Dossier Etats-Unis. «Trump et le trumpisme»

Par Paul Le Blanc 

La politique de Trump a été qualifiée par certains de trumpisme. Avant d’examiner le trumpisme, faisons une pause pour considérer la médiocrité dont ce «isme» porte le nom.

L’ABC des qualités de Trump comprend certainement l’arrogance, ainsi que les trois B: bigot, bully, and braggart  (bigot, tyran et vantard). La vantardise prend de nombreuses tournures: un «battant» qui s’autopromotionne et qui met compulsivement en avant ses réalisations, mais qui prétend aussi être allé plus loin et avoir obtenu plus que ce n’est le cas en réalité; un ignorant qui glorifie son ignorance avec l’affirmation agressive «Je ne lis pas de livres!», tout en prétendant en savoir bien plus qu’il n’en sait; quelqu’un qui exagère l’estime que les gens lui portent et qui s’attribue les mérites d’accomplissements qui ne sont pas les siens. Son statut de milliardaire ajoute de la brillance, des ressources et de l’autorité à tout ce qui est lié à l’auto-construction narcissique de la personne qu’est Trump. Il est par nature, et avec beaucoup de fierté, un capitaliste, et ses trente-quatre condamnations pour crime font que beaucoup le qualifient d’escroc.

En avançant dans l’alphabet, certains critiques insistent sur le fait que Trump est un fasciste. D’autres se demandent s’il est suffisamment cohérent pour jouer le rôle d’un Benito Mussolini ou d’un Adolf Hitler. Le terme «fasciste» est certainement devenu une insulte librement utilisée pour qualifier des idées, des pratiques et des personnes que nous détestons. Trump lui-même l’utilise (en le mélangeant avec des termes tels que «marxistes», «communistes», «terroristes» et «personnes très nuisibles») pour dénoncer les ennemis qui se cachent dans la salle du tribunal, dans les médias grand public, dans le gouvernement et dans le Parti démocrate.

A quel point Trump est-il discipliné et déterminé en tant que leader politique? Il peut difficilement être comparé à un Winston Churchill ou à un Ronald Reagan, et encore moins à un Mussolini ou à un Hitler. «Au printemps 2020», selon Maggie Haberman, chroniqueuse au New York Times, «il était devenu clair pour nombre de ses principaux conseillers que l’impulsion de Trump à miner les systèmes existants et à tordre les institutions pour les adapter à ses objectifs s’accompagnait d’un comportement fantasque et de niveaux de colère qui obligeaient les autres à essayer de le maintenir sur la bonne trajectoire presque à chaque heure de la journée». [1]

Il est instructif d’examiner l’expérience de Steve Bannon, l’un des idéologues d’extrême droite les plus déterminés qui a servi de conseiller central dans la phase initiale de l’administration Trump en 2016. Michael Wolff [journaliste et écrivain qui traite de la politique états-unienne] a rapporté ce qui suit:

«Une partie de l’autorité de Bannon dans la nouvelle Maison Blanche consistait à être le gardien des promesses de Trump, méticuleusement consignées sur le tableau blanc de son bureau. Certaines de ces promesses, Trump se souvenait avec enthousiasme de les avoir faites, d’autres, dont il ne s’en souvenait guère, mais il était heureux de reconnaître qu’il les avait dites. Bannon a joué le rôle de disciple et a promu Trump au rang de gourou – ou de Dieu impénétrable.» [2]

Bannon a fini par être exaspéré et désabusé, réalisant que les détails du programme «populiste» de droite qu’il envisageait «étaient entièrement tributaires de l’inattention et des sautes d’humeur de Trump». Bannon avait appris il y a longtemps que Trump «se fichait éperdument du programme – il ne savait pas ce qu’était le programme» [3]. [Sorti de prison ce mardi 29 octobre, après quatre mois d’emprisonnement, Steve Bannon a immédiatement fait campagne pour Donald Trump et mis en cause le processus électoral, à une semaine de la présidentielle américaine du 5 novembre – réd.]

Mais ce que l’on peut appeler le trumpisme transcende le dysfonctionnement de cet individu qui prend de l’âge. Plusieurs éléments essentiels contribuent à définir ce que nous appelons le trumpisme.

L’un de ces éléments a trait au caractère armé et dangereux des forces qui se sont rassemblées pour prendre d’assaut le Capitole le 6 janvier 2021, à savoir les Proud Boys, les Oath Keepers, des éléments militants du mouvement Tea Party, des partisans de l’ancienne Confédération du Sud et divers groupes nazis et suprémacistes blancs. Le général Mark Milley, alors chef de l’état-major interarmées, dans son carnet de notes de janvier 2021, a dressé la liste de ces groupes avec le commentaire suivant: «Grande menace: le terrorisme intérieur». Selon Bob Woodward et Robert Costa du Washington Post: «Certains étaient les nouvelles Chemises brunes, une version états-unienne, conclut Milley, de l’aile paramilitaire du parti nazi qui soutenait Hitler. Il s’agissait d’une révolution programmée. La vision de Steve Bannon prend alors corps. Il faut tout abattre, tout faire exploser, tout brûler, et en ressortir avec le pouvoir.» [4] Ces éléments autrefois marginalisés étaient entrés dans le paysage politique et s’étaient considérablement développés, avec l’encouragement actif de Trump et d’autres personnes de son entourage. Mais cet individu rusé, avare et profondément borné, ainsi que ses acolytes n’étaient guère capables de les contrôler. En effet, dans son ensemble, l’énorme et hétérogène mouvement «Make America Great Again» ne peut être considéré comme étant sous sa coupe.[5]

Le «nationalisme chrétien» – qui rejette les idéaux de démocratie radicale inscrits dans la Déclaration d’indépendance et affirme que les Etats-Unis ont été fondés (comme l’a dit un télévangéliste) «par des chrétiens qui voulaient construire une nation chrétienne sur la base de la volonté de Dieu», selon la définition des fondamentalistes de droite qui considèrent la notion de démocratie fondée sur l’égalité des droits comme une hérésie incompatible avec le christianisme – se mêle à certains segments de ce groupe d’électeurs pro-Trump. Le néo-conservateur Robert Kagan [cofondateur avec William Kristol du think tank Project for the New American Century] a fait remarquer avec anxiété que «ce que les nationalistes chrétiens appellent le “totalitarisme libéral”, les signataires de la Déclaration d’indépendance l’appelaient la “liberté de conscience”». Avec ou sans ce vernis religieux particulier, souligne Robert Kagan, une telle souche profonde d’intolérance antidémocratique fondamentale a été présente tout au long de l’histoire des Etats-Unis parmi des segments significatifs du peuple américain – reflétant des attitudes sectaires sur la race, l’appartenance ethnique, le genre et la religion.[6]

Un autre élément essentiel du trumpisme se trouve dans un groupe très différent d’entités et d’individus conservateurs, réunis dans le Projet 2025 de transition présidentielle de la Heritage Foundation. Fondée dans les années 1970, la Heritage Foundation sert de plaque tournante aux universitaires, intellectuels et responsables politiques conservateurs depuis la présidence Reagan. Sa dernière initiative en date est un ouvrage de 900 pages intitulé Mandate for Leadership: The Conservative Promise qui doit servir de manuel d’élaboration des politiques pour une deuxième administration Trump. D’après son auto-description: «Ce livre est le fruit du travail de plus de 400 universitaires et experts politiques issus du mouvement conservateur et de partout dans le pays. Parmi les contributeurs figurent d’anciens élus, des économistes de renommée mondiale et des membres de quatre administrations présidentielles. Il s’agit d’un programme préparé par et pour les conservateurs qui seront prêts, dès le premier jour de la prochaine administration, à sauver notre pays du gouffre du désastre.» Il convient de noter que Trump n’est en aucun cas la pièce maîtresse de ce document; il est plutôt fait référence au «prochain président conservateur». Trump est mentionné fréquemment et très respectueusement, mais la Heritage Foundation, ses collaborateurs et son programme sont présentés comme des éléments qui transcendent cet individu. La ligne de fond de ce manifeste conservateur est une défense du capitalisme sauvage. L’objectif premier du président, nous dit-on, devrait être de libérer «le génie dynamique de la libre entreprise». Cela va de pair avec des propositions visant à imposer un régime autoritaire centralisé pour mettre en œuvre un large éventail de politiques de droite [7].

Soucieux de séduire les électeurs modérés, Donald Trump a pris ses distances avec le Project 2025. Mais ses partisans restent solidement installés dans le camp trumpiste, y compris des fidèles qui ont servi dans sa première administration présidentielle. Des plans secrets ont été élaborés pour mettre en œuvre le programme Project 2025 dès qu’un président de droite entrera en fonction. La chercheuse Gillian Kane note que le Project 2025 ne dépend pas d’une victoire présidentielle de Trump, soulignant que «même si Trump perd en novembre, de nombreux aspects fondamentaux de ce plan nationaliste chrétien seront mis en œuvre; en effet, certaines recommandations sont déjà en marche» [8]. Même lorsque Trump ne sera plus sur la scène, le programme associé au trumpisme – le déchaînement du capitalisme sauvage tout en réprimant systématiquement les droits de l’homme et les libertés démocratiques – continuera à nous affronter.

Le Parti républicain actuel est un élément essentiel du trumpisme. Les figures de proue et les collaborateurs de ce parti – comme c’était le cas pour le courant conservateur dans son ensemble – n’ont pas commencé par être des partisans de Trump. Un responsable républicain bien informé, Tim Miller, décrit de la manière suivante ce qui s’est passé:

«Lorsque les Trump Troubles [ensemble des ennuis judiciaires] ont commencé, personne dans nos rangs n’aurait jamais dit qu’il était de son côté. Nous le trouvions gauche, repoussant et en dessous de la qualité de la fonction publique que nous lui avions attribuée avec une grande fierté. Nous ne le prenions pas au sérieux […] Et vous ne nous auriez pas surpris avec une de ces casquettes de base-ball rouge criard.

»Mais, progressivement d’abord, puis soudainement, nous avons presque tous décidé de l’accompagner. Les mêmes personnes qui, en privé, qualifiaient Donald Trump de danger par incompétence ont ressorti ses balivernes rances en public lorsque cela les arrangeait. Ils ont continué à le faire même après que la foule qu’il avait convoquée [le 6 janvier 2021] eut sali le parti, nos idéaux et les couloirs du Capitole avec leur saloperie.» [9]

Tim Miller offre un point de vue d’initié sur le cynisme toxique qui imprègne les dirigeants du Parti républicain et qui a contribué au triomphe de Trump dans ses rangs. Considérant l’arène politique comme «un grand jeu» par lequel, en gagnant, ils «s’attribuaient un statut de serviteur public, la classe dirigeante républicaine a ignoré la détresse de ceux qu’elle manipulait, se sentant de plus en plus à l’aise dans l’utilisation de tactiques qui les enflammaient, les retournant contre leurs semblables». Tim Miller et d’autres responsables «ont avancé des arguments auxquels aucun d’entre nous ne croyait» et «ont fait en sorte que les gens se sentent offensés par des problèmes que nous n’avions ni l’intention ni la capacité de résoudre». Il avoue qu’un racisme discret et inavoué a souvent été utilisé. «Ces tactiques n’ont pas seulement été incontrôlées, elles ont été renforcées par un écosystème médiatique de droite avec lequel nous étions en relation et qui avait ses propres motivations néfastes, attirant les clics [sur les réseaux sociaux] et les vues par le truchement d’une course à la rage sans aucune intention de fournir quelque chose qui pourrait apporter de la valeur à la vie des gens ordinaires.»

Tim Miller conclut:

«Faut-il s’étonner qu’un charlatan qui a passé des décennies à duper les gens pour qu’elles adhèrent à ses systèmes de ventes pyramidales et achètent ses produits de merde ait pu exceller dans un tel environnement? Quelqu’un qui disposait de sa propre plateforme médiatique et d’un instinct reptilien pour la manipulation? Quelqu’un qui n’hésite pas à dire tout haut ce qu’il ne faut pas dire?» [10]

Un autre ancien cadre républicain, Stuart Stevens, insiste sur le fait qu’il est erroné de considérer que Trump a «détourné» le Parti républicain. Au contraire, Trump «est la conclusion logique de ce que le Parti républicain est devenu au cours des cinquante dernières années environ, un produit naturel des semences de racisme, d’auto-illusion et de colère qui sont devenues l’essence du Parti républicain». [11]

Liz Cheney [fille de Dick Cheney, vice-président de 2001 à 2009 et secrétaire à la Défense de 1989 à 1993], républicaine conservatrice de toujours et ancienne élue du Wyoming, qui a résisté avec plus d’acharnement que la plupart des autres aux efforts de Trump pour amener le Parti républicain à le soutenir, a fini par se lamenter: «Nous avons maintenant appris que la plupart des républicains actuellement membres du Congrès feront ce que Donald Trump demande, peu importe ce que c’est. […] Je suis très triste de dire que l’Amérique ne peut plus compter sur un ensemble de républicains élus pour protéger notre République.» Selon Liz Cheney: «L’amour du pouvoir est si fort que des hommes et des femmes qui semblaient autrefois raisonnables et responsables sont soudain prêts à violer leur serment envers la Constitution par opportunisme politique et par loyauté envers Donald Trump.» [12]

Bien entendu, le Parti républicain a une histoire longue et complexe. Tout comme pour les autres éléments essentiels du trumpisme, il n’a pas commencé avec Trump et ne se terminera pas avec lui. «Quoi qu’il arrive à Trump», écrit le journaliste Joe Conason, «le destin du conservatisme états-unien et du Parti républicain… semble déjà fixé», destiné à «continuer sans vergogne, avec ou sans lui», en propageant une idéologie bien rodée, selon les termes de Conaso, de «mensonge et de fraude». [13] Les opérations d’information et d’opinion très influentes et pompeuses de Fox News, du Breitbart News Network [à la Steve Bannon] et d’innombrables radios étaient déjà bien établies avant la présidence de Trump. [14] Quoi qu’il advienne de Trump, le phénomène plus large du trumpisme sera encore présent pendant un certain temps. «Trump n’est pas la maladie, il en est le symptôme», a déclaré Chris Hedges. «Trump s’est vraiment appuyé sur un sentiment de malaise qui était déjà largement répandu aux Etats-Unis.» [15]

Nous devons également préciser qu’il s’agit d’un phénomène mondial, comme l’ont noté de nombreux observateurs différents, impliquant des mouvements puissants et, parfois, des gouvernements dans un large éventail de pays: Argentine, Brésil, France, Grèce, Hongrie, Inde, Italie, Russie, Turquie, Etats-Unis, etc. Une combinaison de notions est utilisée pour décrire ce qui se passe: populisme de droite, ultranationalisme xénophobe autoritaire, etc. Le mot «fascisme» est parfois utilisé, mais le terme «quasi-fascisme» semble plus approprié. Le préfixe quasi- signifie «ressembler» et «avoir certaines caractéristiques, mais pas toutes». Le terme quasi-fascisme, dans le moment présent, peut être compris comme un «fascisme en devenir».

Quelques aspects de la réalité des Etats-Unis

Les conservateurs de la Heritage Foundation, entre autres, amalgament le Parti démocrate légèrement libéral avec des dénonciations rhétoriques le qualifiant de «gauche» et l’accusant de «socialisme» [accusations répétées tous les jours par Trump]. Il y a là quelque chose de foufoque, mais d’un certain point de vue, c’est logique. Il vaut la peine de prendre quelques minutes pour se pencher sur l’histoire de la gauche aux Etats-Unis et comprendre pourquoi cela a du sens.

Au cours du siècle dernier, la gauche organisée a eu un impact puissant, influençant la politique, les lois, la conscience et la culture aux Etats-Unis. Le mouvement ouvrier, les vagues de féminisme, les mouvements antiracistes et pour les droits civiques, les luttes contre la guerre du Vietnam, les divers mouvements étudiants, etc. ont tous contribué à apporter des changements profonds sur la scène politique pendant de nombreuses décennies. Ces changements n’auraient pas été aussi efficaces (et n’auraient peut-être pas vu le jour) sans les efforts indispensables d’organisation consentis par des militants de gauche.

Cette évolution s’est toutefois accompagnée d’un autre développement. Bien qu’une partie importante des militants de gauche ait insisté sur la nécessité d’une indépendance politique vis-à-vis des partis pro-capitalistes [démocrates et républicains], un large secteur a été largement absorbé par une profonde tendance adaptationniste. Au cours de la «décennie rouge» des années 1930, la convergence entre les forces d’inspiration socialiste et un social-libéralisme quelque peu étendu s’est particulièrement accélérée: le Parti démocrate de Franklin D. Roosevelt (FDR) ayant «volé» de nombreux éléments de réforme du programme socialiste. Cela a été fait, comme l’a souligné FDR, pour sauver le capitalisme pendant les années de dépression, mais aussi pour assurer la popularité et l’élection de FDR et de ceux qui l’entouraient. Plus encore, l’essentiel de la gauche organisée a été absorbé par la coalition du New Deal. [16]

En l’espace d’un demi-siècle, six étapes décisives ont rendu l’absorption de la gauche organisée par le Parti démocrate presque complète: 1° le mouvement syndical des années 1930, en particulier le nouveau Congrès des organisations industrielles (CIO-Congress of Industrial Organizations), dynamique et orienté à gauche, a formé une alliance solide avec les démocrates du New Deal de FDR; 2° la décision prise en 1935 par l’Internationale Communiste, sous la direction de Joseph Staline, de former une alliance du «Front populaire» avec des capitalistes libéraux tels que FDR a fait entrer des forces dynamiques du PC des Etats-Unis dans les rangs de la coalition du Parti démocrate; 3° au début de la guerre froide, la majeure partie du mouvement syndical organisé (ainsi que la plupart des socialistes modérés) a adhéré au programme anticommuniste et pro-capitaliste libéral du Parti démocrate, ce qui a conduit à un vaste «pacte social» entre les firmes, les syndicats et le gouvernement à partir de la fin des années 1940 et tout au long des années 1950; 4° la coalition pour les droits civiques du début des années 1960 s’est intimement liée au parti de John F. Kennedy [1961-novembre 1963] et de Lyndon B. Johnson [1963-janvier 1969]; 5° dans les années 1970 et 1980, une grande partie de la «nouvelle gauche» des années 1960 s’est engagée dans l’aile réformatrice du Parti démocrate; et 6° au début du XXIe siècle, de nouvelles vagues de jeunes militants se sont jointes à des couches plus anciennes, dans un contexte de promesses radicales et d’espoirs grandissants, pour porter Barack Obama à la Maison Blanche [janvier 2019-janvier 2017]. [17]

Depuis le début du XXe siècle, la gauche organisée a été une force dynamique d’une importance considérable aux Etats-Unis. Parmi les travailleurs et travailleuses ainsi que les opprimé·e·s, elle a mené des luttes efficaces qui ont permis de remporter de véritables victoires. Elle a suscité l’espoir d’autres luttes fructueuses qui feraient progresser les droits de l’homme, amélioreraient la vie de la majorité de la classe laborieuse et donneraient naissance à un monde meilleur. Par contre, chez les riches et les puissants, elle inspirait la peur et la rage. [18]

A la fin du XXe siècle, selon le processus que nous avons retracé, la gauche organisée s’était largement évaporée. Une partie de sa rhétorique, une grande partie de ses valeurs et une grande partie de son programme de réformes (souvent sous une forme diluée) se retrouvaient dans le Parti démocrate. Mais un engagement sincère et pratique pour remplacer la dictature économique du capitalisme par la démocratie économique du socialisme n’était plus à l’ordre du jour. Néanmoins, parmi les riches et les puissants, il y avait ceux qui ressentaient encore de la peur et de la rage, mais aussi une profonde détermination à regagner le terrain perdu, en particulier dans le contexte de la désintégration et de la décomposition de l’économie capitaliste.

C’est pourquoi les républicains anti-Trump tels que Liz Cheney, ainsi que les démocrates tels que Joe Biden et Kamala Harris – empêtrés comme ils le sont dans la désintégration et la décomposition de l’économie capitaliste et n’ayant aucune solution réelle à offrir – sont incapables de fournir une alternative durable au trumpisme.

Notant que 30 millions de travailleurs et travailleuse ont perdu leur emploi depuis 1996, Chris Hedges souligne que cela a généré «un profond désespoir et même de la rage parmi les gens qui ont été trahis en grande partie par le Parti démocrate… qui a fait passer l’ALENA [l’Accord de libre-échange nord-américain]» et «qui a désindustrialisé le pays», rendant ainsi de larges pans de ce qui avait été la base ouvrière du Parti démocrate accessibles aux appels démagogiques du trumpisme [19].

Tout porte à croire que le vote de la classe laborieuse blanche a été divisé. Lors de l’élection de 2020, Joe Biden a obtenu 41% du vote blanc, tandis que Trump en a obtenu 58% – dans chaque cas, une majorité de ces votes provenait d’électeurs de la classe laborieuse. (Dans le même ordre d’idées, 56% des ménages syndiqués ont voté pour Biden et 40% pour Trump.) Les politologues Noam Lupu et Nicholas Carnes montrent que le soutien de la classe laborieuse blanche à Trump a souvent été surestimé. Seuls 30% de ses partisans en 2016 appartenaient à cette catégorie prolétaire, bien qu’ils ajoutent que 60% des électeurs et électrices de la classe ouvrière blanche ont voté pour Trump cette année-là. Certaines études indiquent un déclin de ce soutien [20].

Pourtant, Kamala Harris exprime constamment son soutien au capitalisme, se considérant comme «une capitaliste pro-croissance qui veut une “économie tournée vers l’avenir qui aide tout le monde”». [21] Le problème, c’est que les profits capitalistes ne sont souvent pas compatibles avec le fait  «d’aider tout le monde». Lorsque les choses se gâteront, on peut s’attendre à ce qu’elle sacrifie les intérêts de la classe laborieuse (comme l’a fait le Parti démocrate dans son entier) pour aider à maintenir la rentabilité capitaliste, causant des ravages dans la base de la classe laborieuse, comme cela a été le cas au cours des dernières décennies. Au cours des deux dernières années, nous avons vu les politiciens démocrates s’aligner sur les élites riches et puissantes pour refuser le droit de grève aux cheminots exploités, permettre aux industries des combustibles fossiles d’agresser l’environnement et autoriser le massacre par Israël de dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants innocents à Gaza. [22]

Dans un rapport de la London Review of Books sur la récente convention nationale du Parti démocrate, Christian Lorentzen a noté «l’alliance forgée sous Joe Biden entre l’establishment centriste du parti et son aile gauche anciennement rebelle», concluant dès lors «que la tente démocrate est assez grande pour les agitateurs qui dénoncent les milliardaires ainsi que la catégorie appropriée de milliardaires», qui soutiennent, financent et aident à diriger le Parti démocrate. Même un socialiste modéré comme Bernie Sanders – aussi bon soit-il à certains égards – est gravement compromis dans la mesure où il appelle systématiquement ses partisans à rester dans le giron du Parti démocrate, résolument pro-capitaliste. Sanders termine son dernier livre par une exhortation: «Il est temps, enfin, que les démocrates reconnaissent qu’une bonne politique est une bonne politique. C’est bon pour le parti. C’est bon pour le pays. C’est bon pour le monde. Faisons-le!» [23] (Ce texte est constitué d’amples extraits d’un essai par Paul Le Blanc qui doit être développé le 6 novembre 2024 pour le Marx Memorial Library; traduction rédaction A l’Encontre)

Paul Le Blanc est un historien qui a consacré de nombreux ouvrages à l’histoire du mouvement ouvrier, à la gauche organisée, aux différents courants politiques se réclamant du marxisme. Il a été membre de l’International Socialist Organization. Il a publié entre autres A Short History of the U.S. Working Class: From Colonial Times to the Twenty-First Century, Haymarket Books, 2016; The American Exceptionalism of Jay Lovestone and His Comrades, 1929-1940, Haymarket Books, 2018.

Notes

[1] Maggie Haberman, Confidence Man: The Making of Donald Trump and the Breaking of America (New York: Penguin Books, 2022), p. 429. Also see Editorial Board, “The Dangers of Donald Trump From Those Who Know Him,” New York Times, September 26, 2024, https://www.nytimes.com/interactive/2024/09/26/opinion/donald-trump-personality-history.html.

[2] Michael Wolff, Fire and Fury: Inside the Trump White House (New York: Henry Holt and Co., 2018), pp. 115-116.

[3] Michael Wolff, Siege: Trump Under Fire (New York: Henry Holt and Co., 2019), p. 29.

[4] Bob Woodward and Robert Costa, Peril (New York: Simon and Schuster, 2021), pp. 273-274; Matt Prince, “What is President Trump’s Relationship with Far-Right and White Supremacist Groups?,” Los Angeles Times, Sept. 30, 2020, https://www.latimes.com/politics/story/2020-09-30/la-na-pol-2020-trump-white-supremacy; Aram Roston, “The Proud Boys Are Back: How the Far-Right is Rebuilding to Rally Behind Trump,” Reuters, June 3, 2024, https://www.reuters.com/investigates/special-report/usa-election-proudboys/.

[5] Ezra Klein, “The MAGA Movement Has Become a Problem for Trump,” New York Times, Sept. 22, 2024, https://www.nytimes.com/2024/09/22/opinion/project-2025-trump-election.html.

[6] Robert Kagan, Rebellion: How Antiliberalism is Tearing America Apart – Again (New York: Alfred A, Knopf, 2024), pp. 171, 176. Also see Robert P. Jones, “The Roots of Christian Nationalism Go Back Further Than You Think,” Time, August 31, 2023, and Robert P. Jones, “Trump’s Christian Nationalist Vision for America,” Time, September 10, 2024. Also see Sruthi Darbhamulla, “An Unsteady Alliance: Donald Trump and the Religious Right,” The Hindu, September 10, 2024, https://www.thehindu.com/news/international/an-unsteady-alliance-trump-and-the-religious-right/article68382345.ece. Quite different versions of Christianity exist. See, for example, Paul Le Blanc, Marx, Lenin, and the Revolutionary Experience: Studies of Communism and Radicalism in the Age of Globalization (New York: Routledge, 2006), pp. 49-77, 222-27, and Walter Rauschenbusch, Christianity and the Social Crisis in the 21st Century: The Classic That Woke Up the Church (New York: Harper One, 2007). The revolutionary-democratic qualities of the founding document of the US are indicated in Pauline Maier, American Scripture: Making the Declaration of Independence (New York: Vintage Books, 1998).

[7] Spencer Chretien, “Project 2025,” The Heritage Foundation, Jan. 31, 2023, https://www.heritage.org/conservatism/commentary/project-2025; Project 2025 – The Presidential Transition Project: Policy Agenda, including the text of Paul Dans and Steven Groves, ed., Mandate for Leadership: The Conservative Promisehttps://www.project2025.org/policy/. For critical evaluations, see: E. Fletcher McClellan, “A Primer on the Chilling Far-Right Project 2025 Plan for 2nd Trump Presidency,” Lancasteronline, June 3, 2024, https://lancasteronline.com/opinion/columnists/a-primer-on-the-chilling-far-right-project-2025-plan-for-2nd-trump-presidency-column/article_ef88858e-1e9b-11ef-9e81-bf8485299455.html; Global Project Against Hate and Extremism, “Project 2025: The Far-Right Playbook for American Extremism,” https://globalextremism.org/project-2025-the-far-right-playbook-for-american-authoritarianism/. The quotation describing who composed the Project 2025 document is in Mandate for Leadership: The Conservative Promise, pp. 2-3.

[8] Centre for Climate Reporting, “Undercover in Project 2025,” climate-reporting.org; Curt Devine, Casey Tolan, Audrey Ash, Kyung Lah, “Hidden-camera video shows Project 2025 co-author discussing his secret work preparing for a second Trump term,” CNN, August 15, 2024, https://www.cnn.com/2024/08/15/politics/russ-vought-projeco0authct-2025-trump-secret-recording-invs/index.html; Amy Goodman and Lawrence Carter, “Project 2025 Co-author Lays Out ‘Radical Agenda’ for Next Trump Term in Undercover Video,” Democracy Now!, August 16, 2024,https://www.youtube.com/watch?v=UQjdwsZhE_Q; Gillian Kane, “Project 2025 is Already Here,” In These Times, June 2024, p. 8.

[9] Tim Miller, Why We Did It: A Travelogue from the Republican Road to Hell (New York: Harper, 2022), p. xii.

[10] Miller, p. xx.

[11] Stuart Stevens, It Was All a Lie: How the Republican Party Became Donald Trump (New York: Vintage Books, 2021), pp. xiii, 4.

[12] Liz Cheney, Oath and Honor: A Memoir and a Warning (New York: Little Brown and Co., 2023), pp. 2, 366. It should be noted that the Constitution — defining stabilising structures and rules for the US government — is hardly a democratic document. See Robert A. Dahl, How Democratic Is the American Constitution? (New Haven, CT: Yale University Press, 2003), and Robert Ovetz, We the Elites: Why the US Constitution Serves the Few (London: Pluto Press, 2022).

[13] Joe Conason, The Longest Con: How Grifters, Swindlers, and Frauds Hijacked American Conservatism (New York: St. Martin’s Press, 2024), pp. 271-272. Also see Heather Cox Richardson, To Make Men Free: A History of the Republican Party (New York: Basic Books, 2014).

[14] Pew Research Center, “Five Facts About Fox News,” https://www.pewresearch.org/short-reads/2020/04/08/five-facts-about-fox-news; Yochai Benkler, Robert Faris, Hal Roberts, and Ethan Zuckerman,“Study: Breitbart-led Right-Wing Media Ecosystem Altered Broader Media Agenda,” Columbia Journalism Review, March 3, 2017, https://www.cjr.org/analysis/breitbart-media-trump-harvard-study.php; “The Divided Dial” series (November 15 – December 21, 2022), On the Media, https://www.wnycstudios.org/podcasts/otm/divided-dial.

[15] Chris Hedges, “Harris vs Trump: The End of American Dominance?” Interview with Mohamed Hashem, Real Talk: Middle East Eye, 5 August 2024.

[16] Le Blanc, Marx, Lenin, and the Revolutionary Experience, pp. 153-98; David Milton, The Politics of US Labor, From the Great Depression to the New Deal (New York: Monthly Review Press, 1982).

[17] This is explored in Paul Le Blanc, Left Americana: The Radical Heart of US History (Chicago: Haymarket Books, 2017), as well as Paul Le Blanc and Michael D. Yates, A Freedom Budget for All Americans: Recapturing the Promise of the Civil Rights Movement in the Struggle for Economic Justice Today (New York: Monthly Review Press, 2013). Also see: Manning Marable, “Jackson and the Rise of the Rainbow Coalition,” New Left Review, January-February, 1985; Sheila D. Collins, The Rainbow Challenge: The Jackson Campaign and the Future of US Politics (New York: Monthly Review Press, 1986); Steve Cobble, “Jesse Jackson’s Rainbow Coalition Created Today’s Democratic Politics,” The Nation, October 2, 2018; Michael Kazin, What It Took to Win: A History of the Democratic Party (New York: Farrar, Straus and Giroux, 2022).

[18] See for example Elizabeth Fones-Wolf, Selling Free Enterprise: The Business Assault on Labor and Liberalism, 1945-60 (Urbana, IL: University of Illinois Press, 1994).

[19] Hedges, “Harris vs Trump: The End of American Dominance?”

[20] Roper Center, “How Groups Voted in 2020,” https://ropercenter.cornell.edu/how-groups-voted-2020; Kathryn Royster, “New Political Science Research Debunks Myths About White Working-Class Support for Trump,” Vanderbilt University, July 29, 2020, https://as.vanderbilt.edu/news/2020/07/29/political-science-research-debunks-myths-about-white-working-class-support-for-trump/; Martha McHardy, “Donald Trump’s Support Among White Working Class Has ‘Shrunk Significantly,’” Newsweek, August 14, 2024, https://www.newsweek.com/donald-trump-white-working-class-voters-poll-1938946.

How to define the term “working class” is highly contested. Some assert that having a college education places a person outside of the working class (which consigns many small business owners to the working class, while teachers and many nurses are consigned to the so-called “middle class”). This contrasts with the Marxist definition of working class: those who sell their ability to work for a paycheck, regardless of educational level. Michael Zweig, in his Class, Race, and Gender: Challenging the Injuries and Divisions of Capitalism (Oakland, CA: PM Press, 2023, p. 96) presents 61.9% of the US labour force as working class, and 38.1% as “middle class”. But as Harry Braverman and others have indicated, some in this latter category are in occupations that have been proletarianised — see R. Jamil Jonna and John Bellamy, “Beyond the Degradation of Labor: Braverman and the Structure of the U.S. Working Class,” Monthly ReviewVol. 66, No. 5: October 2014.

It should be added that when one factors in African American, Hispanic, and Asian American workers, a clear majority of the US working class is not behind Trump.

[21] On Harris’s pro-capitalist orientation, see: “Who is Kamala Harris’ father Donald Harris who Trump accused of being a Marxist in the debate,” The Economic Timeshttps://economictimes.indiatimes.com/news/international/us/who-is-kamala-harris-father-donald-harris-who-trump-accused-of-being-a-marxist-in-the-debate/articleshow/113263386.cms; Amanda Gordon, “Doug Emhoff Pitches Harris’ Economic Vision as ‘Pro-Capitalism’ and ‘Helps Everyone,’” Time, August 27, 2024, https://time.com/7015029/doug-emhoff-kamala-harris-pro-capitalism-economic-agenda/; Nicholas Nehamas and Reid J. Epstein, “Harris Casts Herself as a Pro-Business Pragmatist in a Broad Economic Pitch,” New York Times, September 25, 2024, https://www.nytimes.com/2024/09/25/us/politics/harris-economic-speech-pro-business.html.

[22] David Shepardson and Nandita Bose, “Biden Signs Bill to Block US Railroad Strike,” Reuters, December 2, 2022, https://www.reuters.com/world/us/biden-signs-bill-block-us-railroad-strike-2022-12-02/; Brian Dabbs, “Harris Embraces US Fossil Fuels in Showdown with Trump,” E & E News by Politico, September 11, 2024, https://www.eenews.net/articles/harris-embraces-us-fossil-fuels-in-showdown-with-trump/; Ilan Pappé, “The Genocide in Palestine,” The Palestine Chronicle, September 17, 2024, https://www.palestinechronicle.com/the-genocide-in-palestine-how-to-prevent-the-next-stage-from-happening-ilan-pappe/.

[23] Christian Lorentzen, “Not a Tough Crowd,” London Review of Books, 12 September, 2024, p. 31; Bernie Sanders, It’s OK to Be Angry About Capitalism (New York: Crown, 2023), p. 293.

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«Donald Trump est-il fasciste?»

Par Sylvie Laurent 

 Pour la deuxième fois en quelques semaines, un ancien membre de l’administration de Donald Trump qualifie froidement l’actuel candidat républicain de «fasciste». Après le général Mark Milley, son ancien chef d’état-major des armées, c’est au tour d’un autre militaire, John Kelly, son ex-directeur de cabinet, de le définir ainsi et d’arguer: «Eh bien! si l’on regarde la définition du fascisme… [c’est évident] il s’agit d’une idéologie et d’un mouvement politique d’extrême droite, autoritaire et ultranationaliste, caractérisé par un chef dictatorial, une autocratie centralisée, le militarisme, la suppression forcée de l’opposition et la croyance en une hiérarchie sociale naturelle.» Et ces derniers jours, Joe Biden et Kamala Harris [le mercredi 23 octobre, lors d’une émission avec le journaliste vedette de CNN, Anderson Cooper] ont à leur tour repris l’épithète infamante,

Au-delà des jeux de pouvoir politiques du moment et des effets de manche rhétoriques, y a-t-il la moindre pertinence historique à parler ici de fascisme? On est, en effet, tenté de rejeter sans appel les opinions de deux hommes qui ont loyalement servi celui qu’ils appellent aujourd’hui «fasciste», alors même que celui-ci était déjà – en phase d’incubation peut-être – un démagogue d’extrême droite, ultranationaliste, autoritaire et l’objet d’un culte de la personnalité. Surtout, l’usage d’un terme à la fois si chargé historiquement et si inextricablement lié aux figures de Mussolini et de Hitler ne saurait être galvaudé, d’autant que l’hyperbole et le registre de la propagande outrancière sont précisément les marques de fabrique de Trump.

La sagesse démocratique requerrait donc d’éviter les invectives et les analogies rapides qui écrasent la spécificité des situations historiques et géographiques. Le seul fascisme jamais conçu aux Etats-Unis ne fut-il pas celui imaginé par Philip Roth [1933-2028] dans son roman de 2004, Le Complot contre l’Amérique (Gallimard, 2004) dystopie demeurée dans l’imagination des lecteurs. Interrogé d’ailleurs juste avant sa mort sur l’ascension de Trump, le romancier affirmait que l’homme d’affaires mégalomane était bien trop limité et indiscipliné pour jamais devenir un vrai fasciste.

Ces précautions et réserves posées, on ne peut ignorer la richesse et la finesse d’un débat intellectuel et historique continu depuis 2016, qui a posé le concept de fascisme au cœur des analyses du phénomène trumpien. Ce sont ainsi des spécialistes et penseurs du fascisme et du nazisme qui ont, à partir de leurs travaux, affirmé le bien-fondé de la qualification fasciste pour nommer les idées, le projet et le langage de Trump: le philosophe de Yale, Jason Stanley, ou son collègue historien de la Seconde Guerre mondiale, Timothy Snyder, sont convenus que le courant politique incarné par Donald Trump relevait du paradigme fasciste.

L’historien émérite Robert 0. Paxton, auteur entre autres ouvrages de référence de The Anatomy of Fascism (version française Le Fascisme en action, Ed. Le Seuil, 2004) est certes réticent en 2016 à mobiliser le mot fascisme. Mais après le 6 janvier 2021, l’historien n’y voit plus aucune objection scientifique. «César de carton-pâte», comme on le disait naïvement de Mussolini, le Donald Trump de 2016 s’est mué en président déchu refusant la défaite par la violence, puis en démagogue sous stéroïde en 2024, ce qui a eu raison des scrupules de Paxton comme de ceux de l’historien du génocide nazi Christopher Browning [Des hommes ordinaires : le 101e bataillon de réserves de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Ed. Tallandier, 2007; Les Origines de la Solution Finale, Ed. Les Belles Lettres, 2007] Après avoir jugé le terme «hyperbolique», il en reconnaît la pleine valeur analytique aujourd’hui.

Un appel à une renaissance nationale des masses guidées par un chef

Débattue et contestée, cette grille de lecture est apparue, à défaut d’être irréfutable, de plus en plus pertinente ces dernières semaines, marquées par la succession des discours publics où Trump a affûté son répertoire et a donné à entendre la langue de son projet politique. S’y arrêter un instant permet de comprendre le diagnostic des historiens: à Aurora, dans le Colorado, le 11 octobre, Trump fulmine contre «l’ennemi de l’intérieur… toute cette raclure à laquelle nous avons affaire et qui déteste notre pays». Plus tard, il ajoute par tweet que le 5 novembre sera le «jour de la libération» pour l’Amérique «occupée».

Face à la décadence de la nation, pourrie par la «vermine», il appelle à une renaissance nationale par un sursaut des masses guidées par un chef : «Nous défendrons notre territoire. Nous défendrons nos familles. Nous défendrons nos communautés. Nous défendrons notre civilisation. Nous ne serons pas conquis. Nous ne serons pas envahis. Nous allons récupérer notre souveraineté. Nous récupérerons notre nation – et je vous rendrai votre liberté et votre vie.» Pour que la libération du vrai peuple advienne, il faudra une double purge: la déportation de masse de 15 à 20 millions d’immigrés «clandestins» et la répression politique la plus martiale à l’endroit des «ennemis de l’intérieur»: «Nous avons parmi des personnes nocives, des malades, des fous radicaux de gauche… on devra s’en charger, si nécessaire, par la Garde nationale, ou pourquoi pas par l’armée.»

Le philosophe Alberto Toscano, auteur d’un ouvrage remarqué, Late fascism : Race, Capitalism and the Politics of Crisis (Verso Books, octobre 2023) relève que le mélange trumpien de capitalisme autoritaire et d’écrasement des luttes sociales par la mystique raciale de la nation élue en guerre existentielle est un trait fasciste indéniable : «Les démocrates disent que je ne devrais pas dire que ces immigrés sont des animaux parce que ce sont des êtres humains», tonne le milliardaire, mais «ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des animaux». A ses yeux, ces bêtes contaminent et dépossèdent les vrais Américains, des travailleurs dignes spoliés et humiliés. Dans son livre Reconnaître le fascisme (Ed. Grasset, 2018), Umberto Eco relève que l’un de ces critères essentiels est la «mobilisation d’une classe moyenne frustrée, une classe souffrant de la crise économique ou d’un sentiment d’humiliation politique, et effrayée par la pression qu’exerceraient des groupes sociaux inférieurs».

Depuis 2016, une institutionnalisation inédite de la violence politique

Leur compatriote, l’historien Enzo Traverso, auteur des Nouveaux visages du fascisme (Textuel, 2027) reconnaît lui aussi la nature indéniablement fascisante de Trump qu’il nomme un «fasciste sans fascisme». L’ex-président américain n’est, certes, pas l’héritier d’une tradition politique strictement fasciste, ancrée dans l’histoire du XXe siècle européen. Mais les mouvements fascistes, la virtualité fasciste dans la démocratie, les processus de fascisation ont été conceptualisés comme une modalité de la politique et du pouvoir qui échappe à sa matrice européenne.

Dès les années 1930, l’intellectuel et militant noir américain [1] William Edward Burghardt Du Bois (1868-1963) parlait d’un «fascisme américain» pour qualifier le régime de violence d’Etat qui maintenait la suprématie raciale blanche dans les Etats du Sud. Dans tout le pays, un Ku Klux Klan rassemblant près de quatre millions d’adhérents dans les années 1920 est également analysé aujourd’hui comme une forme de violence politique et d’idéologie antidémocratique et anti-égalitaire de nature fasciste. La longue histoire américaine de porosité entre la violence d’Etat et la terreur raciste imposée par des foules suprémacistes ont indéniablement participé du script outre-Atlantique.

Ce spectre politique, tempère Enzo Traverso, n’a jusqu’à présent jamais vraiment imposé son hégémonie parmi les élites ni ne s’est incarné en un parti de masse organisant la répression. Mais depuis 2016, on assiste à l’institutionnalisation inédite de la violence politique contre les minorités, les médecins, les enseignants et les élus (dont la virulence a alerté le FBI). Or, ce «vigilantisme» nouveau, qui menace aujourd’hui la sécurité de centaines de bureaux de vote, relève d’une stratégie politique orchestrée par un parti de masse: s’ils ne sont que des milliers de miliciens armés, quelques milliers de parents à la sortie des écoles ou des cliniques pratiquant l’avortement, ces escadres sont encouragées par des dizaines de gouverneurs républicains, félicitées par les médias républicains et célébrés aujourd’hui par l’ensemble du parti, résolument d’extrême droite.

C’est une révolution qu’ils envisagent: la capture de l’Etat

Bien sûr, le régime des Etats-Unis sous la présidence de Trump ne fut pas fasciste et il n’a pas renversé la démocratie ni emprisonné journalistes et opposants. Néopopuliste ou post-fasciste, il n’était guère différent d’un Viktor Orbán [Premier ministre de Hongrie depuis 2010] ou d’un Jair Bolsonaro [président du Brésil de janvier 2019 à janvier 2023]. Mais à l’époque, Trump a constamment été empêché, entravé, contenu par les institutions du pays, à commencer par le parti républicain, les juges, l’administration publique, son équipe et même son propre vice-président. Aujourd’hui, plus aucune de ces digues n’existe: le parti est devenu le sien, il est dépassé dans son extrémisme par une nouvelle génération d’élus dont son colistier J.D. Vance [voir «J.D. Vance, le «VP» de Trump: itinéraire d’un repenti»].Juges et fonctionnaires sont déjà choisis pour remplacer tout récalcitrant et tout un écosystème idéologique est désormais en place.

Depuis quatre ans, fondations, journaux, groupes d’influences et réseaux intellectuels ont fourni l’armature juridique, politique et intellectuelle d’une contre-révolution dont les cadres n’attendent plus que d’être nommés. Ultranationalistes chrétiens, post-libéraux, paléo-conservateurs, catholiques intégralistes, originalistes… ont en commun de ne plus se nommer «conservateurs». C’est une révolution qu’ils envisagent: la capture de l’Etat afin que celui-ci réinstaure ordre moral, tradition et autorité, stricte hiérarchie sociale, redéfinition de la citoyenneté dans une acception strictement ethnique, et guerre acharnée contre une «gauche marxiste» maléfique, séculière et égalitariste. L’usage de la force contre les dissidents est programmé, sous la houlette d’un César américain qui devra avoir tout pouvoir et immunité (la Cour suprême, à majorité réactionnaire désormais, s’en est déjà en partie chargée).

Donald Trump n’est ni Hitler ni Mussolini et nulle voix sérieuse n’a fait une telle comparaison (à l’exception notable de son ­colistier, J.D. Vance lorsqu’il lui était hostile).

Mais des éléments indiscutables de fascisation, qui s’ancrent dans l’histoire américaine sont indéniablement rassemblés dans la parole et le projet politiques de Trump: peur eugéniste du déclin moral et ethnique du pays, usage de la violence politique, racisme matriciel, haine des mouvements sociaux et de la gauche culturelle et ressentiment à l’égard de l’Etat et des institutions publiques jugées corrompues et faibles… Son énonciation limpide d’un horizon politique contre-révolutionnaire doit finalement être comprise plus que nommée: il ne s’agit pas seulement d’effacer la révolution égalitaire des droits et libertés des années 60, mais la révolution libérale de 1776, qui séparait les pouvoirs, accordait vote et souveraineté à chacun. La première fois, il ne s’agissait que de ce que l’on a appelé un «fascisme inachevé, expérimental et spéculatif». Mais demain? (Tribune publiée dans le quotidien Libération en date du 29 octobre 2024)

Sylvie Laurent est américaniste, enseignante à Science Po. Chercheuse Associée durant longtemps au W.E.B. Du Bois Insitute d’Harvard. Elle est l’autrice de plusieurs ouvrages dont Martin Luther King. Une biographie (Point 2016) et Pauvre petit Blanc. Le mythe de la dépossession raciale (Ed. Maison des Sciences de l’Homme, 2020) et de Capital et race. Histoire d’une hydre Moderne, Seuil, janvier 2024)

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[1] Voir son ouvrage, traduit seulement 2007 en français: Les âmes du peuple noir, Ed. La Découverte. Voir aussi à ce sujet l’article de Sonya Faure, publié sur Libération le 20 novembre 2019. (Réd.)

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