Par Celian Macé
A chaque président sa Constitution. Ainsi le veut la tradition algérienne. «Abdelmadjid Tebboune a été mal élu en décembre au terme d’un scrutin largement boycotté par la population, rappelle le politologue Belkacem Benzenine. Le référendum qui doit accompagner les changements constitutionnels est censé lui apporter cette légitimité qui lui fait défaut.» Comme ses prédécesseurs en leur temps, le chef d’Etat algérien a désigné en janvier 2020 un comité d’experts présidé par un éminent professeur de droit, Ahmed Laraba, en lui confiant des «axes de travail» pour modifier la Loi fondamentale de la République algérienne. Une approche technique aux antipodes du «processus constituant» réclamé par la rue.
«Colère»
Après quatre mois de réflexion, la «mouture de l’avant-projet de révision de la Constitution» a été remise le 7 mai aux partis, associations et syndicats algériens. Le timing pouvait difficilement être plus mauvais. L’Algérie est le second pays le plus touché d’Afrique par l’épidémie de Covid-19 (6 000 cas et 515 décès): les mesures de confinement ont été prolongées jusqu’au 29 mai. Le mois de ramadan ralentit encore davantage le rythme de la vie publique. Et la chute des prix du pétrole a frappé de plein fouet l’économie, maladivement dépendante du secteur des hydrocarbures. «Le contexte ne se prête pas du tout à un débat national serein, juge Belkacem Benzenine. Ajoutez à cela les arrestations de militants qui se multiplient à la faveur du confinement, et vous comprendrez que la colère monte.»
Au vu de l’ampleur de la crise sanitaire, le mouvement de contestation populaire qui a renversé Abdelaziz Bouteflika l’an dernier a décidé, mi-mars, de suspendre temporairement les marches pacifiques du vendredi qui ont fait son renom. Mais le Hirak («mouvement» en arabe) continue de bouillir d’indignation sur les réseaux sociaux, devant les procès expéditifs des activistes et les coups de boutoir de la censure. Pour la première fois depuis le début du confinement, dimanche 10 mai, plusieurs centaines de personnes ont même défilé près de Tizi-Ouzou, en Kabylie, pour dénoncer la convocation par la police de cinq jeunes militants antirégime.
La référence aux idéaux du Hirak, inscrite dans le préambule du projet de nouvelle Constitution, a immédiatement été dénoncée par l’opposition comme une grossière tentative de récupération. Lors de son élection, Abdelmadjid Tebboune avait promis de modifier la Constitution pour tourner la page de l’ère Bouteflika, mais le texte, que Libération a pu consulter, a douché les espoirs des défenseurs d’une démocratisation de l’Etat algérien.
Sur le fond, l’architecture générale des institutions n’est pas modifiée. Le régime reste hyperprésidentiel, dominé par un pouvoir exécutif fort. Un poste de vice-président fait son apparition, désigné sur simple choix du chef de l’Etat. «De l’aveu même des experts du comité, leur mandat ne les autorisait pas à aller jusqu’à remettre en cause les pouvoirs du Président, explique la politologue Louisa Dris-Aït Hamadouche. Or cette concentration des pouvoirs est l’une des raisons de la crise actuelle.» Le chef de l’Etat préside toujours le Conseil supérieur de la magistrature et conserve un large pouvoir de nomination, à tous les niveaux de l’administration. Il choisit un chef de gouvernement «à sa guise et non pas au sein du parti qui remporte les élections», a dénoncé l’avocat Moustapha Bouchachi, figure respectée du Hirak, dans une interview au site TSA (Tout sur l’Algérie) : «C’est l’un des grands points qui démontre que le Président n’a aucun lien avec l’orientation démocratique qu’il proclame.»
«Réalité politique»
Le rôle de l’institution militaire, si prégnant au sein de l’Etat algérien, est également absent du texte. «Le Président de la République ayant invité le comité à “élargir son champ de réflexion à d’autres sujets relatifs au fonctionnement de nos institutions et de notre vie politique”, j’ai estimé que la “révision profonde” de la Constitution passait nécessairement par la remise en question de la cohabitation problématique d’un pouvoir formel (constitutionnalisé) et d’un pouvoir réel (non constitutionnalisé), explique le juge Fatsah Ouguergouz, qui a démissionné du comité d’experts le 7 avril. Le préalable est la consécration de la primauté du politique sur le militaire et du caractère civil de l’Etat algérien, une des revendications majeures du mouvement populaire du 22 février 2019. L’ancrage juridique de ces deux principes dans la Loi fondamentale est primordial, car il constitue l’amorce de leur traduction dans la réalité politique du pays. Là serait la matrice d’une “Algérie nouvelle”.»
Certes, le projet de révision constitutionnelle proclame la liberté de réunion, de rassemblement et d’association (sur simple déclaration, et donc sans autorisation préalable) tout comme la liberté de la presse. La responsabilité du gouvernement pourra être engagée devant le Parlement et le nombre de mandats présidentiels, comme celui des parlementaires, est limité à deux, «successifs ou séparés». Mais ces quelques avancées n’ont pas suffi à faire bouger les lignes au sein du monde politique algérien.
Sans surprise, les partis du pouvoir (FLN et RND) ont applaudi «le caractère consensuel» de l’initiative du chef de l’Etat. Sans surprise non plus, les formations d’opposition regroupées au sein du Pacte de l’alternative démocratique ont dénoncé «les triturations constitutionnelles unilatérales en cours», qui «confirment la culture de la pensée unique autoritaire». «L’important n’est pas dans la phraséologie de dispositions constitutionnelles que le pouvoir et ses institutions ont violées chaque fois qu’ils ont été gênés, écrivent-elles dans un communiqué. La crise de légitimité qui frappe le régime depuis l’indépendance nationale ne peut être réglée par des mesures de replâtrage.»
«Opportunité ratée»
Quant aux partis islamistes, tout en jouant le jeu de la consultation, ils ont émis de lourdes critiques: le Mouvement de la société pour la paix (proche des Frères musulmans) regrette que la Constitution amendée «prive la majorité de son droit à la gestion» du pays et «annule une partie essentielle de la volonté populaire exprimée lors des législatives», tandis que le Front de la justice et du développement estime qu’elle «maintient les facteurs de la prolifération de la corruption et les entraves à la vie partisane».
Chacun campe finalement sur sa position vis-à-vis du pouvoir et du Hirak, indépendamment du contenu du projet. Là réside peut-être l’échec de la «mouture» d’Abdelmadjid Tebboune. Au-delà des promesses contenues dans son document, elle n’a pas réussi à dépasser le clivage qui paralyse l’Algérie post-Bouteflika. «Au contraire, il ne fait que se creuser. C’est une opportunité ratée pour le chef de l’Etat, commente Louisa Dris-Aït Hamadouche. Son projet ne comporte pas le minimum d’ouverture qu’on aurait pu attendre, étant donné le contexte politique.»
Officiellement, les consultations ne font que commencer. «Nous retiendrons tout ce qui unit les Algériens et rejetterons ce qui les divise, a assuré mercredi le porte-parole du chef de l’Etat. La présidence ne peut pas intervenir maintenant pour ne pas donner l’impression de diriger les débats.» Mais «une chose est sûre, nous entamerons l’année 2021 avec de nouvelles institutions», a-t-il ajouté. Ni le passage du texte devant l’Assemblée nationale, simple chambre d’enregistrement des décisions de la présidence, ni le référendum lui-même, qui sera organisé sur la base d’une loi électorale décriée, ne seront à même de renverser la tendance. La crise de légitimité du pouvoir sera difficilement résolue par cette Constitution. Tebboune le croyait-il? Pendant le confinement, le thermomètre de la contestation – l’ampleur des marches du vendredi – est momentanément cassé. Mais la fièvre politique et sociale de l’Algérie n’a pas disparu pour autant. (Article publié par Libération en date du 15 mai 2020)
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