Algérie. Le hirak au rendez-vous de la 39e mobilisation malgré le mauvais temps: impressionnant!

Par Mustapha Benfodil

Alger, 15 novembre. 39e acte du mouvement populaire. C’est officiel: après ce qu’on a vu ce vendredi, plus rien ne semble pouvoir arrêter le hirak! Une édition unique dans les annales du mouvement. Oui. Malgré le froid, la grêle, les pluies torrentielles qui se sont abattues sur la capitale, la mobilisation a été au rendez-vous, offrant, une nouvelle fois, une image exceptionnelle de résistance. Il faut dire que depuis le 22 février, la météo a été le plus souvent favorable aux manifs, et hier, c’était l’un des rares vendredis où les hirakistes eurent à affronter des conditions climatiques aussi rudes. Et le fait de voir autant de monde descendre dans la rue sous le déluge est la preuve, une preuve de plus, en effet, que cette dynamique citoyenne – dont la détermination n’a jamais été prise en défaut – est quelque chose d’absolument inédit dans notre mémoire des luttes.

«Pas de vote!»

Décidément, ce vendredi, on aura eu les quatre saisons dans une seule journée. Après une nuit pluvieuse, le matin, le temps s’est agréablement éclairci et un doux soleil trônait dans le ciel quand les premiers groupes de manifestants commençaient à battre le pavé à la rue Didouche. Nous rejoignons un groupe, composé de dizaines de personnes, qui faisait trembler la place Audin. Il est 11h40. Près des arrêts de bus, les manifestants scandent: «La nourid, la nourid, hokm el askar men djadid!» (On ne veut pas d’un nouveau régime militaire) sur un air qui rappelle la chanson El Menfi [qui fait référence à ancien chant d’exil kabyle].

Les protestataires reprennent dans la foulée un chant qui a décidément du succès: Pouvoir assassin! d’Oulahlou et ce couplet féroce entonné rageusement: «El barah maâ Saïd/des amis, des amis/Kount fel issaba ettahi/Aynani, aynani !» (Hier, tu étais copain avec Saïd (Bouteflika), et tu te mettais au garde à vous devant la bande). Avec la même irrévérence, la foule chante, cette fois, sur un rythme gnawi: «Gaïd Salah, Bensalah, tarahlou !» (Vous partez). Il règne une ambiance festive agrémentée d’un soleil de rêve qui nous fait même gribouiller hâtivement sur notre petit calepin: «Midi. Il fait définitivement beau

Nous nous sommes gourés bien sûr lamentablement. Une haie de policiers se déploie le long de la rue Didouche pour permettre aux voitures de circuler. Les manifestants font des mouvements pendulaires entre la place Audin et les hauteurs de la rue, jusqu’aux abords du Brunswick Coffee, un peu plus haut que Meissonnier. Ils répètent les slogans et les chants habituels: «Les généraux à la poubelle, wel Djazair teddi l’istiqlal!» (et l’Algérie accèdera à l’indépendance), «Makache el vote, w’Allah ma edirou, Bedoui ou Bensalah lazem itirou, loukane beressass alina ettirou w’Allah marana habssine !» (Pas de vote, vous ne le ferez pas. Bedoui et Bensalah doivent déguerpir. Même si vous deviez nous tirer dessus à balle réelle, on ne s’arrêtera pas).

«Libérez mon papa»

A un moment, les marcheurs chargent les magistrats qui ont condamné plusieurs activistes du hirak à des peines d’emprisonnement pour «port du drapeau amazigh»: «Ya lil âre, ya lil âre, el âdala be dinar!» (Quelle honte! Une justice qui s’achète en dinar), hurlent-ils. On pouvait entendre aussi: «Baouha el khaouana, baouha!» (Les traîtres ont vendu la patrie), «Ulac el vote ulac!» (Pas de vote) «Imazighen, anarrez wala eneknou!» (Amazighs, on rompt mais on ne courbe pas l’échine). Des voix lâchent:«Win rakoum ya dhoubab, win rakoum!» (Où êtes-vous, mouches électroniques, les trolls qui assurent la propagande du régime).

Le temps change subitement. Les premières gouttes de pluie commencent à pianoter sur nos têtes. Mais le soleil tient bon.

Sous l’abribus de Meissonnier, la famille d’un détenu arbore des pancartes à l’effigie de son aimé. Sur l’une d’elles, ces mots: «Liberté pour Diaoui Fethi». Image poignante: les enfants de Fethi portent eux-mêmes des portraits de leur papa. «Libérez mon père», lit-on sur l’une de ces affiches hissée par un petit garçon au regard triste. Un homme, manifestement un proche du détenu, s’indigne: «On a fait sortir les enfants pour la libération de l’Algérie!» Et de s’en prendre avec véhémence aux juges responsables de cette incarcération arbitraire. Comme en écho à ces récriminations, la foule scandait à plusieurs reprises: «Qodhate Sidi M’hamed, yaâbdou fel Gaïd» (Les magistrats du tribunal de Sidi M’hamed idolâtrent Gaïd Salah). Un manifestant parade avec une grande affiche qui dit: «Libérez tous les détenus d’opinion. Je suis Ali Yebou».

De gros nuages sombres couvrent le ciel. Le temps semble aussi indécis que le pays. Le cortège qui défile ne fait que s’allonger. La marée humaine reprend en chœur l’un des chants les plus prisés depuis vendredi dernier: «Ahna ouled Amirouche, marche arrière ma n’ouellouche, djaybine el houriya  (Nous sommes les enfants de Amirouche [combattant de la Wilaya III, tué en mars 1959], pas de marche arrière, on ne reculera pas. On arrachera la liberté). Autre chant récurrent, bien installé depuis plusieurs manifs celui-là : «Dégage Gaïd Salah, had el aâme makache el vote!» (pas de vote cette année). La manif’ est de plus en plus animée. Le cortège continue à défiler et pousse jusqu’à la rue Abdelkrim Khettabi.

Sur les pancartes brandies, le rejet des élections est on ne peut plus clair. Un manifestant parade avec le portrait de Boutef’ en grand entouré des 5 candidats, en plus petit, et ce message: «Non au 5e mandat». Un autre écrit: «Non aux élections. Pas de place à la îssaba (la bande) parmi nous». Un vieux monsieur marche avec un panneau sur lequel il a mis: «Dégagez! Tebboune, Belaïd, Benflis, Mihoubi, Bengrina» [les candidats]. Un citoyen propose: «Article 7 : peuple souverain. HCE (Haut comité d’Etat, ndlr) issu du hirak. Période transitoire, Constituante, Etat de droit, séparation des pouvoirs». Un marcheur invétéré aligne toutes les dates qui précèdent le 12 décembre, jour du scrutin, et qui promettent une grande mobilisation, dont la commémoration du 11 Décembre 1960 [manifestations pour l’indépendance dans plusieurs villes, entre autres dans les quartiers populaires d’Alger].

Le Comité des jeunes de Tazmalt a réalisé des posters imposants à l’effigie de Abane, Aït Ahmed, Bouregaâ et Ali La Pointe. Retenons enfin ce message cinglant adressé aux candidats: «Un peu de pudeur, vous nous faites honte! Celui qui est un homme, qu’il descende dans la rue. Menteurs!»

«Journaliste libre»

13h15. Nous remontons la rue Didouche et rejoignons un rassemblement de journalistes prévu à 13h20 à proximité du cinéma L’Algeria. Il s’agit des confrères signataires du manifeste intitulé «Cri des journalistes contre la répression et l’arbitraire et pour les libertés», où ils dénoncent les pressions qui s’exercent sur la profession. L’idée, pour ce vendredi, était de réaliser une «couverture commune» du hirak, de façon symbolique. Plusieurs participants à cette action arboraient pour l’occasion un brassard avec cette mention: «Sahafi horr» (Journaliste libre). Bientôt, les journalistes rejoints par plusieurs citoyens se mettent à scander: «Libérez essahafa  (Libérez la presse), «Sahafa horra democratia!» (Presse libre et démocratique)…

Sur ces entrefaites, une marée gigantesque se déverse sur la rue Didouche Mourad aux cris de «Dawla madania, machi askaria!» (Etat civil, pas militaire), «Dégage Gaïd Salah, had el âme makache el vote!» «Ahna ouled Amirouche, marche arrière ma n’ouellouche, djaybine el houriya!»…

Juste à l’instant où la grosse manif’ s’installait, de fortes averses ont commencé à s’abattre sur Alger. Les trombes de pluie sont vite suivies de salves de grêle. Les cailloux blancs martèlent bruyamment les têtes, les tôles des voitures, et recouvrent la chaussée d’un fin tapis immaculé. Un véritable déluge! Les marcheurs s’abritent comme ils peuvent. Mais la majorité brave stoïquement les éléments en continuant à battre le pavé de plus belle. Et là, les mots «marche arrière ma n’ouellouche» (Pas de marche arrière, on ne reculera pas) entonnés dans le chant «Nous, enfants de Amirouche…» prend véritablement tout son sens. Les manifestants foncent, imperturbables, en direction de la Grande-Poste. Image cocasse: un hirakiste chevronné a été bien inspiré de mobiliser un énorme parasol sous lequel se sont agglutinés une légion de marcheurs transis de froid et scandant: «Had el hirak wadjeb watani !» (Hirak devoir national).

En raison des intempéries, la plupart des pancartes ont été abîmées. Néanmoins, certaines ont remarquablement résisté et demeuraient lisibles. Un bon paquet d’entre elles disait: «Pas de vote avec la bande». On pouvait lire aussi sur le même thème: «Non au recyclage du système», «Non au 5e mandat M. Abdelaziz Tebboune. Pouvoir au peuple». Un manifestant s’en prend aux lois votées récemment par l’APN: «Non à la loi sur les hydrocarbures. La loi de finances est contre les zawalia [les pauvres]. Le pouvoir au peuple». Un autre proclame : «Traçons notre chemin, tous unis droit au but. Gardons le cap : Assemblée constituante, souveraine, élue et révocable».

Un Hirak «water resist»

Une jeune fille affronte le mauvais temps en soulevant vaille que vaille sa pancarte jaune qui disait: «La liberté ne s’offre pas, elle s’arrache; vive l’Algérie libre et démocratique! Libérez les détenus d’opinion!» Un homme a cette sentence terrible qui accable les juges: «Les magistrats ont condamné à mort la justice». Un citoyen écrit : «Résister, c’est défier; désobéir c’est aller jusqu’au bout». Un jeune homme, dressé tout seul sous la pluie près de la Fac centrale, est une leçon de résistance à lui tout seul. «La trahison est la doctrine du corrompu. L’honorable résiste. Essamete yeghlab leqbih» (Le pugnace est plus fort que le méchant), écrit-il. Un autre pilier du hirak, debout près du bar des Facultés, a conçu une maquette pleine de fantaisie avec un arbre dont les feuilles sont les bouilles des 5 candidats. Et cette formule acerbe: «Thimar Bouteflika» (Les fruits de Bouteflika).

Pendant ce temps, il pleut des cordes. Le plus étonnant est que cela n’a pas découragé les manifestant·e·s, loin s’en faut. La foule continue d’affluer. Dans le lot, certains parents sont accompagnés de leurs enfants, mi-impressionnés, mi-amusés par cette atmosphère où se mêlent déchaînement de la nature et furie populaire dans une communion mystique. Il y avait même un pauvre petit bébé givré dans une poussette, avec son papa, sa maman et sa sœur de 7-8 ans. La petite famille brave courageusement les trombes d’eau qui se déversent sur la ville sans discontinuer.

On court vers le boulevard Amirouche. Des flux de manifestants arrivent de Bab El Oued et de La Casbah armés de la même détermination. Mêmes scènes de résistance surréaliste à la rue Hassiba Ben Bouali où, là aussi, les cortèges se suivent aux cris de «Ahna ouled Amirouche, marche arrière ma n’ouellouche!» «Makache el vote maâ el issabate  (Pas de vote avec la bande), «L’istiqlal !» (L’indépendance !)… Une pancarte solitaire saisie au vol au milieu d’une foule trempée jusqu’à l’os: «Les 5 candidats aux élections, ce sont les 5 fils de Bouteflika». Il y avait aussi cette banderole portée par une procession transfigurée: «Les enfants d’El Madania fidèles aux chouhada [ceux qui ont combattu pour l’indépendance]. Notre hirak continue. Le hirak devoir national».

A deux jours du début officiel de la campagne électorale, ce hirak «water resist», qui nous a donné tant de frissons, apporte la démonstration que la partie ne va pas être facile. Sale temps pour le «système»… (Article paru dans El Watan en date du 16 novembre 2019)

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