Tunisie: blocage politique et relance de mobilisations sociales

Par Alain Baron, suite des entretiens avec Nizar Amami et Ali Ourak, syndicalistes de l’UGTT-PTT

Manifestation réprimée de chômeurs et chômeuses à Tunis, le 7 avril 2012

Après les élections d’octobre 2011, on a assisté à une bipolarisation de la scène politique entre, d’une part, la troïka au pouvoir dominée par les islamistes d’Ennadha, alliés au CPR (Congrès pour la République) de Moncef Marzouki et aux sociaux-démocrates d’Ettakatol et, d’autre part, l’opposition libérale, avec la tentative de Caïd Essebsi (le Premier ministre en place avant les élections d’octobre 2011) de recomposer une force réunissant les anciens du Destour de Bourguiba et des partis issus de la dissolution du RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique) de Ben Ali.

La consolidation d’Ennadha

Les dirigeants d’Ennadha conçoivent leur action dans la durée. Ayant connu la prison ou l’exil, ils ont été longtemps en partie coupés de leur base. Ils veulent donc, avant les élections de 2013, prendre le temps de renforcer leur mainmise sur l’administration, ainsi que s’implanter dans les régions où ils ne le sont pas. Ils espèrent ainsi se renforcer encore aux prochaines élections et avoir ensuite cinq ans de tranquillité pour asseoir durablement leur domination. Ennadha avait commencé par mettre l’accent sur l’inscription de la charia dans la Constitution. Cela lui a permis de tester les capacités de résistance de ses opposants, ainsi que de lancer des signaux en direction des jihadistes et des salafistes.

Le 26 mars 2011, Ennadha a finalement renoncé à cette exigence. L’article 1 de la Constitution demeure donc inchangé: «La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain: sa religion est l’Islam, sa langue l’arabe et son régime la république.» [1]

En liaison avec le pouvoir, les milices d’Ennadha et les salafistes multiplient menaces et attaques quotidiennes. Ils menacent les libertés individuelles en s’en prenant particulièrement aux libertés des femmes et à la liberté d’expression. Les salafistes ont, par exemple, organisé, en mars-avril 2012, un sit-in de 50 jours devant le siège de la télévision tunisienne dont les informations et les programmes ne leur conviennent pas. Ce genre d’actions vise à empêcher de parler des vrais problèmes quotidiens de la population.

Les responsables d’Ennadha ne s’opposent pas à de tels agissements des militants islamistes qui leur servent en fait souvent d’hommes de main. Cela était visible lors du sit-in devant la télévision nationale où les salafistes et Lotfi Zitoun, le conseiller Ennadha du Premier ministre, se sont réparti les rôles. [2]

A la télévision, on a pu voir des vidéos où la police et les milices islamistes attaquent de façon coordonnée les manifestant·e·s. Des menaces sérieuses existent donc pour la démocratie. A la base, une symbiose se réalise entre les militants d’Ennadha et les salafistes. Les appels à l’unité entre tous les islamistes se multiplient dans la presse.

L’effritement des partenaires gouvernementaux d’Ennadha

Le CPR du Président Marzouki dénonce bien certains agissements des islamistes. Mais beaucoup de dirigeants du CPR sont liés à Ennadha. Ces deux courants ont travaillé en partenariat lors des élections à l’Assemblée constituante:certaines têtes de liste du CPR étaient, par exemple, membres d’Ennadha. (Voir le tableau des résultats en fin de l’article)

Au printemps 2012, le CPR a finalement éclaté de la sorte:

1° La majorité du Bureau politique reste fidèle à Marzouki et aux ministres CPR en place.

2° Par contre, le secrétaire général du CPR, Abderraouf Ayadi, deux membres du Bureau politique et 11 des 29 élus à la Constituante ont quitté le parti. Ils reprochent notamment aux conseillers du Président et aux ministres CPR leur «silence face aux agressions contre les manifestants du 9 avril» et leur «suivisme» vis-à-vis d’Ennahda. Ils ont annoncé, le 9 mai 2012, le lancement d’un nouveau parti avec des dissidents du PDP (centre-droit) et d’Ettakatol. [3]

Ettakatol, le parti social-démocrate dirigé par le Président de l’Assemblée constituante Ben Jafaar, connaît de nombreux départs. Les démissionnaires critiquent la politique du gouvernement, son absence de réaction face aux attaques des milices islamistes, les menaces contre la démocratie, les atteintes aux libertés individuelles, l’absence de plan d’urgence pour améliorer la situation économique et sociale de la population.

Le rôle marginal des autres partis

Certains partis issus du RCD de Ben Ali cherchent à se regrouper, mais sans grand succès, au moins pour l’instant. Au centre-droit, le PDP de Néjib Chebbi [4], a perdu la crédibilité dont il jouissait au moment de la chute de Ben Ali. Il cherche à constituer une force libérale avec Afek Tounes [5] et le Parti républicain [6]. Mais le premier résultat en a été un éclatement du PDP.

Au centre-gauche a été lancé, en avril 2012, El Massâr (La voie démocratique et sociale), regroupant Ettajid (issu de l’ancien Parti communiste tunisien), une partie du Parti du travail tunisien (PTT) [7] et des indépendants du pôle moderniste.

A la gauche de la gauche, depuis l’éclatement du Front du 14 janvier au printemps 2011, la plupart des groupes font cavalier seul: le PTPD (Parti du travail patriotique et démocratique];  la LGO (Ligue de la gauche ouvrière), le PMD (Parti du militantisme progressiste), etc. Le PCOT (Parti communiste des ouvriers de Tunisie) s’est par contre allié avec d’autres courants pour constituer, le 18 mars 2012, le Front populaire du 14 janvier [8].

La montée du désintérêt pour les partis politiques

Celui-ci était perceptible au moment des élections d’octobre 2011, où presque un électeur sur deux ne s’était pas déplacé pour voter. Ce désintérêt n’a fait que s’amplifier depuis.

Une grande partie de la population qui s’était intéressée à la politique au moment des élections à la Constituante en a été ensuite dégoûtée. De nombreux électeurs d’Ennadha ont été déçus et regrettent d’avoir voté pour le parti islamiste. Mais comme il n’existe pas d’autre parti vers lequel ils peuvent se tourner, un certain nombre d’entre eux pourraient s’abstenir en 2013. Beaucoup de Tunisiens se désintéressent maintenant de l’avenir du pays. Ils aspirent à la stabilité et à la sécurité, et peu leur importe qu’Ennadha ou un autre parti soit au pouvoir.

Le blocage du processus révolutionnaire

La bipolarisation entre la troïka au pouvoir, dirigée par Ennadha et l’opposition libérale autour de l’ancien Premier ministre Caïd Essebsi est loin de répondre aux attentes du peuple tunisien et des forces de la révolution. Ces deux courants dominants ne se préoccupent pas de l’essentiel, c’est-à-dire des revendications sociales et économiques, notamment dans les régions déshéritées.

La troïka n’a réalisé aucun des objectifs de la révolution : l’égalité, la liberté, la dignité, le plein-emploi, le développement égal de toutes les régions. La politique économique et sociale du gouvernement se situe dans la continuité de celle de l’ancien régime et des gouvernements transitoires qui lui ont succédé. Elle est basée sur l’endettement et n’arrive pas à relancer la croissance. Les prix sont en train d’augmenter de façon horrible.

Dans le projet actuel de loi de finances complémentaire pour 2012, il est question de créer 25’000 postes dans le secteur public. Le chiffre de 50’000 créations d’emplois est avancé pour le secteur privé. Mais tout cela est insuffisant et, de plus, encore au stade de pourparlers.

Le projet de nouvelle Constitution piétine et se limite pour l’instant au maintien de l’article 1. Son calendrier ainsi celui de la tenue des prochaines élections est très vague.

Pour tenter de masquer son incapacité à répondre aux attentes de la population, le gouvernement organise des discussions à tort et à travers avec les partis libéraux. Il vise ainsi à contourner les problèmes. Son but est avant tout de chercher à consolider son hégémonie et se faire réélire aux prochaines élections.

La montée des mobilisations

Face au blocage du processus révolutionnaire, on assiste depuis février 2012 à une reprise des mobilisations, notamment parmi les chômeurs et les jeunes. Les problèmes existant dans le passé sont en effet toujours là et rien n’est fait pour les résoudre. Le pouvoir se contente de faire du «blabla».

Les régions déshéritées de l’intérieur d’où est partie la révolution jouent un rôle moteur. Elles revendiquent notamment l’égalité de développement des régions pauvres. Des jeunes protestent par exemple dans la région de Gafsa pour dénoncer les résultats des concours de recrutement dans les mines de phosphate.

Des grèves générales ont lieu dans les régions de l’intérieur d’où est partie la révolution, comme par exemple dans celle de Sidi Bouzid, ou encore à Makthar dans le nord du pays. Les grandes villes sont également touchées, à commencer par les banlieues de Tunis.

Ces mobilisations sont principalement impulsées par l’Union des diplômés chômeurs (UDC) [9], les mouvements des jeunes dans les régions pauvres et les banlieues des grandes villes, diverses coordinations locales, ainsi que l’UGTT.

Le raidissement répressif du pouvoir

Incapable de répondre aux revendications, le pouvoir utilise la répression contre les mobilisations qu’il considère être dirigées contre lui. La manifestation de chômeurs, le samedi 7 avril à Tunis, a débuté par un rassemblement devant le siège de l’UGTT. Maher Hamdi de l’UDC a pris la parole. La police a ensuite matraqué violemment les manifestants sur l’avenue Bourguiba et il y a eu de nombreux blessés.

Pour le 1er mai, l’UGTT a décidé de passer outre l’interdiction de manifester avenue Habib Bourguiba en vigueur depuis le 28 mars. Et le gouvernement a dû reculer.

A la mi-avril, la police a attaqué un sit-in encore plus violemment que du temps de Ben Ali. La police est entrée dans des maisons en tabassant même des femmes. Des policiers ont lancé des grenades dans des maisons, puis ont fermé les portes de celles-ci. Des jeunes se sont ensuite retrouvés en prison.

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[1] http://www.lemonde.fr/tunisie/

[2]  http://www.businessnews.com.tn/Tunisie—Lotfi-Zitoun–L%E2%80%99arbre-qui-cache-la-for%C5%BAt-d

%E2%80%99Ennahdha,519,31008,1

[3] http://www.mag14.com/national/40-politique/588-tunisie–adieu-cpr-ayadi-fonde-son-parti.html

[4]  http://kapitalis.com/afkar/68-tribune/9543-tunisie-le-5e-congres-du-pdp-ou-la-chronique-dun-fiascoprogramme.html

[5] http://nawaat.org/portail/2011/08/16/tunisie-afek-tounes-un-parti-politique-bourgeois-constitue-de-cols-blancsinterview-demna-menif-membre-fondateur-et-porte-parole-du-parti-afek-tounes/

[6]  http://www.gnet.tn/temps-fort/tunisie-le-pdp-afek-et-le-parti-republicain-annoncent-leur-fusion/id-menu-325.html

[7] Venant du PTT, on trouve dans ce nouveau parti l’expert économique auprès de l’UGTT Abdejalil Bedoui, mais pas l’ancien membre du Bureau exécutif de l’UGTT, Ali Ben Romdhane.

[8]  Outre le PCOT, le Front populaire du 14 janvier regroupe le courant Patriotes démocrates de Jamel, le Parti Populaire pour la Liberté et le Progrès, le mouvement Baath, le Parti du Militantisme Progressiste, ainsi que plusieurs intellectuels et personnalités indépendantes. www.leconomistemaghrebin.com/article,congres-constitutifdu-front-populaire-du-14-janvier,1038,1.htm

[9] L’UDC est animée par 9 coordinateurs. Son porte-parole principal est Salem Ayari.

 

* Alain Baron a conduit cet entretien pour l’Union syndicale Solidaires (France).

Tunisie : Résultat des élections à la Constituante (21. 10. 2012)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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