
Quels sont les véritables liens entre l’innovation et la croissance ? L’économiste Cédric Durand revient sur les impasses intellectuelles des travaux sur le sujet de Philippe Aghion, tout juste primé par la Banque de Suède.
Par Cédric Durand
L’approche néo-schumpetérienne de Philippe Aghion a largement inspiré les politiques économiques en Europe depuis le tournant des années 2000. Et singulièrement celle d’Emmanuel Macron dont il fut un proche conseiller au cours de son premier quinquennat. L’attribution du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel – conjointement à son coauteur, Peter Howitt, et à l’historien de l’économie Joel Mokyr – résonne donc particulièrement dans l’Hexagone.
Alors que le pays traverse une crise politique majeure dont les causes remontent aux oppositions profondes que suscitent les politiques menées ces dernières années, la distinction accordée par le comité du prix de la banque de Suède donne l’occasion d’éclairer une théorie économique qui a fortement influencé les gouvernements depuis le tournant du siècle.
Une des grandes qualités de Philippe Aghion est de présenter de manière très claire les idées formalisées dans ses modèles, ce qui permet une large discussion. Sa thèse centrale trouve son inspiration dans les travaux de Joseph Schumpeter, qui lui-même reprend un thème que l’on trouve dans l’œuvre de Marx et de Rosa Luxemburg : l’innovation est le moteur du capitalisme ; la source de la croissance, c’est la destruction créatrice. « Le nouveau remplace l’ancien », comme le dit Philippe Aghion.
Son originalité est d’avoir, avec ses coauteurs, tenté de modéliser et de mesurer ce phénomène. Avec deux paramètres clefs.
Il faut de la flexibilité : des marchés libéralisés doivent permettre au travail et au capital de se redéployer dans l’économie afin que les innovations conduisent à une réorganisation effective du tissu productif conduisant à l’augmentation de l’activité économique.
Mais il ne faut pas trop de concurrence, sinon les innovateurs arrêteraient d’innover. Les entrepreneurs doivent être encouragés dans leurs projets productifs. Une faible fiscalité du capital et une forte protection de la propriété intellectuelle sont donc essentielles pour soutenir la croissance. Et si cela crée des inégalités, c’est un moindre mal. « Je prends », nous dit Philippe Aghion.
Croissance en berne
Le raisonnement de l’économiste se heurte toutefois à un problème. Il y a bien de plus en plus de brevets, son indicateur privilégié pour saisir l’innovation, mais la croissance ne cesse de décliner depuis les années 1960.
Alors il s’interroge. Pourquoi l’accélération de l’innovation ne se reflète-t-elle pas dans l’évolution de la croissance et de la productivité ? En fait, nous dit-il, la croissance est en réalité plus forte. La théorie est sauve, c’est un problème de thermomètre. Michel Husson éreinta cette tentative de rafistolage statistique. Et finalement Aghion lui-même doit se rendre à l’évidence. Changer la méthodologie ne fait rien à l’affaire : la croissance se situerait peut-être à un niveau plus élevé, mais la tendance est toujours au déclin. La théorie chancelle.
Depuis, Philippe Aghion multiplie les explications ad hoc. D’abord, il suppose que la sous-estimation de la productivité conduit à exagérer l’inflation. Résultat, les taux d’intérêt sont trop élevés et des investissements publics sont insuffisants. A moins que ce ne soit l’inverse ? « Le ralentissement de la croissance de la productivité dans la plupart des pays développés depuis les années 1970 pourrait en effet être en partie lié à une baisse des contraintes financières, via des effets de réallocation », indique-t-il. En clair, des taux d’intérêt trop faibles seraient responsables d’une mauvaise allocation du capital.
Plus tard, c’est la politique de la concurrence qui est inadaptée à l’âge des algorithmes. L’empreinte des Big Tech est telle qu’elle entrave l’entrée d’entreprises innovantes (voir le chapitre 6 dans Le pouvoir de la destruction créatrice).
Impasse intellectuelle
En fin de compte, à bien lire Philippe Aghion, c’est un peu de tout cela avec (presque) un retour à la case départ : pas assez de réformes structurelles, pas assez de libéralisation des marchés des produits, du travail et de la finance, trop de monopole dans la tech… autant d’éléments qui brideraient l’énergie créatrice des entrepreneurs.
Il faut donc accélérer le changement des institutions pour renforcer les dynamiques de marché et profiter des dynamiques technologiques. Pourtant, nous avons beaucoup de raisons de penser que libéralisation, innovation et croissance ne vont pas forcément de pair.
Si l’idée générale selon laquelle le type de développement économique dépend du rapport entre technologie et institutions est juste, on trouvera des enseignements beaucoup plus riches du côté des systèmes nationaux d’innovation développés par des auteurs évolutionnistes, parfois en dialogue avec les travaux de l’école de la Régulation, de l’approche en termes de paradigmes techno-économiques portée par Carlota Pérez et poursuivie par Mariana Mazzucato, ou encore de celle en termes d’ondes longues d’Ernest Mandel.
Armé de son prix, Philippe Aghion est sans doute aujourd’hui conforté dans son sentiment d’avoir supplanté Schumpeter. Mais contrairement à son mentor autrichien qui avait une intelligence tragique de l’histoire économique, le professeur au Collège de France ne propose aucune théorie du capitalisme. En dépit de la sophistication de ses modèles, sa confrontation aux données empiriques le mène dans une impasse intellectuelle.
Face au soubresaut d’un système qu’il peine à déchiffrer, il multiplie les ajustements pour mieux entretenir la chimère d’un capitalisme illusoire où les inégalités découleraient des seuls mérites des innovateurs. Si le monde du travail comme la nature sont ignorés, c’est en raison d’un fétichisme de la croissance qui fait de la technologie façonnée par le capital l’horizon ultime de notre humanité. Une douce musique à l’oreille des puissants. (Publié dans Alternatives économiques le 16 octobre 2025)
Cédric Durand est professeur associé à l’Université de Genève.

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