Algérie. «Il faut reconstruire l’espoir parmi les travailleurs et les travailleuses, les jeunes, tous les opprimé·e·s, désorientés.»

Soumia Salhi
Soumia Salhi

Entretien avec Soumia Sahli, conduit par Mina Adel

Le projet de révision constitutionnelle approuvé lundi par le Conseil des ministres consacre, entre autres,  «la parité entre les hommes et les femmes sur le marché de l’emploi ». Mme Soumia Salhi militante féministe et syndicaliste revient sur cette disposition. Le quotidien El Watan a décidé de suspendre provisoirement l’espace réservé aux réactions des lecteurs, en raison de la multiplication de commentaires extrémistes, racistes et insultants. (Rédaction)

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Le projet sur la révision de la constitution consacre la parité homme/femme. En tant que militante pour l’émancipation de la femme, que vous fait une telle décision?

C’est un pas positif. Nous revendiquons la parité, nous y travaillons depuis toujours. Bien sûr, l’objectif central du projet de révision de la Constitution est de revenir sur la concentration des pouvoirs édictée en 2008 par la précédente révision. Mais, nous héritons à chaque fois de l’introduction de principes généreux en faveur des femmes. Après la promotion des droits politiques de la femme en 2008 et l’imposition qui en a résulté d’une représentation féminine dans les assemblées élues, nous avons en 2016 l’affirmation d’un objectif de parité dans le monde du travail et d’une promesse d’action de l’Etat pour l’accès des femmes aux responsabilités. Il eut été judicieux d’opter pour une rédaction plus claire qui édicte l’objectif de parité partout dans la société, au travail comme au niveau des responsabilités professionnelles, syndicales et politiques. Il est bon d’inscrire aussi l’obligation qui en résulte d’action de l’Etat pour promouvoir cet objectif. Les modalités sont accessoires et nous en débattrons dans la société au cours du lent cheminement nécessaire

Alors que cette parité est consacrée par la Constitution la réalité du terrain est tout autre. Les différents organismes et classements mondiaux, tel que le Forum Economique Mondial mettent l’Algérie, à la queue du peloton…..

Oui je sais, on classe parfois l’Algérie derrière les pays du Golfe qui sont, comme chacun sait, des paradis pour le sort des femmes. Ces classements sont des outils de propagande des puissants, si l’Algérie leur vendait Sonatrach elle gagnerait des dizaines de places. Nulle part au monde, la parité n’est réalisée et ce, même dans les pays les plus avancés dans le domaine de l’égalité homme femme, les pays nordiques. Le dernier rapport mondial sur la parité estime qu’il nous faut patienter 81 ans pour atteindre la parité au travail! Aucun pays n’a atteint la parité à tous les niveaux.

Pour nous, la parité est un objectif de notre lutte et nous marquons des points. Notre société est en train de passer d’une société rurale caractérisée par la grande famille patriarcale où l’oppression des femmes est radicale à une société urbaine basée sur la petite famille mononucléaire et le salariat féminin qui se développe et bouleverse les pratiques sociales.

Les mentalités sont restées proches de celles qui correspondaient à l’ordre social antérieur, aujourd’hui largement disparu. Les pratiques sociales changent dans la douleur. C’est connu, les mentalités sont toujours en retard sur l’évolution sociétale et la vague régressive des années 1990 tire aussi ses origines de ce gigantesque bouleversement en cours qui voit l’émergence de la femme algérienne et son irruption dans la vie publique. Quand j’ai commencé à militer pour les droits des femmes, les statistiques disaient que 97% d’entre nous étaient des femmes au foyer. Trois à quatre dizaines d’années plus tard nous sommes une sur six à travailler, la moitié des cadres de la santé et de l’éducation, 40% des juges, un tiers des députés… sur certains critères nous sommes très en  avance mais globalement nous sommes bien en retard par rapport aux pays développés où le salariat sape les bases économiques du patriarcat depuis plusieurs siècles sans en avoir fini, d’ailleurs, avec l’idéologie patriarcale

Que faudrait-il faire pour concrétiser, sur le terrain, l’égalité des sexes, selon vous?

336681_273500312705659_1209247477_oC’est un combat complexe, un combat sur plusieurs plans. La revendication de l’émancipation des femmes, et donc de la fin de l’oppression subie, n’est pas une abstraction produite par des esprits purs. Notre action est rendue possible par une évolution objective de la société. L’égalité promise par toutes les constitutions depuis 1962 témoigne de l’élan généreux du mouvement de libération nationale, mais elle ne pouvait se concrétiser pour ma mère et les femmes de sa génération, enfermées ou marginalisées dans l’espace féminin du village, souvent analphabètes… Les moudjahidates [les femmes ayant combattu pour l’indépendance face à la Frabce coloniale], si importantes par la légitimité qu’elles nous procurent, étaient un petit groupe marginalisé. Mais la scolarisation massive depuis l’indépendance a provoqué une présence massive des jeunes femmes dans l’espace public en contradiction avec la loi non écrite de l’ordre patriarcal.

C’est le début du mouvement féministe, refus du code de la famille inégalitaire mais aussi sur des questions plus immédiates comme l’autorisation de sortie pour les femmes. Alors que l’urbanisation bouleverse la donne sociale, l’arrivée des diplômées sur le marché du travail réhabilite toutes les travailleuses, réorganise l’espace public et impose une mise à jour des pratiques sociales. Ce processus ne s’est pas ralenti même durant la décennie 90. Des questions nouvelles sont mises en discussion dans la société : harcèlement sexuel, violence, accès aux responsabilités, apport économique des femmes dans le couple…

Il y a une dialectique entre la lutte idéologique contre les mentalités rétrogrades, les combats concrets sur le terrain socio-économique et les combats juridiques pour transcrire nos droits dans les lois du pays. Ce que nous visons c’est changer la réalité dans la société. A côté du succès remarquable obtenu au plan législatif contre les violences faites aux femmes, par exemple, notre victoire est que notre campagne est devenue un fait de société, un sujet de conversation courant et que cela favorise le changement de comportement. Et comment les femmes seraient-elles des égales si elles n’ont pas la possibilité de l’autonomie économique, celle d’un salaire, d’un logement. Comment pourraient-elles être plus nombreuses au travail s’il n’y a pas une socialisation des tâches ménagères par des garderies, des cantines et des transports scolaires.

L’Algérie a adopté en 2008, le système de quota. En plus d’assurer une meilleure représentativité de la femme dans les assemblées, ce système a-t-il permis une meilleure implication de la femme dans la gestion des affaires publiques et dans la prise de décisions?

Nous en sommes encore au niveau symbolique mais le symbole est plus visible. 30% d’élues à l’APN (Assemblée populaire nationale) c’est encore peu fréquent dans le monde. Mais aucune sénatrice chez les partis. Le pouvoir est encore masculin, dans les pays comme le nôtre il l’est un peu plus que dans certains pays développés. Et la société résiste encore à cette reconnaissance. Pourtant la crise de l’école fait une large majorité féminine au bac et parmi les diplômés. Sans une politique de quota on ne peut pas progresser. Les femmes sont encore largement minoritaires au niveau des responsabilités mais ce qui a changé c’est que des voix féminines participent à la vie publique, aux débats de la société. Nous sommes devenues visibles, incontournables. Nous sommes au début d’un lent processus qui mène à la parité.

Certains parlent d’une sorte d’absentéisme de la nouvelle génération dans tout ce qui est militantisme et action citoyenne. Partagez-vous ce constat et quelle en seraient les raisons à votre avis ?

Notre génération vient d’une époque d’espoir et nous sommes passées à ce moment d’effondrement du mouvement ouvrier qui structurait auparavant l’action démocratique. Mais soyons sérieuses, dans les années soixante-dix nous étions une poignée dans quatre grandes villes du pays, aujourd’hui il y a, à travers le pays, des centaines de collectifs féminins les plus divers. Des jeunes, beaucoup de jeunes activent. Mais les collectifs militants ont le plus souvent laissé place à des activités associatives rythmées par les projets des ONG ou ceux du gouvernement. Les autres sont invisibles. Enfin on en est tous là à travers le monde. Il faut reconstruire l’espoir parmi les travailleurs, les travailleuses, les jeunes, les femmes et tous les opprimé·e·s complètement désorientés. (Entretien publié dans El Watan le 13 janvier 2016)

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