Afrique du Sud. «Pour lutter contre le chômage, nous devons lutter contre le capitalisme»

Entretien avec Ayanda Kota, Siyabulela Mama et Khokhoma Motsi conduit par William Shoki

Près de cinq mois après le début de la crise du Covid-19 en Afrique du Sud, de nouvelles études indiquent enfin l’ampleur des dégâts économiques qu’elle a causés. On estime que 3 millions de personnes ont perdu leur emploi au début de la période de confinement, et une fois que le reste de celle-ci sera pris en compte, dans de futures études, les chiffres ne manqueront pas d’augmenter.

Le taux de chômage tourne déjà autour de 40%; en conséquence, des pressions ont été exercées sur le gouvernement pour qu’il élargisse l’octroi de subventions sociales avant le début du confinement. Mais la mise en œuvre de ces mesures a été lente et de nombreuses personnes en restent exclues. Pour la majorité des Sud-Africains pauvres et de la classe ouvrière, les conditions de vie sont désastreuses, la menace du virus et de l’insécurité alimentaire est grande, tandis que de nombreuses municipalités ne veulent pas ou ne peuvent pas fournir des services de base comme l’eau.

William Shoki, rédacteur de l’équipe d’Africa Is a Country, a rencontré Siyabulela Mama, Ayanda Kota et Khokhoma Motsi, trois militants de l’Assembly of the Unemployed (Assemblée des chômeurs, créée en 2017, avec une dimension régionale), pour parler des défis auxquels sont confrontées les communautés de la classe ouvrière et des perspectives de résistance et de transformation sociale pendant et après Covid-19.

L’Assemblée des chômeurs est un mouvement en plein essor qui donne une voix aux plus de 10 millions de chômeurs sud-africains. Elle rassemble de nombreux mouvements à travers le pays qui se battent pour le droit au travail, pour un revenu de base subventionné et pour la mise en œuvre d’un certain nombre de stratégies de création d’emplois que le gouvernement sud-africain a ignorées jusqu’à présent.

William Shoki (WS): Commençons par parler un peu de vous. Quel est votre travail, quelles sont les organisations auxquelles vous participez, et comment en êtes-vous arrivés à vous engager?

Siyabulela Mama (SM): Je suis Siyabulela Mama du collectif Amandla à Port Elizabeth (PE). Le Collectif Amandla est impliqué dans une série d’associations de défense des droits. L’un d’entre eux concerne la lutte pour la souveraineté alimentaire ainsi que la mobilisation contre le chômage, c’est pourquoi nous faisons partie de l’Assemblée des chômeurs. Le chômage est intrinsèque au système capitaliste. Pour lutter contre le chômage, nous devons combattre le capitalisme.

Je me suis donc engagé avec Amandla en 2013 ou 2014, notamment parce que je m’intéressais à sa position contre l’apartheid israélien. Le collectif Amandla a mené une série de campagnes contre l’apartheid israélien, ce qui m’a intéressé et m’a permis de faire partie du mouvement. Et c’est à partir de là que j’ai participé et me suis impliqué activement dans Amandla.

Ayanda Kota (AK): Je m’appelle Ayanda Kota, et je fais partie du Mouvement des chômeurs basé à Makhanda [province du Cap-Oriental]. Nous sommes impliqués dans un certain nombre de campagnes, dont l’une est le litige pour la dissolution du Conseil municipal de Makhanda [la dissolution du Conseil a été dictée suite à son incapacité d’assurer des services aux résidents, obligation constitutionnelle]. Nous avons gagné la procédure le 14 janvier, mais la municipalité fait maintenant appel du résultat devant la Cour suprême d’appel de Bloemfontein, et nous espérons qu’elle perdra à nouveau. La raison pour laquelle nous nous sommes adressés aux tribunaux est l’échec lamentable de la municipalité à remplir ses obligations constitutionnelles. Il y a une crise de l’eau, une crise des routes, l’effondrement des infrastructures et la crise climatique – et ce sont des crises dues en partie à des années de corruption et de pillage.

Nous faisons également campagne pour la souveraineté alimentaire. Nous fournissons aux familles, en particulier aux mères célibataires et aux enfants chefs de famille, des enseignements et du matériel sur la manière de cultiver leurs propres potagers et, dans certains endroits, nous leur fournissons quelques hectares de terre pour qu’ils puissent le faire. La raison pour laquelle nous nous intéressons à la sécurité alimentaire est mise en évidence par le Covid-19, qui a révélé les limites du capitalisme et le manque de capacités du gouvernement. L’étendue de la faim est énorme, et des firmes en augmentant et en fixant les prix des denrées alimentaires paupérisent notre peuple.

Mais nous sommes également préoccupés par les communautés en situation de stress hydrique. Il y a deux semaines, nous avons organisé une manifestation à Port Elizabeth, et avant même que la manifestation ne commence, la police tirait déjà des balles en caoutchouc. Dans beaucoup de ces communautés, et à Makhanda également, les gens vont passer deux, trois jours ou plus sans eau. C’est un vrai problème – nos gens sont sans eau.

Khokhoma Motsi (KM): Je m’appelle Khokhoma Motsi, du Mouvement des chômeurs du Botshabelo [grand township à l’est de Bloemfontein, Etat-libre], qui fait partie de l’Assemblée des chômeurs. Notre organisation a été créée en 1999 pour lutter contre l’inégalité que nous constatons dans ce pays, le manque de services et les problèmes qui touchent les chômeurs. Nous nous mobilisons sur le terrain et créons des groupes locaux – jusqu’à présent, nous en avons huit au Botshabelo, et nous en construisons quelques-unes dans l’État-libre [en 1995, le nom Etat libre d’Orange – ancienne province d’Afrique du Sud de 1910 à 1944 – a été remplacé par la dénomination d’Etat-libre].

Nous mettons en place ces organisations pour lutter contre le capitalisme et nous organisons des ateliers politiques pour aider nos camarades à connaître le système que nous combattons afin qu’ils puissent se débrouiller seuls. Nous les formons également à l’agro-écologie en vue de la souveraineté alimentaire, en leur apprenant à cultiver des jardins potagers afin qu’ils puissent se nourrir eux-mêmes. Nous faisons également campagne pour les droits des femmes, car ce sont elles qui sont touchées par toutes ces questions.

Enfin, nous faisons également campagne pour un million d’emplois dans le domaine de la protection du climat, compte tenu de la réalité du changement climatique. L’Assemblée des chômeurs se bat également pour l’octroi d’un revenu de base, car cela donne aux gens le pouvoir d’achat qui permet de stimuler l’économie de notre pays. Chaque semaine, nous avons un groupe de lecture pour discuter de ces questions et d’autres documents qu’ils jugent utiles pour leur situation. Nous voulons que nos camarades soient autonomes pour lutter contre l’inégalité et la pauvreté qui les touchent.

WS: Vous avez tous brossé un très bon tableau des défis auxquels sont confrontés les travailleurs et travailleuses en Afrique du Sud en ce moment. Je pense qu’il va sans dire que tous ces défis existaient avant le Covid-19, et qu’ils ne sont qu’approfondis depuis. Alors peut-être que la prochaine étape consiste à parler du dernier discours à la nation du président Cyril Ramaphosa, le 13 février 2020. À l’époque, alors qu’il annonçait spécifiquement la fermeture temporaire d’écoles, il nous a fait un monologue, comme tous ses autres discours, dans lequel il fait l’éloge du plan de relance du gouvernement, parle un peu durement de la corruption, puis conclut en implorant les Sud-Africains de faire preuve de responsabilité individuelle pendant cette pandémie.

Ma question est donc la suivante: comment évaluez-vous la réponse du gouvernement au Covid-19 jusqu’à présent? A-t-elle été suffisante pour soutenir les plus vulnérables pendant cette période?

KM: Commençons par les politiques d’austérité que le gouvernement met en œuvre et applique depuis longtemps. Lorsqu’ils mettent en œuvre l’austérité, ils coupent partout, et on ne sait jamais vraiment dans quel département ou de combien, mais cela touche toujours les chômeurs et les pauvres. Les riches seront toujours du bon côté.

C’est la même chose avec les écoles. Au départ, les écoles n’étaient pas censées être ouvertes, et maintenant il y a une contradiction: les enfants montent dans un bus collectif pour aller à l’école et il n’y a pas d’éloignement physique, mais une fois à l’école, ils sont censés pratiquer cela. Le président a protégé les intérêts des riches, et rien d’autre. Nous, les pauvres, nous allons mourir, un par un. Les chômeurs n’ont jamais adhéré aux mesures mises en place par le gouvernement, puisqu’ils doivent se dépêcher chaque jour pour trouver quelque chose à manger. Mais nous devons nous rappeler que les gens ne sont pas pauvres à cause du Covid-19, les gens sont pauvres à cause du capitalisme.

Dans les townships et les zones rurales, les gens ne sont pas vraiment testés – donc nous ne connaissons même pas l’ampleur réelle de la pandémie.

SM: Mais aussi sur la question de la santé, examinons la situation à laquelle sont confrontés les travailleurs et travailleuses de la santé. Oui, il s’agit de luttes qui ont eu lieu avant le confinement et le Covid-19, mais les interventions du gouvernement ont été discutables.

Si vous regardez les hôpitaux de campagne, par exemple – ici à Port Elizabeth, un hôpital de campagne a ouvert au stade Nelson Mandela Bay et dans l’ancienne usine Volkswagen – beaucoup de travailleurs de la santé communautaire qui sont sous-payés dans le secteur privé se dirigent vers le secteur public pour traiter les patients Covid-19 dans ces hôpitaux de campagne. Cependant, ils sont envoyés dans ces hôpitaux alors qu’il y a une grave pénurie d’équipements de protection individuelle (EPI).

Mais à Dora Nginza, à Livingstone, à Port Elizabeth, à Uitenhage et dans toute la province du Cap-Oriental, il y a des dizaines de bâtiments vides qui pourraient être utilisés et réaménagés pour faire le travail que font ces hôpitaux de campagne, et ce, à bien meilleur marché. Tout l’argent utilisé pour construire des hôpitaux de campagne aurait pu servir à obtenir les EPI nécessaires aux agent·e·s de santé.

En tant que Cry of the Xcluded («Cri des exclus»), nous avons essayé d’intervenir, et c’était avant que [le ministre des Finances] Tito Mboweni ne présente son discours sur le budget supplémentaire – mais nous n’avons pas été écoutés. Et maintenant, les salarié·e·s continuent de mourir parce qu’ils n’ont pas d’équipement de protection pour se protéger du coronavirus.

Mais pendant ce temps, les médias donnent une image intéressante des travailleurs de la santé. Par exemple, à l’hôpital Livingstone et dans certaines parties de l’hôpital Dora Nginza, les médias ont montré des médecins nettoyant ces hôpitaux. Les arguments des ONG et des médias étaient que ces hôpitaux étaient sales et qu’il y avait un manque de personnel parce que les membres de l’administration ou les nettoyeurs ne voulaient pas travailler, alors les médecins ont dû intervenir et faire le travail de nettoyage.

Mais les membres de l’administration n’ont pas été payés pendant trois mois et n’ont pas reçu d’EPI adéquat, alors ils ont décidé de faire un «go-slow» pendant trois mois jusqu’à ce que ces problèmes soient résolus. Les médias font ensuite tout un plat des médecins qui nettoient les hôpitaux, lesquels recevront d’ailleurs des primes à la fin du mois pour leurs heures supplémentaires, alors que les autres travailleurs n’auront pas droit à ces avantages. Prenez le reportage de la BBC à Dora Nginza, qui a montré des patients dormant dans la maternité sans être soignés – cela a été reproché aux salarié·e·s.

Cependant, le centre de santé communautaire de Motherwell et l’hôpital de jour de Kwazakhele ont été fermés à cause du coronavirus. À Motherwell, vingt-trois membres du personnel ont été testés positifs au Covid-19, et l’établissement a dû être fermé. Bien sûr, les patients ont été redirigés hors de ces hôpitaux vers Dora Nginza et Livingstone, et il y a eu un afflux important de patients qui devrait causer une tension dans ces hôpitaux.

Ce qui aurait pu se passer, c’est que les salarié·es dont les tests de dépistage étaient négatifs à Motherwell et Kwazakhele auraient pu être redéployés à Dora Nginza et Livingstone, avec un EPI adéquat fourni à tous les travailleurs restants afin de ne pas répéter ce qui s’est passé à Motherwell et Kwazakhele. Mais cela n’a pas eu lieu, et c’est un échec de la direction et de la gestion. Mais une fois de plus, ce sont les travailleurs qui sont blâmés et diabolisés.

WS: Je pense que vous soulevez un point très important qui se rapporte à ce que Motsi disait tout à l’heure. Tout au long de ce confinement, les travailleurs ont été confrontés à ce choix difficile entre le retour au travail, que la plupart souhaitent faire pour continuer à gagner leur vie, et le retour au travail lorsque les conditions sont sûres. Mais au moment où il ne sera plus possible de garantir des conditions de travail sûres, il y aura évidemment une rupture dans le fonctionnement de l’institution dans laquelle ils travaillent, qu’il s’agisse d’une école ou d’un hôpital.

Et vous avez raison de dire qu’à chaque fois que cette défaillance se produit, les premiers à en être blâmés et à en être le bouc émissaire sont les travailleurs. Lorsque les enseignant·e·s ont exprimé leur inquiétude quant au retour des élèves dans des écoles aux ressources insuffisantes et aux infrastructures défaillantes, ils ont été accusés de compromettre l’éducation. Dans le même ordre d’idées, lorsque ce sont les travailleurs de la santé qui expriment leurs inquiétudes quant au retour dans des lieux de travail qui n’ont pas respecté les normes de sécurité, ils sont accusés de mettre en péril la mission de santé publique consistant à gérer le coronavirus.

Pourquoi pensez-vous que cela arrive toujours? Cette représentation des travailleurs et travailleuses comme étant perturbateurs et étroitement préoccupés par les salaires et les conditions de travail – comme si les salaires et les conditions de travail étaient des questions insignifiantes!

AK: C’est pourquoi il est important de changer ce type de récit. Les enjeux de cette pandémie ne peuvent être réduits aux choix d’un individu lorsqu’elle se produit avec une dimension de crise sociale. Les gens ne peuvent pas être tenus responsables de l’incapacité de leur municipalité à fournir des choses comme l’eau pour qu’ils puissent se laver les mains régulièrement. Et lorsqu’ils enfreignent, de manière compréhensible, les règlements de confinement pour se rassembler et exiger cette eau, qui est un droit humain fondamental, comment peut-on envoyer la police pour leur tirer dessus?

Il n’est pas possible que lorsque les municipalités falsifient des signatures pour piller les ressources destinées à lutter contre cette pandémie, et qui finissent dans les poches des politiciens, il ne leur arrive rien. Nous n’avons pas besoin de la police pour tirer sur les gens, nous n’avons pas besoin de l’armée pour tuer les gens. Nous avons besoin du gouvernement pour construire des hôpitaux et fournir des médicaments. Nous avons besoin que le gouvernement fournisse de l’eau à la population. Nous avons besoin qu’ils s’assurent que la population dispose de quelque chose à manger pour pouvoir résister à ce virus.

Tout ce que nous avons connu pendant cette pandémie jusqu’à présent, c’est un gouvernement qui est «un siège vide». L’État a la responsabilité, et l’État manque à sa responsabilité. Pendant ce temps, le gouvernement a élaboré un plan de relance pour renflouer les entreprises, apparemment pour qu’elles puissent sauver des emplois. Mais la plupart des entreprises suppriment des emplois de toute façon, elles licencient des gens et ferment leurs portes. Le plan de relance n’a pas permis de sauver des emplois; nous aurions pu utiliser ces fonds pour fournir directement aux gens une allocation de revenu de base.

Aujourd’hui, cette annonce selon laquelle les écoles publiques vont fermer alors que les écoles privées sont libres de rester ouvertes est une insulte à la classe ouvrière. C’est une insulte pour les enfants noirs de la classe ouvrière qui ne pourront pas aller à l’école alors que ceux qui ont de l’argent pourront accéder à l’éducation. Nous aggravons nos inégalités alors que l’État ne reste qu’un siège vide.

KM: Il est injustifié que les riches continuent à s’instruire alors que les pauvres sont laissés pour compte. Les pauvres et la classe ouvrière dans son ensemble sont laissés pour compte. Sur la question de la corruption, jusqu’où Ramaphosa va-t-il vraiment pousser les mesures qu’il a annoncées? Nous avons vu des colis de nourriture circuler entre les mains des conseillers, et je ne suis pas sûr que lorsqu’il parle beaucoup de lutte contre la corruption, il le fasse vraiment.

WS: Une chose qui devient claire maintenant, c’est que l’État n’a même pas la capacité de base pour mettre en œuvre les politiques auxquelles il s’engage, sans parler de toutes les choses qu’il ne fait pas. Nous avons constaté une corruption généralisée et des détournements de fonds. Et comme toujours, les pauvres et les travailleurs ont été laissés à eux-mêmes pour organiser leur propre résistance à la pandémie, pour utiliser leurs propres ressources et leurs propres réseaux pour survivre. Comment avez-vous procédé pour organiser les communautés?

Il semble y avoir deux choses qui rendent cette tâche difficile. L’une est antérieure à la fermeture, c’est-à-dire la difficulté d’essayer de mobiliser la majorité des chômeurs et chômeuses. C’est difficile en soi parce qu’on ne peut pas tous les trouver au même endroit, contrairement aux travailleurs que l’on peut rencontrer dans les ateliers, à l’entrée d’un puits de mine ou sur le quai de chargement d’un supermarché. Les chômeurs sont soit en déplacement, soit à la maison. Et deuxièmement, une pandémie rend les choses plus difficiles puisque, comme nous l’avons déjà dit, il existe des restrictions limitant les rassemblements, que la police est plus qu’heureuse de réprimer.

SM: Nous devons d’abord comprendre que les personnes que nous organisons sont découragées, que beaucoup d’entre elles ont renoncé à chercher du travail et qu’elles ont perdu tout espoir dans le système. La «nouvelle normalité» nous a aidés d’une certaine manière, puisque nous pouvons nous rencontrer par voie électronique et discuter des moyens d’avancer. L’une de ces voies est le consensus que nous sommes en train de construire autour de l’octroi d’une allocation de revenu de base, qui gagne en popularité dans de nombreuses autres organisations.

Plus de deux millions de travailleurs ont perdu leur emploi et n’auront bientôt plus de revenus – une allocation de revenu de base est un sujet sur lequel nous pouvons parvenir à un consensus, et de nombreuses personnes vont nous rejoindre et nous soutenir. Et sur cette question, nous ne faisons pas de compromis – nous voulons un minimum de 12’500 R (755 $ US) par mois, ce qui permet aux gens de vivre décemment. Maintenant, le gouvernement en parle, mais la vraie question est de savoir quel sera le montant de cette subvention, ce que nous ne savons pas encore.

Le Covid-19 a clairement fait ressortir ce qui a toujours été évident pour nous, à savoir que la pauvreté, le chômage et l’inégalité sont ancrés dans ce système. C’est pourquoi, lorsque nous réfléchissons à ce qui est possible, nous devons renforcer notre campagne pour la souveraineté alimentaire. Les gens de notre circonscription ont des jardins d’arrière-cour et certains ouvrent des jardins communautaires, et maintenant nous devons distribuer des plants aux gens pour qu’ils soient un peu plus près de se nourrir eux-mêmes.

Mais plus encore, il faut se demander comment nous pouvons utiliser cela pour développer des cuisines collectives. Nous avons fait très attention à ne pas les appeler des soupes populaires – une soupe populaire n’est pas basée sur la solidarité, c’est un groupe qui en nourrit un autre. Une cuisine commune est basée sur la solidarité, c’est la communauté qui se nourrit les uns les autres.

KM: Organiser les chômeurs est une tâche gigantesque, mais elle doit être enracinée dans votre propre politique – la politique des chômeurs. Les chômeurs doivent comprendre pourquoi ils sont au chômage, ils doivent comprendre pourquoi nous avons une économie qui fait que des millions de personnes tombent dans cette situation. Ce que nous soulignons, c’est que lorsqu’un chômeur se demande pourquoi il est au chômage, il ne doit pas se replier sur lui-même mais regarder vers l’extérieur – vers le système.

Nous organisons des ateliers pour que les gens puissent comprendre ces questions. Le problème est que de temps en temps, vous perdez des membres, surtout les jeunes qui constituent la majorité des chômeurs et qui croient encore pouvoir trouver des pâturages plus verts. C’est pourquoi vous devez mettre l’accent sur la politique des chômeurs, afin que nous nous serrions les coudes. Pour ce faire, vous devez parler des problèmes qui les touchent, des problèmes auxquels ils sont confrontés au quotidien, et non pas simplement leur dire: «Regardez, votre gouvernement…» et rester sans rien faire. Nous devons parler de la faim, du revenu de base et de la prestation de services, et aussi poursuivre les municipalités en justice si nécessaire, comme l’ont fait celles de Makhanda.

C’est pourquoi les groupes de lecture sont également un outil d’organisation important – pour dialoguer, apprendre et discuter des problèmes. Notre peuple veut être éduqué, mais il ne le sera pas dans les écoles de ses communautés, qui ont été négligées. Mais nous voulons que les gens soient sérieux à ce sujet, et c’est pourquoi nous leur demandons de payer. Nous savons que notre peuple est au chômage, mais quand vous dites qu’une carte de membre est à peu près R10 ou R20, quand les gens sont prêts à payer, ils montrent que ce qu’ils font leur tient à cœur. Nous savons que c’est difficile, mais cela nous permet de prendre ce mouvement au sérieux, de montrer aux gens non seulement pourquoi ils se battent, mais aussi qu’ils peuvent changer cela.

WS: Une chose importante que vous avez tous mentionnée est l’importance de donner une audience au fait que les circonstances vécues par un individu ont moins à voir avec les choix faits par cet individu qu’avec le système dans son ensemble dans lequel il se trouve.

Les gens font-ils ce lien, entre leurs défis individuels et le système dans son ensemble, et comprennent-ils ce système comme étant le capitalisme, qui est à l’origine de toute la pauvreté et de l’inégalité auxquelles nous sommes confrontés? Comment pouvons-nous changer le récit, comme le disait Ayanda tout à l’heure, pour souligner que le système tel que nous le connaissons n’apportera jamais la justice et l’égalité pour la majorité du peuple sud-africain?

SM: Je pense que les gens en sont déjà là. Dans le township de Kwazakhele, par exemple, l’une des questions que nous soulevons est celle des gens qui possèdent leur propre énergie et celle d’une transition juste vers les énergies renouvelables et l’abandon des combustibles fossiles. Les gens veulent vraiment produire et posséder leur propre énergie et, ce faisant, ils disent que cette économie basée sur les combustibles fossiles devrait faire place à une économie différente basée sur le développement humain.

C’est pourquoi nous voyons ces coopératives énergétiques apparaître dans les communautés de la classe ouvrière, dont personne ne parle jamais – il s’agit toujours de producteurs d’énergie indépendants ou autres. Il est donc très important que, lorsque nous introduisons du matériel d’éducation populaire, nous mettions l’accent sur une économie différente de celle du capitalisme, une économie qui vise à maintenir les moyens de subsistance et non à faire des profits.

KM: Les gens sont conscients, la question est de savoir comment unir les luttes entre les chômeurs, les pauvres et les travailleurs. Nous devrions apprendre à nos gens qu’avant 1994, nous luttions ensemble, la classe ouvrière luttait ensemble.

Notre travail actuel consiste à souligner que nous devons lutter ensemble pour une alternative. Dans chaque réunion, nous devrions comprendre les perspectives politiques – pourquoi sommes-nous ensemble dans cette réunion? L’unité de la classe ouvrière est d’une importance primordiale. Le gouvernement nous conduit en enfer, et les gens devraient comprendre cela.

WS: Exactement, le problème n’est donc pas l’imagination politique – les gens savent à quoi pourrait ressembler une économie différente, et ils savent que nous avons besoin d’une économie différente parce que celle que nous avons actuellement ne répond pas à leurs besoins.

Quelles sont donc les voies qui mènent à l’unité de la classe ouvrière aujourd’hui? Avant 1994, c’était le Mouvement du Congrès national africain (ANC), le Parti communiste et le Congrès des syndicats sud-africains (COSATU). Aujourd’hui, l’ANC n’est plus ce qu’elle était, mais elle reste néanmoins une force politique forte qui tient à cœur à beaucoup de gens.

En regardant la pandémie actuelle, mais aussi au-delà, comment faire revivre cette unité de la classe ouvrière qui était autrefois une caractéristique de la politique ouvrière dans ce pays?

KM: Avant 1994, après l’interdiction de toutes ces organisations, nous devons nous rappeler que le mouvement de la Conscience noire (BC) a comblé le vide laissé par l’ANC. Le Front démocratique uni n’était pas la seule organisation en activité à cette époque. Le BC était en fait au centre de l’assistance aux plus pauvres parmi les pauvres du pays.

SM: Tout d’abord, nous devons comprendre qu’il existe déjà des formes de contre-pouvoir sur le terrain et dans les mouvements sociaux. Mais chaque fois que l’on a essayé de créer un front uni – surtout avec le dernier Front uni formé en 2015, il s’agissait de pouvoir au sein de l’organisation, et le but de l’organisation était de contester le pouvoir de l’État.

Nous devons donc clarifier ce point: quel est l’intérêt de créer un front uni? S’agit-il de construire un contre-pouvoir ou de contester le pouvoir de l’État? Et s’il s’agit de contester le pouvoir de l’État, comment pouvons-nous le faire sans perdre les mouvements qui sont enracinés sur le terrain, qui sont d’abord initiés à la base? Quelle que soit la réponse, nous devons commencer à construire un mouvement ouvrier, un mouvement qui se bat pour la prestation de services et pour un travail non précaire. Nous devons réunir tous les mouvements sociaux avec un seul récit et construire d’abord une base de pouvoir contre-hégémonique.

WS: Pour terminer, au début de l’année, le Cri des exclus était une campagne lancée avant que la pandémie ne change tout. Elle visait à lancer une série de campagnes qui jetteraient les bases d’un front uni entre les différents mouvements sociaux qui mènent aujourd’hui la lutte de la classe ouvrière. Quelle est la prochaine étape du Cri des exclus? Quels sont les principaux domaines de lutte auxquels il faudra prêter attention dans les mois à venir?

KM: Nous continuons à dire, au diable le budget d’austérité de Tito Mboweni. Nous disions cela avant le Covid-19, et nous continuerons à le dire. Dans l’État-libre, nous faisons des graffitis en disant que c’est notre demande. Nous nous mobilisons également autour d’une campagne pour un revenu de base, et nous faisons appel à d’autres forces comme la Coalition populaire C-19 pour nous soutenir.

SM: Nous voulons une allocation de revenu de base de 12’500 rands, et ce sera une campagne permanente – donc même si le ministre du Développement social introduit une allocation de revenu de base, à moins et jusqu’à ce que les travailleurs et les chômeurs reçoivent 12’500 rands, alors ce sera une campagne permanente pour nous tous, parce que le montant doit correspondre à un salaire de subsistance comme le demandaient les travailleurs de Marikana [en 2012, les mineurs ont lancé une grève qui a été durement réprimée, et dont une des revendications était un salaire de 12’500 rands].

Mais nous comprenons également la crise écologique, c’est pourquoi nous faisons campagne pour un million d’emplois dans le domaine du climat. Nous voulons un Green New Deal pour l’Afrique et la transformation d’Eskom [la compagnie d’électricité sud-africaine], contre la privatisation d’Eskom. Nous voulons qu’Eskom appartienne à la société, au peuple, et non qu’elle soit de plus en plus entre les mains du secteur privé. Ce sont les luttes que nous menons. (Entretien publié sur le site Jacobin, en date du 3 août 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

 

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