La stratégie de Trump pour réaffirmer la domination américaine (II)

(de g à d) Le secrétaire au Trésor Scott Bessent, la secrétaire à l’Education Linda McMahon, le vice-président JD Vance, le secrétaire au Commerce Howard Lutnick et le président Donald Trump.

Par Ashley Smith

Afin de maintenir et d’étendre son accès au marché mondial, la Chine a conclu des pactes politiques multilatéraux et bilatéraux. Elle a créé l’Organisation de coopération de Shanghai, qui rassemble des Etats d’Eurasie et du Moyen-Orient, notamment la Chine et la Russie, au sein d’une alliance économique, politique et sécuritaire.

Forger des alliances dans un monde multipolaire

Plus important encore, la Chine a mis en place l’alliance des BRICS, composée du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud, ainsi que d’une liste croissante d’autres pays, mais dans laquelle Pékin est de loin l’acteur dominant. La Chine a utilisé cette alliance pour faire avancer des initiatives politiques et économiques, notamment la New Development Bank (NDB) et l’Asian Infrastructure Investment Bank (AIIB), pour établir des relations économiques avec les pays du Sud et pour tenter de les mener dans une contestation de l’ordre unipolaire de Washington, avec la visée d’établir un ordre multipolaire.

La Chine a renforcé son alliance géopolitique la plus importante avec la Russie lorsque Xi et Vladimir Poutine ont signé leur «amitié sans limites» lors des Jeux olympiques de Pékin en 2022, à la veille de l’invasion impérialiste de l’Ukraine par la Russie. En tant qu’acteur dominant, la Chine a augmenté ses exportations vers Moscou, notamment les technologies dites «à double usage» destinées à son industrie militaire, afin d’empêcher la Russie de succomber aux sanctions américaines et européennes. Elle a conclu des accords avec la Russie pour importer du pétrole, du gaz naturel et du charbon.

Mais ces puissances ne forment pas un bloc cohérent d’Etats, ni ne sont en train de forger un «axe du bouleversement» («The Axis of Upheaval», article de Foreign Affairs publié le 23 avril 2024) contre les Etats-Unis. Elles sont divisées en leur sein par des intérêts distincts et parfois concurrents.

Les exemples de leurs divisions sont innombrables. L’Inde, par exemple, fait partie de l’alliance des BRICS avec la Chine, mais elle fait également partie du QUAD (Dialogue quadrilatéral pour la sécurité: coopération militaire et diplomatique) avec les Etats-Unis, l’Australie et le Japon contre la Chine. L’Inde et la Chine se sont récemment affrontées au sujet de revendications territoriales contestées. Et la Russie et la Chine ont abandonné l’Iran, autre membre des BRICS, lorsqu’il a été attaqué par les Etats-Unis et Israël.

Les pactes conclus par Pékin ne rompent pas non plus avec l’ordre néolibéral établi par les Etats-Unis. Par exemple, la Nouvelle banque de développement des BRICS a déclaré son soutien au «système commercial multilatéral avec l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en son centre». En fait, la Chine a utilisé ses alliances pour faire promouvoir ses intérêts au sein de l’ordre néolibéral de mondialisation du libre-échange mis en place par les Etats-Unis.

Faire étalage de sa puissance militaire

Pour soutenir son ascension économique et géopolitique, la Chine a modernisé son armée. Elle a augmenté ses dépenses militaires annuelles pendant trente années consécutives pour atteindre le montant colossal de 296 milliards de dollars en 2023, ce qui la place au deuxième rang mondial, mais ne représente toujours qu’un tiers des dépenses des Etats-Unis, qui s’élevaient à plus de 916 milliards de dollars en 2023.

Elle a développé une marine de guerre capable de naviguer en haute mère et disposant de plus de navires que toute autre puissance, dont trois porte-avions, et un quatrième actuellement en construction. Elle développe également son armée de l’air, son arsenal nucléaire et son arsenal de missiles balistiques intercontinentaux et hypersoniques à un rythme rapide.

La Chine a fait étalage de sa puissance militaire en mer de Chine méridionale. Elle a déployé sa marine pour protéger les voies maritimes, affirmer son contrôle sur les zones de pêche et revendiquer des réserves sous-marines de pétrole et de gaz naturel. Cela l’a mise en conflit avec plusieurs pays de la région, notamment les Philippines et le Japon, soutenus par les Etats-Unis, la puissance dominante en Asie, au sujet de revendications territoriales sur des îles.

Plus important encore, la Chine a déployé ses forces armées dans le cadre d’exercices de plus en plus agressifs autour de Taïwan, qu’elle considère comme une province rebelle qu’elle entend assimiler par la force si nécessaire. Les Etats-Unis ont armé cette nation insulaire et maintiennent une «ambiguïté stratégique» quant à leur intention de la défendre en cas d’invasion chinoise.

Les enjeux de cette confrontation ne sont pas seulement géopolitiques, mais aussi économiques. Taïwan produit 90% des micropuces les plus avancées au monde, qui sont essentielles à tout, des ordinateurs aux avions de combat high-tech comme le F-35 de Lockheed Martin. Les Etats-Unis et la Chine sont en désaccord sur Taïwan, chacun l’utilisant comme un pion dans leur rivalité tout en bafouant le droit de cette nation à l’autodétermination.

«Rendre à l’Amérique sa grandeur»

Pour contrer la menace chinoise à l’hégémonie américaine, Trump rompt radicalement avec la grande stratégie mise en place par Washington après la guerre froide, qui consistait à superviser le capitalisme mondial à travers des alliances économiques, politiques et militaires multilatérales. A la place, il met en œuvre la stratégie nationaliste autoritaire préconisée par la Heritage Foundation.

Sur le plan intérieur, Trump a lancé une guerre de classes néolibérale. Il espère que l’austérité, les réductions d’impôts et la déréglementation stimuleront les investissements capitalistes dans l’industrie manufacturière, restaureront l’indépendance économique des Etats-Unis et renforceront leur compétitivité en général, et plus particulièrement face à la Chine.

Il mène cette offensive de manière autoritaire, en recourant à des décrets présidentiels, en contournant et, dans certains cas, en démantelant la bureaucratie fédérale, et en testant les limites de la Constitution américaine. Il a démantelé des pans entiers de ce qu’on appelle l’«Etat profond» qui l’avait gêné lors de son premier mandat, détruit l’Etat-providence et licencié des fonctionnaires fédéraux. Pour diviser et vaincre la résistance de la classe laborieuse, il a fait des migrants, des personnes transgenres, des personnes de couleur et des militants solidaires du peuple palestinien des boucs émissaires.

A l’étranger, Trump met en œuvre l’unilatéralisme de l’«America First». Il ne s’agit pas d’isolationnisme, malgré les affirmations répétées et erronées des commentateurs mainstream. Il est déterminé à intervenir économiquement, politiquement et militairement dans le monde entier pour faire avancer les intérêts des Etats-Unis au détriment de ses alliés et de ses adversaires, en particulier la Chine.

Son bombardement des installations nucléaires iraniennes en est la preuve. Cette attaque visait à envoyer un message aux puissances mondiales, en particulier à la Chine, pour leur faire comprendre que l’administration est tout à fait disposée à utiliser son puissant arsenal de destruction pour atteindre ses objectifs.

Sa stratégie ne consiste pas non plus à forger un nouveau «concert des grandes puissances» («The Rise and Fall of Great-Power Competition», Stacie E. Goddard, Foreign Affairs, 22 avril 2025) qui diviserait le capitalisme mondial en sphères d’influence supervisées par les Etats-Unis, la Chine, la Russie et d’autres grandes puissances. Quels que soient les accords qu’il ait proposés à Poutine et à Xi, leurs sphères d’influence potentielles se chevauchent et se contredisent.

Les Etats-Unis, par exemple, ne céderont pas l’Asie à la Chine, pas plus qu’ils n’abandonneront l’Europe à la Russie. Il n’y aura pas de Yalta 2.0. Trump affirme la domination américaine dans le monde entier, tant à l’égard de ses alliés que de ses adversaires.

Au milieu du chaos qui règne dans son régime, Donald Trump met en œuvre la stratégie unilatéraliste exposée sans ambages dans The Prioritization Imperative of focusing on Washington’s great power rivalry with China (L’impératif de la priorisation: se concentrer sur la rivalité entre les grandes puissances avec la Chine – Heritage Foundation, 1er août 2024, Special Report Defense). Tout d’abord, l’administration a déclaré qu’elle ne jouerait plus le rôle de gendarme du monde, soutenant ses alliés contre l’opposition externe et interne.

Trump a tenté de sortir les Etats-Unis des guerres à Gaza et en Ukraine, sans succès. Malgré ses échecs, il semble déterminé à détourner l’attention de ces crises et à convaincre les alliés des Etats-Unis d’assumer la responsabilité de leur gestion.

Dans le cas de l’Europe, le vice-président J. D. Vance a averti les alliés avant même son élection que «les Etats-Unis doivent se concentrer davantage sur l’Asie de l’Est. Ce sera l’avenir de la politique étrangère américaine pour les 40 prochaines années, et l’Europe doit en prendre conscience».

Dans cette optique, Trump a obtenu des membres de l’OTAN qu’ils s’engagent à porter leurs dépenses de défense à 5% de leur PIB afin de dissuader l’impérialisme russe, déclenchant ainsi une course aux armements en Europe (Washington Post, 5 juin 2025). L’Allemagne est allée jusqu’à suspendre ses restrictions constitutionnelles en matière de déficit budgétaire [frein à l’endettement] afin d’investir massivement dans le réarmement, tout en réduisant les dépenses sociales, et d’affirmer son statut de puissance impérialiste à part entière.

Donner la priorité à la Chine

En essayant de faire le ménage dans le budget de Washington, Trump a tenté de donner la priorité au conflit entre Washington et la Chine. Il a imposé de nouveaux droits de douane à Pékin [ce qui n’exclut pas des négociations], intensifié la guerre des puces électroniques avec de nouvelles interdictions sur les ventes de semi-conducteurs et de logiciels, suspendu la vente de technologies et de logiciels essentiels à la fabrication de moteurs à réaction par la Chine. Il a menacé de soumettre toutes les demandes de visa des étudiants étrangers chinois à un contrôle renforcé et de refuser les visas aux membres du Parti communiste.

Trump a soutenu cette offensive économique par des pressions géopolitiques sur Pékin. Il a envoyé le secrétaire à la Défense Pete Hegseth dans toute l’Asie pour renforcer les alliances contre la Chine. Lors du Dialogue de Shangri-La à Singapour (mai 2025), Hegseth a déclaré aux alliés que la menace chinoise «est réelle et pourrait être imminente» pour tous, en particulier pour Taïwan (voir son discours sur le U.S. Department of Defense, publié en date du 31 mai).

Il a promis de les soutenir à condition qu’ils augmentent leurs dépenses de défense. Cette pression, associée aux conflits entre divers Etats asiatiques et la Chine, alimente une nouvelle course aux armements sans précédent dans la région depuis la Seconde Guerre mondiale. Le secrétaire d’Etat Marc Rubio a renforcé ce message lors de son propre voyage de suivi en Asie.

Enfin, l’administration augmente son propre budget militaire. Trump a porté le budget du Pentagone à 1000 milliards de dollars, avec pour priorité absolue, selon les termes de Hegseth, «de dissuader l’agression de la Chine communiste».

Les Etats-Unis appuient cette rhétorique par des démonstrations de plus en plus agressives de leur puissance militaire dans la région Asie-Pacifique, dont la plus récente est l’exercice mené tous les deux ans par les Etats-Unis et réunissant 19 pays, baptisé «Talisman Saber», le plus important à ce jour, spécialement conçu pour simuler une guerre avec la Chine.

En outre, l’administration a promis de consacrer des centaines de milliards de dollars à son système de défense «Golden Dome» destiné à intercepter les missiles avancés développés par la Chine. Un tel système, s’il est construit et s’il fonctionne réellement, permettrait aux Etats-Unis de frapper sans craindre de représailles, sapant ainsi la dissuasion de la destruction mutuelle assurée et prédisposant Washington et Pékin à frapper d’abord et à poser les questions ensuite, mettant ainsi en danger toute vie sur Terre.

Obstacles à la hiérarchisation des priorités

L’administration Trump est confrontée à des obstacles objectifs et subjectifs à la mise en œuvre de sa stratégie de hiérarchisation des priorités. De toute évidence, en tant que plus grand empire informel de l’histoire mondiale, avec des intérêts économiques propres, des alliances géopolitiques et 800 bases militaires aux quatre coins du globe, elle aura objectivement du mal à se dégager de son rôle de gendarme mondial pour se concentrer sur Pékin.

A cela s’ajoutent les problèmes subjectifs de l’administration – ses conflits internes, son incohérence et l’idiotie dictée par le slogan «Make America Great Again» (Rendre sa grandeur à l’Amérique) – qui compromettent sa stratégie de hiérarchisation des priorités. Ceux-ci affaibliront encore davantage le capitalisme états-unien et saperont sa domination impériale. (Martin Wolf, «Trump’s assault on American greatness, Financial Times, 8 juillet 2025)

Trump est tiraillé dans plusieurs directions. Les protectionnistes comme le conseiller commercial Peter Navarro et le leader du mouvement MAGA Steve Bannon prônent un découplage total avec la Chine. Le secrétaire au Trésor Steve Bessent et le président du Conseil des conseillers économiques de Trump, Stephen Mirran, s’y opposent et veulent simplement un meilleur accord – un accord de Mar-a-Lago [une répétition sur le plan monétaire de l’Accord du Plaza, 22 septembre 1985, entre les Etats-Unis et le Japon, l’Allemagne de l’Ouest et le Royaume-Uni]– pour rééquilibrer le commerce dans le cadre de l’ordre capitaliste néolibéral actuel. Et les capitalistes de la technologie comme Jensen Huang de Nvidia et Elon Musk soutiennent le libre-échange, y compris avec la Chine.

Trump, toujours transactionnel et versatil, balance entre ces factions. Leur conflit a explosé sur la politique économique, Navarro poussant les droits de douane réciproques les plus extrêmes, Musk s’y opposant et dénonçant Navarro comme «un crétin» et «plus bête qu’un sac de briques», Bessent faisant marche arrière dans l’espoir de conclure des accords bilatéraux avec des dizaines de pays, et Trump se vantant que tout ce chaos était un exemple de son «art de la négociation». Ces conflits ont entraîné des contradictions dans l’offensive du régime contre la Chine, notamment dans ses nouvelles politiques tarifaires. Après avoir cédé aux faucons anti-Chine et joué les durs avec des droits de douane records, il a ensuite fait marche arrière en accordant des concessions aux partisans du libre-échange comme Huang, le PDG de Nvidia, en autorisant la vente des puces de l’entreprise à Pékin.

Huang a plaidé en faveur d’une stratégie différente pour les Etats-Unis afin de maintenir leur domination dans le domaine des hautes technologies, et plus particulièrement dans celui de l’intelligence artificielle (IA). Il soutient que Washington devrait maintenir la Chine dans une situation de dépendance vis-à-vis des puces les moins puissantes de Nvidia afin de l’empêcher de développer les siennes. De cette manière, Washington pourrait à la fois protéger son monopole sur les puces les plus avancées et empêcher Pékin de créer sa propre infrastructure d’IA concurrente qui pourrait supplanter celle des Etats-Unis. Mais cette stratégie a peu de chances d’aboutir, étant donné que la Chine est déterminée à construire précisément une telle infrastructure.

Les faucons de l’administration américaine ont également prévenu que le simple fait pour Pékin d’avoir accès à des puces même moins avancées lui permettrait de les copier et d’accélérer son propre programme. L’issue de ce débat stratégique reste incertaine, mais aucune des deux options ne semble susceptible d’empêcher le développement rapide par la Chine de ses propres puces, de ses entreprises de haute technologie et de ses programmes d’IA. (Suite de l’article publié sur le site Tempest le 24 juillet 2025;  traduction rédaction A l’Encontre, la suite sera publiée en date du 13 août)

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