Par Brice Le Borgne
Moins de 15% de la bande de Gaza: c’est ce qu’il reste aux deux millions de Gazaouis, victimes d’une crise humanitaire sans précédent, pour rester en dehors des zones d’évacuation, définies comme dangereuses par l’armée israélienne. Au fil des combats et des bombardements, qui ont fait plus de 60 000 morts d’après le ministère de la Santé de Gaza, l’enclave s’est réduite pour les Palestiniens, les obligeant à se regrouper sur l’une des trois principales zones littorales: al-Mawasi, Deir al-Balah ou ce qu’il reste de Gaza ville.
«Pause tactique»
Depuis le 18 mars et la fin du cessez-le-feu, l’armée israélienne a publié de nombreux appels à évacuer des quartiers entiers de Gaza en prévision de ses raids aériens. «A tous les habitants de la zone de Jabalia, dans la bande de Gaza: ceci est un dernier avertissement avant la frappe», annonce par exemple, sur X le 24 mars, le porte-parole arabophone de l’armée. «Pour votre sécurité, vous devez évacuer immédiatement vers le sud, vers des centres d’hébergement connus.» Le message est accompagné d’une carte où les quartiers concernés sont entourés de rouge. Une flèche jaune est censée guider les habitants vers la bonne direction.
De tels messages, CheckNews en a dénombré une soixantaine depuis le 18 mars. Ces cartes s’appuient sur un découpage du territoire gazaoui en plus de 600 blocs, reproduit sur le site de Tsahal.
Et d’après les calculs de CheckNews (voir méthodologie en fin d’article), 86,6% du territoire gazaoui a été touché au moins une fois par un ordre d’évacuation, ou peut être considéré comme une zone sous contrôle militaire israélien. Ne laissant, en théorie, plus que 13,4% du territoire pour les Gazaouis.
Ces chiffres sont proches de ceux calculés par l’ONU: le 23 juillet, le Bureau des affaires humanitaires de l’ONU (Ocha) indiquait que 87,8% de la bande de Gaza était dans des zones sous contrôle militaire israélien ou sous ordre d’évacuation (pour comprendre la différence entre ces deux chiffres, voir méthodologie).
Le 27 juillet, Tsahal annonçait la mise en place d’une «pause tactique locale des activités militaires», à Gaza ville, Deir al-Balah et al-Mawasi, de 10 heures à 20 heures «pour élargir l’acheminement de l’aide humanitaire vers la bande de Gaza». Avichay Adraee, le porte-parole arabophone de l’armée, publiait alorsvune carte de la bande de Gaza où, d’après les calculs de CheckNews, encore 77,5% de l’enclave était en zone rouge, annotée «zone de combat dangereuse – retourner dans ces zones dangereuses vous met en danger». Une partie de ces zones n’avait d’ailleurs jamais encore fait l’objet d’ordres d’évacuation depuis le 18 mars.
Rafah entièrement évacuée
Deux dates ont fait l’objet d’ordres d’évacuation majeurs. Le 31 mars, l’armée publiait un message ordonnant l’évacuation de la quasi-totalité de Rafah, retranchant plus de 10% aux zones dites sûres dans l’enclave. Plus aucune zone du gouvernorat de Rafah n’est d’ailleurs en zone sûre aujourd’hui, selon ces cartes.
Même scénario le 19 mai, lorsque Tsahal demande aux Gazaouis d’évacuer la ville de Khan Younes. Certains quartiers ont par ailleurs fait l’objet de plusieurs ordres de déplacement, notamment dans la ville de Gaza à la mi-juillet.
L’Organisation mondiale des migrations et son service de coordination CCCM a dénombré plus de 760 000 déplacements de personnes dans Gaza depuis le 18 mars.
Dès le 11 avril, l’ONU dénonçait les déplacements forcés des Palestiniens. «La nature et l’étendue des ordres d’évacuations soulèvent de sérieuses inquiétudes quant à l’intention d’Israël de déplacer de façon permanente la population civile», notant que les déplacements forcés de civils peuvent correspondre à une violation du droit international et un crime contre l’humanité. D’autant que l’armée israélienne ne publie pas de messages autorisant les Gazaouis à revenir dans les quartiers évacués.
Contactée pour réagir à ces données, Tsahal n’a pas répondu. Auprès de France 24, elle indiquait que «l’armée agit pour prévenir les populations civiles, dans le but de lui permettre de s’éloigner des zones d’hostilités actives, et ainsi pour limiter les dégâts potentiels».
Pour autant, respecter les ordres d’évacuation et se déplacer vers des zones situées en dehors de ceux-ci, n’est pas une garantie pour les Gazaouis d’échapper aux bombardements. A plusieurs reprises, comme l’a recensé l’agence Forensic Architecture début juin 2025, des frappes aériennes ont été menées dans des quartiers vers lesquels l’armée israélienne venait pourtant d’inciter les populations à se déplacer pour se mettre en lieu sûr.
Des camps de réfugiés en zone rouge
Au total, si l’on prend les zones exemptées de tout ordre d’évacuation depuis le 18 mars, il ne reste donc que 48 km² pour les 2,1 millions de Gazaouis, soit une densité de 43 000 habitants par km². Mais cette densité reste très théorique: il est quasi impossible pour les 2 millions de Gazaouis de respecter les frontières exactes des zones définies par l’armée israélienne.
Des images satellites récentes consultées par CheckNews permettent de constater qu’à plusieurs endroits de l’enclave, des centaines de tentes sont installées dans les zones rouges, et donc «dangereuses», de l’armée israélienne, telles que dessinées le 27 juillet. C’est le cas par exemple au nord de la ville de Gaza, ou à l’ouest de Khan Younes.
Méthodologie
Pour calculer ces données, CheckNews a compilé les 61 ordres d’évacuations publiés sur X ou Telegram par le porte-parole arabophone de l’armée israélienne, Avichay Adraee. Ces cartes ont été ajoutées une à une dans un logiciel de cartographie, grâce auquel nous avons calculé la surface de chaque zone. La surface de référence de la bande de Gaza a été calculée à partir de son emprise terrestre telle qu’affichée sur OpenStreetMap, qui est d’environ 362,5 km². La surface totale des zones concernées au moins une fois par un ordre d’évacuation entre le 18 mars et le 30 juillet s’élevait à 313,8 km², soit 86,6% de la bande de Gaza. De son côté, l’Ocha estimait le 23 juillet que 87,8% de la bande de Gaza était sous contrôle militaire israélien ou sous ordre d’évacuation. La différence avec notre chiffre tient à deux raisons: l’écart entre les dates (nous avons pris en compte une publication de l’armée du 27 juillet, soit après le rapport de l’Ocha); et la prise en compte par l’Ocha (et pas par CheckNews) d’une zone entourant le corridor de Netzarim d’Israël jusqu’à la mer Méditerranée. Contactées pour avoir confirmation sur ce point, ni l’armée israélienne ni l’Ocha n’avaient répondu. (Article de la rubrique ChechNews publié par le quotidien français Libération le 31 juillet 2025)

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