Dossier. A quoi ressemble la «victoire» israélienne

Gaza City, jeudi 16 octobre 2025.

«Le message de Washington et de Jérusalem est clair: vous [les Palestiniens] n’avez aucun avenir ici. Pas étonnant qu’Amit Segal pense qu’Israël a gagné.»

Par Peter Beinart

«Oui, nous avons gagné.» C’est ce qu’a déclaré l’influent commentateur israélien Amit Segal dans une tribune publiée dans Israel Hayom le 10 octobre après qu’Israël et le Hamas ont conclu un accord de cessez-le-feu négocié par les Etats-Unis la semaine dernière.

A première vue, la certitude de Segal semble étrange. Oui, l’accord actuel prévoit la libération de tous les otages restants, un objectif officiel de la guerre et une réussite à laquelle les Israéliens accordent une immense importance. Mais Israël aurait pu récupérer tous les otages beaucoup plus tôt, alors qu’un plus grand nombre d’entre eux étaient encore en vie. «Cet accord aurait pu être conclu il y a longtemps», écrit dans The Times of Israel le 9 octobre Gershon Baskin, négociateur israélien de longue date dans les affaires d’otages. «Le Hamas avait accepté toutes ces conditions en septembre 2024.»

A ce moment-là, Israël avait justifié son refus d’accepter un tel accord en affirmant que le Hamas n’était pas encore «démantelé», ce que Netanyahou s’était engagé à faire après les attaques du 7 octobre. Mais si démanteler le Hamas signifie détruire sa force de combat, cet objectif reste aujourd’hui inatteint. Israël a tué de nombreux dirigeants et combattants du Hamas. Mais en massacrant pas moins de 100 000 Palestiniens à Gaza (Haaretz, «100’000 Dead : What We Know About Gaza’s True Death Tool», reprise par Nir Hasson de la publication du ministère de la Santé de Gaza), il a également poussé davantage de Palestiniens à Gaza à prendre les armes. Comme l’a suggéré l’ancien secrétaire d’Etat Antony Blinken en janvier dernier, «le Hamas a recruté presque autant de nouveaux militants qu’il en a perdu». Et même si Israël a détruit une grande partie de l’arsenal du Hamas, il a également fourni au groupe les pièces nécessaires pour le reconstituer. Un rapport publié en décembre 2024 par le Conseil européen des relations étrangères a noté que le Hamas «recycle les roquettes, bombes et obus d’artillerie israéliens non explosés pour les utiliser comme engins explosifs improvisés et produire de nouveaux projectiles». Israël a livré ces munitions à Gaza en y larguant plus de bombes qu’il n’en a été largué sur Londres, Dresde et Hambourg pendant la Seconde Guerre mondiale. Selon le New York Times, l’armée israélienne estime également que le réseau de tunnels du Hamas a résisté à son assaut.

En théorie, le Hamas rendra ses armes lors de la troisième phase de l’accord Trump, répondant ainsi aux demandes de longue date d’Israël. Mais un haut responsable du Hamas a nié la semaine dernière que cela se produirait (The Jerusalem Post, 5 octobre). Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi. Depuis des décennies, le groupe islamiste attaque son rival politique, l’Autorité palestinienne dirigée par le Fatah, pour avoir abandonné la résistance armée alors que les Palestiniens restent occupés. Il est peu probable que le Hamas abandonne ce principe aujourd’hui, en l’absence de toute solution politique acceptable. Même les experts israéliens en matière de sécurité considèrent que cette perspective est peu plausible (The New York Times, 8 octobre). Segal lui-même a déclaré qu’il n’y avait «aucune chance» que le Hamas désarme (Israel National News, 9 octobre.

Si la victoire ne signifie pas qu’Israël a sauvé autant d’otages que possible et si elle ne signifie pas qu’Israël a détruit ou désarmé le Hamas, que veut dire Segal lorsqu’il proclame «nous avons gagné»?

Pour comprendre cette déclaration, il faut évaluer la victoire israélienne sous un autre angle. Dans sa chronique, Segal note que «lors de la guerre d’indépendance, 1% de la population israélienne a été tuée, mais tout le monde a compris que cette guerre s’était soldée par une victoire, une victoire qui est encore célébrée aujourd’hui. Cette guerre, même si elle n’a pas encore de nom, restera dans les mémoires de la même manière.»

En 1948, la victoire d’Israël a entraîné l’expulsion d’environ 750 000 Palestiniens de leurs terres afin de créer un Etat à forte majorité juive. C’est depuis lors le modèle suivi par Israël: contrôler autant de terres que possible avec le moins de Palestiniens possible. Segal considère la victoire actuelle d’Israël sous un tel angle. L’accord conclu par Trump ne détruira peut-être pas le Hamas et ne le désarmera pas, mais il fragmentera probablement Gaza, forçant les Palestiniens qui y vivent à se regrouper dans des enclaves plus petites et moins habitables, et laissant davantage de territoire entre les mains d’Israël. Pour Israël, c’est un pas en avant considérable.

Au cours des deux dernières années, Israël a souvent fait part de son intention de faire pression sur les Palestiniens de Gaza pour qu’ils partent. Selon le Washington Post (21.12.2023), quelques jours après le 7 octobre 2023, Benyamin Netanyahou a exhorté Joe Biden à faire pression sur l’Egypte pour qu’elle ouvre ses frontières et autorise un afflux massif de réfugié·e·s en provenance de Gaza. Le même mois, le ministère israélien du Renseignement a produit un document suggérant que les Palestiniens de Gaza soient évacués vers le désert du Sinaï en Egypte. Lorsque Donald Trump a proposé, en février dernier, que les Palestiniens quittent Gaza afin que la bande de Gaza puisse être transformée en station balnéaire, Netanyahou a accueilli cette idée avec enthousiasme, et son gouvernement a entamé des discussions avec la Libye, le Soudan du Sud et la Syrie pour savoir s’ils pourraient accueillir les Palestiniens.

Bien que le nouvel accord de Trump ne propose pas d’expulsion massive de Gaza, il favorise cet objectif en ratifiant la prise de contrôle par Israël d’une grande partie de la bande de Gaza. A l’automne dernier, Segal, qui est proche de Netanyahou, avait prédit que si Trump gagnait, Israël pourrait être en mesure de «modifier les frontières de Gaza à titre de mesure de rétorsion en raison des événements du 7 octobre». Cet objectif semble désormais à portée de main. Dans la première phase de l’accord, Israël conserve environ 53% de Gaza. (Certains médias estiment ce chiffre à 58%.) Dans la deuxième phase, Israël devrait se retirer d’environ 40% de la bande de Gaza, une fois qu’une force de stabilisation dirigée par les Arabes se sera installée sur le territoire. Même dans la troisième et dernière phase, Israël conservera le contrôle direct de 15% du territoire. Mais le retrait final n’aura probablement pas lieu. Comme l’a expliqué la semaine dernière l’ambassadeur israélien aux Etats-Unis, Yechiel Leiter, cela dépend du «désarmement du Hamas et de la démilitarisation de Gaza. Si cela ne se produit pas, ce plan de paix n’aboutira pas». Etant donné que les propres experts en sécurité d’Israël considèrent le désarmement comme improbable et que le plan Trump ne prévoit jusqu’à présent aucun mécanisme pour forcer Israël à se retirer, Israël semble prêt à occuper au moins 40% de la bande de Gaza.

Il est peu probable que les 40% directement contrôlés par Israël comptent beaucoup de Palestiniens. Le clan Abu Shabab, qu’Israël soutient comme alternative au Hamas, prévoit de rester à Rafah, qui se trouve actuellement derrière les lignes israéliennes. Une autre force anti-Hamas, basée à Khan Younès, serait également située dans la zone contrôlée par Israël. Muhammad Shehada, analyste politique né à Gaza et chercheur invité au Conseil européen des relations étrangères, estime que quelques milliers de civils palestiniens y vivent également. Mais Khalil Sayegh, un autre analyste né à Gaza, m’a dit que les Palestiniens ont été déplacés de la majeure partie du territoire qu’Israël va désormais contrôler. Et Shehada estime peu probable qu’Israël leur permette de revenir, car il les considérerait comme une menace pour la sécurité. La partie de Gaza qu’Israël conserve pourrait ainsi devenir l’équivalent de la zone C de la Cisjordanie, un territoire où peu de Palestiniens sont autorisés à vivre. On ne sait pas si Donald Trump, ou un autre futur président américain, autorisera Israël à y construire des colonies. Mais étant donné que les Etats-Unis n’ont pas réussi, pendant des décennies, à empêcher la construction et l’expansion de colonies en Cisjordanie, c’est une possibilité réelle.

En attendant, les 60% de Gaza qui ne sont pas occupés par les troupes israéliennes resteront probablement un endroit extrêmement sinistre. Ces zones sont presque totalement détruites: Israël a rasé 90% des maisons et 80% des terres agricoles de Gaza. La bande de Gaza compte désormais 17 000 enfants non pris en charge. Les Nations unies estiment que les deux dernières années ont «fait reculer le développement humain à Gaza de 69 ans». Même avec une aide supplémentaire, il pourrait être difficile de fournir suffisamment de nourriture. Comme le souligne Eyal Weizman, directeur du groupe de recherche sur les droits humains Forensic Architecture, dans le cadre de l’accord Trump, la plupart des terres agricoles de Gaza seront entre les mains d’Israël.

L’ONU estime que rendre Gaza habitable coûtera 50 milliards de dollars et pourrait prendre au moins 15 ans. Si les maisons de Gaza sont reconstruites au rythme qui a suivi les conflits précédents, le processus pourrait se prolonger jusqu’au XXIIe siècle. Mais dans le cadre du plan Trump, Israël reste maître de tous les points d’accès à Gaza, y compris le poste-frontière de Rafah avec l’Egypte, ce qui signifie qu’il déterminera ce qui entre et sort. Segal prédit qu’Israël suivra un principe simple: «La reconstruction, affirme-t-il, ne se fera qu’en échange de la démilitarisation.» Comme cette dernière est peu probable, la première l’est aussi.

Les défenseurs d’Israël pourraient faire valoir que les forces israéliennes quitteraient volontiers une grande partie de Gaza si le Hamas déposait les armes. Mais les organisations de résistance désarment rarement avant d’avoir obtenu l’assurance que l’oppression de leur peuple prendra fin. L’African National Congress et l’Armée républicaine irlandaise ont tous deux insisté sur le fait qu’ils ne rendraient leurs armes que lorsqu’un nouveau système politique serait en vue. Et les actions d’Israël en Cisjordanie – où l’Autorité palestinienne a largement abandonné la résistance armée au cours des deux dernières décennies – suggèrent que le désarmement palestinien n’empêche pas de nouvelles expropriations. L’année dernière, Israël a exproprié plus de terres palestiniennes en Cisjordanie que lors de n’importe quelle autre année depuis sa conquête du territoire en 1967. L’ONU estime que depuis le 7 octobre 2023 Israël a chassé de leurs terres plus de 10 000 Palestiniens de Cisjordanie.

Ainsi, même s’il peut être tentant de croire que le désarmement du Hamas mettrait fin à la prise de contrôle de Gaza par Israël, il est plus plausible que les saisies de terres par Israël s’inscrivent dans un schéma historique de spoliation qui a commencé bien avant la naissance du Hamas. Avant 1948, les Juifs possédaient environ 7% des terres de la Palestine mandataire. Lors de sa guerre d’indépendance, que les Palestiniens appellent la Nakba, ou catastrophe, Israël a créé un Etat sur 78% de l’ancienne colonie britannique. Il a désigné la majeure partie du territoire de ce nouveau pays, dont une grande partie a été saisie aux Palestiniens, comme «terres d’Etat», qu’il a en grande partie distribuées aux Juifs. Depuis l’occupation de la Cisjordanie en 1967, Israël a également désigné au moins un quart de ce territoire comme «terres domaniales» et l’a développé au profit des colons juifs.

Le plan Trump ratifie quelque chose de similaire à Gaza [1]. La bande de Gaza, qui représente moins de 2% du territoire entre le Jourdain et la mer Méditerranée, abrite environ 30% de la population palestinienne, en grande partie parce que de nombreux Palestiniens s’y sont réfugiés lorsqu’ils ont été expulsés de leurs foyers en 1948. Leurs descendants vivront désormais probablement dans une enclave qui a non seulement été réduite en ruines, mais qui, à la suite de l’accord conclu la semaine dernière, aura perdu près de la moitié de sa taille initiale. Le message de Washington et de Jérusalem est clair: vous n’avez aucun avenir ici. Pas étonnant qu’Amit Segal pense qu’Israël a gagné. (Article publié par Jewish Currents, 14 octobre 2025; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Sur le site Le Grand Continent, le 15 octobre 2025, Hakim El Karoui écrit: «Le plan Trump traduit une vision de la paix issue de la droite israélienne qui considère que la paix n’adviendra que le jour où Israël sera suffisamment fort pour imposer ses conditions. Cette proposition, comme le plan Blair, disent la même chose: Gaza sera un protectorat américano-israélien-golfiote [Etats du Golfe] avec Tony Blair comme cheville exécutive et un gouvernement local transformé en conseil d’administration de Gaza Inc.» (Réd. A l’Encontre)

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Trump à la Knesset et à Charm el-Cheikh: un festival d’obséquiosité

Par Gilbert Achcar

Si les scènes de célébration de Donald Trump à la Knesset israélienne et à Charm el-Cheikh étaient destinées à une exploitation cinématographique ou théâtrale, elles se classeraient sans aucun doute parmi les pires mises en scène de l’histoire. Ces deux spectacles ont formé ensemble un festival d’adulation, sans précédent pour un président américain ou pour tout dirigeant élu par une élection libre. Ils rappellent davantage l’adulation dont sont l’objet les despotes dans leur propre pays ou au sein de leur empire – comme celle du dirigeant nord-coréen chez lui ou le culte de la personnalité qui a entouré Staline dans les républiques et les États satellites de l’Union soviétique.

De ce point de vue, cependant, l’obséquiosité affichée à la Knesset était en fait plus sincère que celle du sommet de Charm el-Cheikh. Comme Benyamin Netanyahou l’a dit à son ami américain, ce fut le résultat de « l’alliance sacrée entre nos deux terres promises » – faisant ainsi allusion aux caractéristiques communes des États-Unis et d’Israël en tant qu’États nés d’un colonialisme de peuplement et d’une guerre génocidaire contre les populations autochtones. Le parallèle historique entre les deux États est aujourd’hui complet. De plus, il ne fait aucun doute que Trump est, de tous les présidents américains, celui qui a été le plus favorable à l’État sioniste, et pas seulement à l’État lui-même, mais aussi au pouvoir néofasciste de Netanyahou, une caractérisation politique qui s’applique d’ailleurs à Trump lui-même.

Le président américain a répondu à l’adulation du premier ministre israélien en le louant, soulignant sa contribution au plan de paix annoncé par Trump en sa présence à Washington, deux semaines plus tôt. L’impudence de Trump est même allée jusqu’à demander au président israélien, assis à sa gauche, de gracier Netanyahou pour les accusations de corruption auxquelles il fait face, les rejetant avec cette remarque désinvolte : « Des cigares et du champagne, qui diable s’en soucie ? » Trump faisait référence aux accusations de pots-de-vin contre Netanyaohu (estimés à 260 000 dollars), qui sont en effet bien modestes par rapport aux cadeaux somptueux que Trump lui-même a reçus de gouvernements étrangers, en particulier des monarchies du Golfe – dans le cadre d’une pratique mondiale de la corruption à grande échelle.

Comme l’avait prédit un ancien conseiller politique de Netanyahou dans une interview citée par un correspondant du Financial Times vendredi dernier : « Il n’y a pas de meilleur directeur de campagne pour Netanyahou que Trump. Son discours [à la Knesset] marquera le début de la campagne électorale. » En effet, Trump a bel et bien inauguré la campagne de réélection de Netanyahou, dans la perspective des élections à la Knesset qui doivent avoir lieu dans pas plus tard qu’un an. En fin de compte, les plus grands bénéficiaires du plan du président américain et de sa visite ne sont pas seulement Trump lui-même, qui s’est prélassé dans les éloges flagorneurs de Netanyahou et du chef de l’opposition israélienne, mais aussi Netanyahou.

Le plan Trump est, en fait, le résultat d’un accord entre les deux hommes, en réaction aux négociations qui se sont rapidement enlisées après l’échange initial de prisonniers survenu à la suite de la trêve déclarée à la veille de la deuxième investiture de Trump, en janvier dernier. Trump a exigé que le Hamas libère tous ses otages en même temps, afin de l’empêcher d’utiliser leur libération progressive comme moyen de négociation. Il a ensuite donné le feu vert à Netanyahou pour reprendre les opérations militaires et poursuivre la destruction et l’occupation par Israël des zones résidentielles restantes de Gaza. Alors que l’action militaire israélienne battait son plein, l’administration Trump fit pression sur les gouvernements régionaux pour qu’ils exercent à leur tour leur pression sur le Hamas, obligeant finalement le mouvement à libérer ses derniers captifs, diminuant ainsi largement sa capacité d’affecter l’avenir de la bande de Gaza, ou de la cause palestinienne en général.

Cette libération des derniers captifs israéliens a ôté un fardeau important des épaules de Netanyahou, car elle était le principal thème de ralliement du mouvement populaire contre lui. Il était pris entre le marteau de l’opposition et l’enclume d’alliés encore plus à droite que lui. Une fois de plus, comme au début de l’année, Netanyahou a utilisé la pression américaine comme prétexte pour accepter ce à quoi ses alliés s’étaient jusque-là opposés. Les deux principaux dirigeants de l’ultradroite sioniste ont fini par assister à la session de la Knesset et applaudir tant Trump que Netanyahou. Le premier ministre israélien et ses alliés savent pertinemment que le plan de Trump est voué à l’échec, tandis que le Hamas et toutes les autres fractions palestiniennes n’ont plus de moyen d’empêcher Israël d’envahir et occuper davantage de ces parties de la Palestine qu’il lui reste encore à annexer officiellement (voir «Après l’“accord du siècle”, l’“accord du millénaire », A l’Encontre, 1er octobre).

Quant à la cérémonie de Charm el-Cheikh, elle était moins une célébration de la « grandeur » de Trump qu’un reflet du caractère saugrenu de l’obséquiosité dont il est l’objet de la part des dirigeants mondiaux présents. Pour croire que leurs flatteries étaient sincères, il faudrait douter de leurs capacités mentales, en particulier si l’on considère l’humiliation que Trump a infligée à beaucoup d’entre eux. Aucun président américain avant Trump n’a traité la scène mondiale avec un tel mépris et pourtant aucun n’a été l’objet d’une telle obséquiosité. Cela montre qu’en cette époque de décadence politique, de loi de la jungle et de montée du néofascisme, de nombreux dirigeants contemporains sont prêts à abandonner leur dignité et à se soumettre à ceux qui ont plus de pouvoir et de richesse.

Quant au fier peuple palestinien, il a prouvé un siècle durant son refus de se soumettre à ses oppresseurs – qu’il s’agisse des autorités du mandat britannique ou du gouvernement sioniste. Les Palestiniens ne baiseront pas la main de Donald Trump et ne lui témoigneront pas de « reconnaissance », quoi que fassent ceux qui prétendent les représenter. Ils ne se soumettront pas au soi-disant Conseil de la paix présidé par Trump, qui comprend des personnalités comme Tony Blair, le partenaire de George W. Bush dans l’occupation de l’Irak. Le peuple palestinien poursuivra plutôt sa lutte pour l’intégralité de ses droits. Il lui faut maintenant tirer les leçons de la Karitha (grande catastrophe) d’aujourd’hui, comme de la Nakba d’hier, et trouver le moyen de retrouver l’élan qui fut le sien lors des deux glorieuses Intifadas populaires de 1936 et 1988 – points culminants de sa longue histoire de résistance.

Gilbert Achcar, professeur émérite à la SOAS, Université de Londres. Traduction par l’auteur de sa tribune hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Article paru le 14 octobre 2025. Son dernier ouvrage: Gaza, génocide annoncéUn tournant dans l’histoire mondiale. La Dispute, mai 2025.

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«Les formes de torture les plus cruelles»: des Palestiniens libérés décrivent les horreurs des prisons israéliennes

Par Seham Tantesh à Gaza et William Christou à Jérusalem

Avant de le libérer, les gardiens de prison israéliens ont décidé d’offrir un cadeau d’adieu à Naseem al-Radee. Ils lui ont ligoté les mains, l’ont plaqué au sol et l’ont battu sans pitié, lui disant au revoir comme ils lui avaient dit bonjour: à coups de poing.

La première vision de Gaza qu’a eue Naseem al-Radee depuis près de deux ans était floue ; un coup de botte à l’œil lui a laissé une vision trouble encore deux jours plus tard. Des problèmes de vision se sont ajoutés à la longue liste de maux dont il a souffert pendant son séjour de 22 mois dans une prison israélienne.

Cet employé du gouvernement âgé de 33 ans, originaire de Beit Lahia, a été arrêté par des soldats israéliens dans une école transformée en refuge pour déplacés à Gaza, le 9 décembre 2023. Il a passé plus de 22 mois en captivité dans des centres de détention israéliens, dont 100 jours dans une cellule souterraine, avant d’être libéré avec 1700 autres détenus palestiniens et renvoyé à Gaza lundi. [Près de 2000 arrestations de Palestiniens ont eu lieu depuis le 7 octobre, comme monnaie d’échange face aux otages.]

Comme les autres détenus libérés et renvoyés à Gaza, Radee n’a jamais été inculpé d’aucun crime. Et comme beaucoup d’autres, sa détention a été marquée par la torture, la carence médicale et la famine infligées par les gardiens de prison israéliens.

Sa description de son séjour en prison s’inscrit dans ce que l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem qualifie de politique de sévices à l’égard des détenus palestiniens dans les prisons et les centres de détention israéliens.

Les services pénitentiaires et l’armée israéliens n’ont pas immédiatement répondu à une demande de commentaires, mais dans le passé ils ont tous deux déclaré que les conditions de détention étaient conformes au droit international.

«Les conditions dans la prison étaient extrêmement dures, nous avions les mains et les pieds liés et étions soumis aux formes de torture les plus cruelles», a déclaré Radee, évoquant son séjour à la prison de Nafha dans le désert du Néguev, le dernier endroit où il a été détenu avant d’être libéré.

Les passages à tabac n’étaient pas une exception, mais faisaient partie de ce qu’il a décrit comme un régime systématique de mauvais traitements.

«Ils utilisaient des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc pour nous intimider, en plus des insultes et des violences verbales constantes. Ils avaient un système de répression strict: la porte électronique de la section s’ouvrait lorsque les soldats entraient, et ils arrivaient avec leurs chiens, en criant «à plat ventre, à plat ventre», et commençaient à nous battre sans pitié», a-t-il déclaré.

Les cellules étaient surpeuplées, avec 14 personnes entassées dans une pièce qui semblait avoir été conçue pour cinq, a-t-il ajouté. Les conditions insalubres l’ont conduit à contracter des maladies fongiques et cutanées qui n’ont pas été soulagées par les soins médicaux fournis par la prison.

Mohammed al-Asaliya, un étudiant universitaire de 22 ans qui a été libéré lundi de la prison de Nafha, a contracté la gale pendant sa détention.

«Il n’y avait aucun soin médical. Nous avons essayé de nous soigner en utilisant un désinfectant pour sols sur nos blessures, mais cela n’a fait qu’empirer les choses. Les matelas étaient sales, l’environnement insalubre, notre immunité affaiblie et la nourriture contaminée», a déclaré Asaliya, qui a été arrêté le 20 décembre 2023 dans une école de Jabaliya.

«Il y avait un endroit qu’ils appelaient «la discothèque», où ils passaient de la musique forte sans interruption pendant deux jours d’affilée. C’était l’une de leurs méthodes de torture les plus notoires et les plus douloureuses. Ils nous suspendaient également aux murs, nous aspergeaient d’air froid et d’eau, et jetaient parfois de la poudre de piment sur les détenus», a déclaré Asaliya.

Les deux hommes ont perdu beaucoup de poids pendant leur détention. Radee est entré en prison avec un poids de 93 kg et en est sorti avec 60 kg. Asaliya pesait 75 kg au moment de son arrestation et est tombé à 42 kg à un moment donné pendant sa détention.

Les responsables médicaux palestiniens ont déclaré que bon nombre des détenus libérés lundi étaient en mauvaise santé physique.

«Les signes de coups et de torture étaient clairement visibles sur le corps des prisonniers, tels que des ecchymoses, des fractures, des blessures, des marques dues au fait d’avoir été traînés sur le sol et les marques des menottes qui leur avaient serré les mains», a déclaré Eyad Qaddih, directeur des relations publiques de l’hôpital Nasser, dans le sud de Gaza, qui a accueilli les détenus lundi.

Il a ajouté que bon nombre des rapatriés ont dû être transférés aux urgences en raison de leur mauvais état de santé. Outre les blessures physiques causées par les coups, il a déclaré que les prisonniers semblaient ne pas avoir mangé depuis longtemps.

Selon l’ONG Comité public contre la torture en Israël (PCATI-Public committee against torture in Israel), environ 2800 Palestiniens de Gaza sont détenus sans inculpation dans des prisons et des centres de détention israéliens.

L’incarcération massive de Palestiniens de Gaza sans procédure régulière a été autorisée par des modifications apportées à la loi israélienne depuis l’attaque du 7 octobre 2023 menée par des militants du Hamas, qui a fait environ 1200 morts.

En décembre 2023, le Parlement israélien a modifié la loi sur les «combattants illégaux» afin de permettre la détention administrative sans inculpation lorsqu’un officier a «des motifs raisonnables de croire» que la personne est un «combattant illégal». La détention administrative peut être prolongée pratiquement indéfiniment.

Les défenseurs des droits humains israéliens affirment que l’incarcération massive de Palestiniens par Israël coïncide avec une dégradation drastique des conditions de détention et que cela est devenu une question politique.

«De manière générale, le nombre et l’ampleur des actes de torture et des mauvais traitements dans les prisons et les camps militaires israéliens ont explosé depuis le 7 octobre. Nous considérons cela comme faisant partie de la politique menée par les décideurs israéliens tels qu’Itamar Ben-Gvir et d’autres», a déclaré Tal Steiner, directeur exécutif de PCATI.

Ben-Gvir, le ministre de la Sécurité d’extrême droite, s’est vanté de fournir «le minimum de nourriture». «Je suis ici pour m’assurer que les «terroristes» reçoivent le minimum du minimum», a-t-il écrit dans un message publié sur les réseaux sociaux en juillet.

Malgré les violences extrêmes dont ils ont été victimes dans les prisons, c’est à Gaza que de nombreux détenus ont eu le sentiment de subir les pires supplices.

En effet, à sa libération, Radee a tenté d’appeler sa femme, mais son téléphone était coupé. Il a alors appris que sa femme et tous ses enfants, sauf un, avaient été tués à Gaza pendant sa détention.

«J’étais très heureux d’être libéré, car la date coïncidait avec le troisième anniversaire de ma plus jeune fille, Saba, le 13 octobre. J’avais prévu de lui offrir le plus beau des cadeaux pour compenser son premier anniversaire, que nous n’avions pas pu célébrer en raison du début de la guerre», a déclaré Radee.

«J’ai essayé de trouver un peu de joie dans ma libération ce jour-là, mais malheureusement, Saba est morte avec ma famille, et ma joie est morte avec elle», a-t-il déclaré. (Article publié dans The Guardian le 14 octobre 2025; traduction rédaction A l’Encontre)

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