  – une expression déformée de son affrontement avec le mouvement ouvrier – a été une erreur stratégique de la part de CFK. La perte par le gouvernement de beaucoup de voix entre 2011 et 2013 était due une baisse d’audience parmi ces franges de travailleurs. Les secteurs plus à gauche ont basculé vers le soutien au Front de la gauche et des travailleurs (FIT) [2] . Massa mise sur la capitalisation démagogique du mécontentement de cette base ouvrière.

Le reste de l’opposition au patronat (Union civique radicale, Parti socialiste, Proposition républicaine) participe également à la campagne «estivale», elle tente de former une coalition pour profiter de la crise et de la division des partisans du péronisme. Jusqu’à maintenant ils n’ont «réussi» qu’à approfondir leurs divisions internes.

La bureaucratie syndicale «unie»… à des politiciens patronaux

Au-delà de la fragmentation de la bureaucratie syndicale en cinq centrales, dans son ensemble, elle se divise en eux grandes tendances: celle qui soutient le gouvernement et accepte de se porter garante du plafonnement salarial et celle qui tourne autour de l’opposition péroniste, et surtout de Sergio Massa. Comme Hugo Yasky [Centrale des Travailleurs Argentins – CTA] est à la tête de la tendance acceptant le plafonnement salarial, l’accord conventionnel des enseignants deviendra une «référence» pour la classe ouvrière.

Le sommet avorté de Moyano et de Barrionuevo [dirigeant CGT Azul y Blanco, tendance qui e forma en 2008] prétendait marquer un but et «bousculer» les candidats patronaux du péronisme pour qu’ils accélèrent leur affrontement avec le gouvernement. Ni Massa, ni Daniel Scioli [vice-président de 2003 à 2007, gouverneur de la Province de Buenos Aires], ni José Manuel de la Sota [gouverneur de la province de Cordoba] – qui est train de mettre en œuvre un projet pour limiter le droit à la grève dans la province de Cordoba – n’étaient présents.

Ils sont tous d’accord pour garantir une transition ordonnée jusqu’en 2015 et suivre les instructions du Pape François qui demandait qu’ils «prennent soin» de Cristina. Même ceux qui étaient à l’origine de la convocation ont publié un document modéré qui promettait de maintenir la «paix sociale». Aucun projet de lutte ou de mobilisation, alors même que le pouvoir d’achat des travailleurs est érodé, jour après jour.

Les députés des travailleurs

La condamnation par le député national du PTS – élu dans le cadre du FIT – Nicolas del Caño, de l’augmentation des indemnités – déjà volumineuses – des députés et sa déclaration qu’il n’en encaisserait que 8500 pesos [quelque 780 CHF] et qu’il verserait le reste en faveur des luttes ouvrières, a semé le trouble dans le monde politique et dans les médias et a suscité un immense soutien populaire qui a explosé dans les réseaux sociaux.

Nicolas ne fait que s’en tenir au programme présenté par le FIT lors de la campagne électorale, lequel exige que «tous les députés et fonctionnaires soient payés le même montant qu’une enseignante» (page 3).

En ce qui concerne la lutte contre la caste politique des partis patronaux, il a promis de commencer par ses propres indemnités. Il a fait ce qu’avait déjà fait le travailleur de l’entreprise de céramique [3], Raul Godoy, député pour le PTS-FIT à Neuquén, qui a non seulement respecté cette injonction, mais est récemment retourné travailler dans la fabrique Zanon, après avoir occupé un siège législatif durant un an; cela dans le cadre du système de rotation des postes des élus mis en place par le FIT.

Cette revendication élémentaire cherche à attaquer la «corruption institutionnelle» de cette démocratie pour riches qui, en échange de grosses indemnités et des centaines de privilèges, coopte les politiciens qui finissent par vivre comme les patrons et par voter toutes les lois contre les intérêts des majorités ouvrières et populaires.

Un programme et une alternative politique pour les travailleurs

Mais pour que ce ne soient pas les travailleurs que fassent les frais de la crise, la mesure contre cette caste politique enrichie doit être intimement liée à un programme. Dans le combat pour la classe ouvrière, le FIT doit intervenir avec force pour proposer une alternative politique.

Mobilisation pour la libération des travailleurs du pétrole de Las Heras en décembre 2013
Mobilisation pour la libération des travailleurs du pétrole de Las Heras en décembre 2013

Les revendications doivent commencer par demander la libération des travailleurs du pétrole de Las Heras [4], car avec leur détention et les peines infligées, les autorités veulent donner une leçon à l’ensemble de la classe ouvrière. Pour un salaire équivalant au budget de base d’une famille; une pension de 82% (indexé) du dernier revenu pour les retraité·e·s et une clause qui garantisse une augmentation trimestrielle automatique comme mesure de défense du salaire face à l’inflation. En finir avec l’impôt à la source sur le salaire. Pas de licenciement ; pas de mesure contre les intérimaires. Ouverture des comptes bancaires et de la comptabilité effective des entreprises et contrôle ouvrier et populaire sur les prix. De véritables emplois pour les jeunes, un plan d’ouvrages publics contrôlé par les travailleurs afin de garantir des logements et du travail. Les fonds pour leur financement doivent provenir du refus du paiement de la dette et d’impôts sur les grands patrons du secteur de l’agro, comme de l’industrie et des banques. Nationalisation des banques sous le contrôle des travailleurs et monopole étatique du commerce extérieur.

Les secteurs combatifs et classistes doivent appeler à une rencontre nationale des organisations ouvrières combatives, n’en commençant par des rencontres régionales, pour préparer la bataille pour les conventions collectives. Il sera alors possible de concentrer les forces pour imposer à la bureaucratie un plan de lutte et un congrès de délégués de la base en vue de réorganiser et d’unir le mouvement ouvrier contre l’ajustement en cours.

Mais la tâche stratégique sera également de transformer le soutien important exprimé par le 1,2 million de voix qu’a obtenu le FIT et qui ont permis son émergence sur le plan électoral, en une puissante force militante de milliers d’ouvriers et de jeunes dans les usines, les écoles et les universités;  étape sur le chemin de la construction d’un grand parti révolutionnaire de la classe ouvrière. (Article publié dans la Verdad Obrera, Buenos Aires, 24 janvier 2014 ; traduction A l’Encontre)

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[1] Selon le quotidien espagnol El Pais du 26 janvier 2014 (p.29), le taux de change face au peso du dollar « blue», pour ne pas dire celui changé au noir, a évolué de la sorte : octobre 2011 le dollar officiel coûtait 4,24 pesos et le «blue» 4,49. En mai 2013, il passe la barre des 10 pesos. Les Argentins le nomment le dollar Messi (du nom du joueur du Braça). Au cours de la semaine qui prit fin le 24 janvier : il se négociait à 11,70. La recherche de dollars sur le marché noir est due aux obstacles mis par le gouvernement pour son acquisition et, ensuite, parce que c’est le seul moyen d’épargner face une inflation de 25%. (Rédaction A l’Encontre)

[2] Le FIT – Front de la gauche et des travailleurs – a obtenu lors des élections du mois d’octobre 2013 une résultat significatif qui a permis l’élection de trois députés, dans trois provinces (Mendoza, Salta et Buenos Aires) ). Des députés provinciaux ont été élus entre autres dans les provinces de Buenos Aires et de Mendoza. L’implantation sociale des organisations formant le FIT, leurs activités et le mécontentement face à la politique de CFK – comme face à celle des bureaucraties péronistes – est à l’origine de ce succès. Le FIT réunit le Parti socialiste des travailleurs (PTS), le Parti ouvrier (PO) et Gauche socialiste (IS). Il s’est créé en 2011. Dans un entretien datant du mois d’août 2013, Christian Castillo (PTS) explicite les bases politico-programmatiques du FIT : « Le FIT est un outil dans notre lutte pour l’indépendance politique de la classe travailleuse face aux partis et aux coalitions politiques de la bourgeoisie. Nous faisons front contre le kirchnerisme, aussi bien que contre les différentes variantes d’opposition liées au patronat, qui cherchent à capter la colère des travailleurs et des jeunes. Le programme du FIT consiste en une plateforme de 26 points qui comprend des revendications démocratiques, sociales, transitoires, qui s’attaquent à la propriété capitaliste et posent comme objectif la mise en place d’un gouvernement des travailleurs et du peuple basé sur les mobilisations.» (Rédaction A l’Encontre)

[3] L’entreprise de céramique située à Neuquén (capitale de la province)  – dont le propriétaire était Luigi Zanon, d’où le nom de «La Zanon» – a été occupée par les travailleurs en 2001, face à un lock-out décidé par le patron. L’expropriation a été obtenue, finalement, en décembre 2012. L’entreprise se nomme aujourd’hui Fabrica Sin Patrones. Quelque 480 travailleurs gèrent cette usine; ils touchent le même salaire. Les banques se refusent à des crédits pour des investissements nécessaires. (Rédaction A l’Encontre)

[4] Le 12 décembre 2013, quatre travailleurs du pétrole de la Ciudad de las Heras ont été condamnés à des peines de prison à perpétuité par le tribunal de Caleta Olivia, province de Santa Cruz, sur une base totalement arbitraire et suite à l’utilisation de méthodes d’interrogatoire confinant à la torture. Ils étaient accusés de la mort d’un policier, sans aucune preuve, lors d’une grève importante, en 2006, dans le nord de la province où régnait alors le couple des Kirchner. Une campagne pour leur libération est en cours. (Rédaction A l’Encontre)

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