Par Nathan Akehurst et Kristina Millona
Après avoir rencontré [le lundi 16 septembre, à la Villa Doria Pamphili, à Rome] Giorgia Meloni, Keir Starmer a exprimé son admiration pour les plans de la Cheffe du gouvernement italien visant à déporter les réfugié·e·s vers des camps en Albanie, signe de la volonté du gouvernement travailliste d’embrasser les politiques du néofascisme.
Lorsque Keir Starmer a abandonné l’accord funeste des conservateurs sur les déportations vers le Rwanda quelques jours après son entrée en fonction, un soupir de soulagement s’est fait entendre. Beaucoup se sont félicités de ce qui semblait être un changement résolu par rapport à la stratégie du gouvernement précédent qui, lui, utilisait une cruauté implacable à l’égard des migrant·e·s pour détourner l’attention de ses échecs en matière de gestion des affaires publiques.
Certains espéraient même que la campagne du parti travailliste – qui mettait en scène une députée conservatrices [Natalie Elphicke] de la droite dure ayant fait défection et affirmant que les conservateurs n’étaient pas assez durs sur la question des frontières – n’était qu’une habile manœuvre électorale. Mais alors que le gouvernement travailliste multiplie les déportations massives et les descentes sur les lieux de travail, rouvre des centres de détention où les abus sont légion et envisage de ramener le Royaume-Uni dans le giron d’un régime européen de contrôle mortel des migrations, il semble que la campagne de Keir Starmer doive être prise au pied de la lettre.
Cette semaine, mi-septembre, le Premier ministre s’est rendu en Italie pour rencontrer Giorgia Meloni, une dirigeante qui est arrivée au pouvoir à la tête d’une formation [Fratelli d’Italia] qui s’inscrit dans la continuité du MSI [Movimento sociale italiano], parti construit au lendemain [1946] de la Seconde Guerre mondiale afin de maintenir un héritage de Benito Mussolini et du fascisme italien. Keir Starmer a déclaré qu’il souhaitait s’inspirer de l’approche de Giorgia Meloni en matière d’immigration et coopérer avec elle. [Starmer a expliqué : «Il y a eu ici une réduction assez remarquable des entrées de clandestins, donc je veux comprendre comment cela s’est produit».]
Cette déclaration intervient dans le contexte où l’Italie et l’Albanie ont signé [le 6 novembre 2023] un accord [ratifié par la Chambre des députés italiens le 24 janvier 2024 et le Parlement albanais le 22 février 2024] prévoyant la construction de centres de détention sur le territoire albanais, où les ressortissants de pays tiers secourus en Méditerranée seraient transférés en vue du traitement extraterritorial de leur demande d’asile et, éventuellement, de leur expulsion. Giorgia Meloni a salué le protocole comme un «accord historique pour l’ensemble de l’UE» [1].
Les organisations de défense des droits de l’homme préviennent que la détention arbitraire légitimée par l’accord pourrait conduire à des violations potentielles des droits de l’homme, notamment en ce qui concerne la défense juridique et les droits d’asile. Les audiences sur les demandes d’asile se tiendront à distance et les autorités italiennes, dont le personnel est surchargé, seront chargées de traiter les demandes en provenance d’Albanie en seulement 28 jours, ce qui limitera encore davantage les procédures régulières.
Lors d’une visite des centres en Albanie cette semaine (3e de septembre), nous avons vu la construction rapide d’un mur de sept mètres de haut clôturant les camps de détention, qui, selon les gardes patrouillant sur les sites, «garantira qu’aucun migrant détenu là ne puisse s’échapper».
L’accord avec l’Albanie est le dernier d’une série de mesures italiennes qui ont aggravé la situation déjà désastreuse en Méditerranée centrale, la route migratoire la plus meurtrière au monde. Giorgia Meloni est entré en fonction en promettant un «blocus naval» contre les migrant·e·s. L’année dernière, l’un d’entre nous était à bord d’un navire civil de sauvetage en mer, qui a été immobilisé et qui fut condamné à une amende pour le crime supposé d’avoir sauvé trop de vies.
I’Italie a régulièrement recours à la détention arbitraire, à l’assignation de ports de sécurité éloignés [ce qui pose des problèmes de santé pour les migrants, de sécurité, de coût de transport, au harcèlement bureaucratique [le «droit» à un seul sauvetage] ou à l’arrestation pure et simple pour empêcher les gens de sauver des vies en mer. La rhétorique sur la répression des bandes de passeurs semble simple. Mais en réalité, les personnes qui recherchent la sécurité, celles qui apportent de l’aide et celles qui fournissent des services de base sont régulièrement criminalisées en tant que passeurs.
Le cas d’Ibrahima Bah, un adolescent sénégalais reconnu coupable d’entrée «illégale» au Royaume-Uni et d’homicide involontaire, nous rappelle les conséquences de la criminalisation des personnes qui émigrent en tant que passeurs. Bah a été arrêté en décembre 2022 et, plus tard, condamné à neuf ans de prison par les autorités britanniques pour avoir conduit un bateau lors d’une traversée de la Manche.
L’embarcation a tragiquement coulé ce qui a entraîné la mort de quatre personnes. En raison de la rareté des parcours praticables et légaux, Ibrahima Bah a été contraint de conduire le «bateau» en échange d’un passage gratuit pour lui et son frère. De tels cas sont monnaie courante aussi en Italie.
Et tout ne se résume pas l’expérience italienne. Il y a pire. Keir Starmer et David Lammy [ministre des Affaires étrangère, du Commonwealth et du Développement] ont également indiqué qu’ils s’inspireraient des accords européens avec la Libye et la Syrie
Externaliser les «contrôles frontaliers»
Pendant des années, l’Italie, la France et l’UE ont injecté de l’argent dans ce qu’on appelle les «garde-côtes libyens», une force qui maltraite régulièrement les personnes qui traversent la Méditerranée, voire leur tire dessus, et les ramène en détention en Libye.
Dans les tristement célèbres centres de détention libyens, la violence, la torture et l’esclavage sont monnaie courante. De nombreux détenus se retrouvent enfermés dans ces centres après avoir été interceptés et repoussés dans leurs tentatives désespérées de traverser vers l’Europe. Des récits poignants font état de la surpopulation dans des pièces non ventilées où la nourriture est glissée sous les portes verrouillées, de passages à tabac systématiques et d’épidémies régulières dues à l’insalubrité des lieux.
Loin de la rhétorique sur le «démantèlement des gangs», les fonds européens se sont retrouvés souvent entre les mains de milices profondément impliquées dans la contrebande, à qui Frontex, l’agence européenne des frontières, confie les positions (géolocalisation) des bateaux en détresse. Au début de l’année, il a également été établi que les fonds européens étaient complices d’opérations de maintien de l’ordre au cours desquelles des milliers de migrants, principalement des Noirs, sont rassemblés et jetés dans les déserts d’ Afrique du Nord [voir l’enquête menée, entre autres, par le Washington Post, Der Spiegel, El Pais, Le Monde sur les pratiques en cours au Maroc, en Tunisie et Mauritanie] souvent laissés pour morts.
La Syrie reste un endroit profondément dangereux pour les personnes qui souhaitent y retourner, malgré les tentatives de certains Etats de l’UE de «découper» des zones sûres à l’intérieur de la Syrie où les réfugiés pourraient être renvoyés. Un récent rapport sur la Syrie publié par la commission d’enquête des Nations unies a mis en évidence l’escalade des crises humanitaires dans plusieurs régions du pays ravagées par des affrontements de plus en plus intenses. Le rapport conclut que le pays reste dangereux et que les soi-disant «zones de sécurité» sont fondamentalement inadaptées et inhumaines. [Voir la série de reportages, intitulé «Carnets de Syrie», publiés dans Le Monde, du 15 septembre 2024 au 21 septembre 2024.]
Lorsque le gouvernement travailliste a annulé le plan pour le Rwanda, il a souligné, à juste titre, qu’il était cruel et inapplicable. La sous-traitance de la gestion de la violence frontalière à d’autres pays n’empêche pas les gens d’émigrer, elle ne fait qu’engendrer la misère et la souffrance pour les personnes migrantes. Elle détourne des fonds publics indispensables vers des gouvernements sans scrupules et des firmes à but lucratif qui fournissent des armes, des murs et des moyens de surveillance pour entretenir la machinerie. [Voir l’ouvrage de Claire Rodier, Xénophobie business, Editions La Découverte, 2012]
Il y a une ironie tragique dans le fait que la visite de Starmer en Italie comprenne également l’annonce d’un investissement britannique de 485 millions de livres sterling de la part de Leonardo [firme d’origine italienne – anciennement Leonardo-Finmeccanica – installée dans de nombreux pays, entre autres au Royaume-Uni] , une entreprise d’armement impliquée à la fois dans la vente d’armes vers des zones de conflits – impliquant le déplacement contraint de personnes – et dans la construction des frontières militarisées auxquelles s’affrontent les personnes qui fuient.
Le récit des «crises migratoires» occulte la complicité de pays puissants tels que l’Italie et le Royaume-Uni, qui alimentent les déplacements par le biais de leur politique économique et étrangère. Et cela concourt à dégrader les dispositifs de protection des droits de l’homme qui nous protègent tous.
Un premier ministre, Keir Starmer, qui a fait valoir son expérience d’avocat spécialisé dans les droits de l’homme devrait le comprendre. Nous vivons un recul sans précédent de ces droits, des valeurs et des normes, et dont celles ayant trait à la «gestion de l’immigration» ne sont qu’un exemple parmi d’autres.
La promesse des sociaux-démocrates et des progressistes était de restaurer la dignité en politique, et non de prendre des conseils politiques auprès de gouvernements d’extrême droite. Plutôt que de répéter la stratégie du gouvernement conservateur précédent, qui a consisté à dénigrer les migrant·e·s et à faire preuve de brutalité – ce qui a contribué à ce que des foules tentent d’incendier des demandeurs d’asile il y a quelques semaines à peine [début août 2024] – Keir Starmer devrait utiliser sa majorité pour tracer une voie différente: une voie qui respecte nos obligations de protéger, plutôt que faire du tort aux personnes en quête de sécurité et une orientation qui n’aboutissent pas à nous diviser en fonction de l’endroit où nous sommes nés.
A son retour d’Italie, le Premier ministre devrait se concentrer plus près de chez lui, sur les besoins des personnes et des services publics qui souffrent d’années d’austérité et de mauvaise gestion, et sur la construction d’une Grande-Bretagne plus juste et plus décente, comme il l’avait promis. (Article publié dans le magazine Tribune le 18 septembre 2024; traduction par la rédaction de A l’Encontre)
Nathan Akehurst est chercheur et militant sur la problématique de la violence frontalière en Europe, et bénévole dans le domaine de la recherche et du sauvetage civils.
Kristina Millona est une chercheuse et journaliste d’investigation basée à Tirana, en Albanie. Elle travaille sur des sujets tels que la migration albanaise, la violence frontalière et le capitalisme racial.
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[1] Le quotidien économique français Les Echos, écrivait le 7 novembre 2023: «Giorgia Meloni a pris acte de l’échec de l’accord de partenariat entre l’UE et la Tunisie signé en juillet dernier pour endiguer les flux migratoires. Elle se tourne donc vers l’Albanie voisine pour l’accueil des migrants qui ont afflué en masse ces derniers mois sur les côtes transalpines. Alors qu’elle avait promis un soutien économique au président tunisien, elle offre cette fois au Premier ministre albanais, Edi Rama, le soutien de l’Italie pour sa candidature à l’entrée dans l’UE […] Deux centres [l’un situé dans le voisinage d’un village agricole: Gjadër, l’autre près de la ville portuaire de Shëngjin] seront donc construits en Albanie […] Ils seront placés sous la juridiction italienne et devraient être opérationnels au printemps 2024.»
La fin des travaux – qui coûteraient 800 millions d’euros payés par l’Italie – a sans cesse été décalée. Dès lors, Giorgia Meloni, lors d’un point presse récent (Les Echos, 5 août 2024), a souligné que cet accord est en train de devenir un «modèle»: «Une quinzaine d’Etats membres sur 27 ont signé un appel à la Commission lui demandant, entre autres, de suivre le modèle italien. Même l’Allemagne, par l’intermédiaire de sa ministre de l’Intérieur, a exprimé son intérêt.»
Voir de même l’article de Migreurop publié sur le site alencontre.org en date du 13 février 2024.(Réd).
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