Du «miracle rwandais» au monopole du pouvoir

Par Colette Braeckman

Les Rwandais sont appelés aux urnes ce vendredi 4 août. Paul Kagame, chef de l’Etat depuis 2003, est archifavori à sa réélection. Ses partisans rappellent son rôle pour avoir mis fin au génocide de 1994 et orchestré le développement de son pays. Mais ses détracteurs le décrivent comme un despote inflexible.

Bleu, blanc, rouge. Lorsqu’on le traverse en venant de Goma après avoir montré son passeport dans un poste-frontière flambant neuf, le Rwanda semble en fête. Bleu, blanc, rouge: omniprésentes, les couleurs du Front patriotique rwandais flottent sur les drapeaux, les casquettes, les tee-shirts. De grandes banderoles tricolores flottent à l’entrée des villages, les statues sont elles-mêmes décorées aux trois couleurs du parti et sur la vitre arrière de nombreuses voitures privées, on lit une seule injonction «Tora Kagame», «votez Kagame».

Plébiscites

Lors des élections présidentielles qui auront lieu le 4 août, le candidat omniprésent sur les affiches et les panneaux lumineux affrontera cependant deux adversaires: Philippe Mpayimana, un candidat indépendant, et Frank Habineza, leader du parti des Verts, qui dénonce le système de monoculture et l’usage des OGM. Pour connaître ces quelques bribes de programme, il a fallu lire la presse locale, car autant Paul Kagame est omniprésent, autant ses rivaux sont peu visibles.

Le chef de l’Etat, qui domine la vie politique depuis 1994 (au lendemain du génocide, il fut nommé ministre de la Défense et vice-président), avait obtenu 95% des votes en 2003, 93% en 2010 et aujourd’hui, le seul suspense tourne autour du pourcentage: lors du référendum devant l’autoriser à briguer un troisième mandat, le «oui» l’avait emporté avec 98%… Il est vrai que les Rwandais, parfois enviés par leurs voisins africains, ont bien des raisons de voter pour Kagame une fois encore. Au lendemain du génocide, alors que les Tutsis rentrés d’exil découvraient un pays transformé en cimetière où gisaient 800 000 des leurs et que deux millions de Hutus avaient pris la fuite craignant les représailles des vainqueurs, Paul Kagame empêcha les vengeances individuelles. Il obligea ses compatriotes à mettre de côté leurs origines ethniques et leurs rancœurs pour vivre ensemble tandis que la «gaçaça» (la justice sur l’herbe) rendue au niveau des villages en présence de toute la communauté examinait les cas de plus de deux millions de citoyens et organisait châtiments et réparations.

Poigne de fer…

Kagame, le chef de guerre, qui aida Museveni à prendre le pouvoir en Ouganda en 1986, qui mit en échec l’armée du régime Habyarimana et ses alliés français en 1994, qui réussit le rapatriement d’un million et demi de réfugiés en 1996 et chassa du pouvoir le président Mobutu en 1997 a été reconnu comme l’un des meilleurs stratèges d’Afrique. Mais aujourd’hui, admirateur de Singapour, familier de Davos, ami personnel des Clinton, du patron de Starbuck et d’autres chefs d’entreprise américains, ce pourfendeur de la corruption a pris l’allure d’un businessman vantant une histoire à succès appelée Rwanda. D’ici un an, lorsque son pays prendra la présidence de l’Union africaine, Kagame, un panafricaniste convaincu, qui dirige déjà la Commission des réformes, risque de secouer l’institution et d’en faire l’instrument, enfin, d’un véritable réveil du continent qui risque de surprendre les anciennes puissances coloniales…

Mince, l’allure austère, prématurément vieilli par le manque de sommeil, Kagame vient d’être comparé à un de Gaulle africain par un avocat belge, Philippe Lardinois [1], et ce personnage hors du commun appartient déjà à l’Histoire. Mais la roche Tarpéienne n’est jamais loin du Capitole et ce troisième mandat, qui pourrait le mener jusqu’en 2034 s’il était renouvelé, risque d’accentuer les défauts du personnage, d’aiguiser les critiques et de rappeler les échecs.

… et «grandes oreilles»

Car l’«homme fort», voué à la renaissance de son pays, a aussi une poigne de fer et un caractère difficile. La plupart de ses compagnons d’origine ont disparu, décédés ou écartés (deux généraux parmi les plus prestigieux, Jackson Nziza et Karenzi Karake, viennent d’être mis à la retraite, Rose Kabuye est en disgrâce et son mari arrêté), le général Kayumba, exilé en Afrique du Sud, a échappé à plusieurs tentatives d’assassinat et son collègue Karegeya a été assassiné dans sa chambre d’hôtel à Johannesburg.

Lorsque les langues se délient (ce qui est rare dans ce pays où les «grandes oreilles» sont partout), il est question des mémorables colères du «Boss» qui n’hésite pas à frapper ses contradicteurs, aussi proches soient-ils. Les organisations de défense des droits de l’homme, année après année, subissent les foudres du régime pour avoir dénoncé la surveillance de la population, qui s’exerce jusqu’au niveau des cellules et des collines, la répression des opposants, réels ou supposés, les disparitions inexpliquées et, de manière générale, le climat de peur entretenu dans le pays. L’obsession sécuritaire est en tout cas bien visible: des portails de détecteurs de métaux ont été installés à l’entrée de tous les hôtels, les communications sont souvent écoutées et, chaque soir, des militaires, courtois, silencieux, mais armés jusqu’aux dents surgissent dans les rues et entament des patrouilles.

L’artisan du miracle rwandais est loin d’être sans reproche: les populations de l’est du Congo, tout en admirant ses réalisations, lui vouent une haine durable à cause des guerres, du soutien apporté à diverses rébellions, du pillage des ressources naturelles, moins visible aujourd’hui que l’« accumulation primitive du capital» de la fin des années 90. Au Rwanda, même ceux qui admirent le président redoutent des ambitions démesurées: vouloir supplanter Nairobi comme centre régional des Nations unies et entreprendre, via la Caisse sociale, la construction de maisons luxueuses qui ne se vendent guère et font peser le risque d’un éclatement de la bulle immobilière; avoir imposé l’usage de l’anglais dans l’enseignement (mesure revue aujourd’hui mais qui a fait perdre un temps considérable dans ce pays initialement francophone); ou encore avoir imposé des monocultures (le thé, le café, la pomme de terre…) fragiles alors que, jadis, les systèmes de culture traditionnels, plus autonomes, se fondaient sur la biodiversité…

Le plus grand échec de Kagame est peut-être sa réélection elle-même, ce troisième mandat qui risque de voir, l’âge aidant, ses défauts s’accentuer et s’estomper le souvenir de ses hauts faits: son maintien au pouvoir après 23 ans de règne n’indique-t-il pas que, contrairement à ses promesses, l’«homme fort» n’aurait ni trouvé ni formé de successeur à sa mesure et digne de sa confiance? (Colette Braeckman est envoyée spéciale pour le quotidien belge Le Soir. Elle est l’auteur de divers ouvrages parmi lesquels Congo, avec Isidore Ndaywel è Nziem, Maddy Tiemb, Freddy Tsimba (Interviewer), 2016; Rwanda: Mille collines, mille douleurs, 2014)

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[1] Paul Kagame, un de Gaulle africain, Ed. Du Bord de l’eau, à paraître en octobre 2017.

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