Par Léon Crémieux
Macron et son gouvernement viennent de franchir un pas spectaculaire dans l’adoption d’une politique discriminatoire, raciste et xénophobe vis-à-vis des étrangers extracommunautaires, et ce avec le soutien de l’extrême droite.
La loi qui vient, en décembre 2023, d’être adoptée en France par un vote commun de l’alliance macroniste, du parti de droite Les Républicains (LR) et de l’extrême droite Rassemblement national (RN) est la plus régressive en France depuis celle votée il y a presque 40 ans, en 1986 (loi Pasqua – alors ministre de l’Intérieur du gouvernement de Jacques Chirac), et elle contient des aspects encore plus réactionnaires. Elle s’adapte totalement aux prémisses de l’extrême droite qui désigne les étrangers et l’immigration comme un danger, une menace pour le pays, agitant le fantasme de «la submersion migratoire», du déséquilibre économique et social créé par les immigré·e·s et amalgamant immigration, insécurité, délinquance et menace terroriste. Ces thèmes sont développés largement en Europe, mais ils le sont en particulier en France par le RN de Marine Le Pen ou par le petit parti Reconquête de Marion Maréchal [tête de liste de Reconquête pour les élections européennes] et Eric Zemmour. Depuis une vingtaine d’années, la droite traditionnelle les a, elle aussi, largement popularisés, reprenant peu à peu la propagande idéologique de Jean-Marie Le Pen et du Front national sur ces questions. Nicolas Sarkozy, au début des années 2000, avait notamment essayé de cliver la société française en introduisant un débat sur «l’identité nationale», intégrant même ce concept dans l’intitulé du ministère de l’Intérieur, désigné comme «Ministère de l’Intérieur et de l’identité nationale», cela selon l’idée d’un de ses conseillers, Patrick Buisson, issu de l’extrême droite «nationaliste révolutionnaire» des années 1970.
Macron et son gouvernement ont donc eux aussi emprunté ces chemins fangeux tout en pensant au départ faire une manœuvre parlementaire pour déstabiliser le parti des Républicains. La manœuvre s’est transformée en boomerang contre le camp présidentiel.
Au début de son second mandat, à l’été 2022, Macron et son ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, annonçaient la présentation d’une nouvelle loi sur les conditions d’entrée et de séjour, centrée sur le droit d’asile, trois ans à peine après celle qu’il avait fait voter en 2019. Assimilant explicitement délinquance et demandeurs d’asile, le but annoncé était de lutter pour «prévenir les flux migratoires non européens», «accélérer les procédures pour les demandeurs d’asile» et les «procédures d’expulsion», tout autant de thèmes réactionnaires classiques. Le but essentiel était surtout, alors que les préoccupations essentielles de la population étaient l’inflation, la crise du système de santé et les menaces contre les retraites, d’essayer de polariser le débat public sur cette question en brandissant «l’insupportable menace migratoire» et, une fois de plus, de rendre les immigrés responsables de la situation sociale des classes populaires. Le but affiché par Gérald Darmanin était de «rendre la vie impossible aux migrants». Son profil affiché avec morgue était même celui d’un «Monsieur plus» se vantant d’être plus dur que l’extrême droite contre les immigrés parlant, avec une pointe de sexisme, de la «mollesse» de Marine Le Pen et de «l’incapacité de Giorgia Meloni à régler les problèmes migratoires». Ce projet de loi fut combattu dès son origine par le mouvement social et la gauche, avec le collectif Unis contre l’immigration jetable (UCIJ) rassemblant 800 collectifs et associations (notamment des centaines travaillant au jour le jour pour l’accueil et la solidarité avec les sans-papiers et les demandeurs d’asile), avec le soutien des Verts, de LFI et de la gauche radicale, dont le NPA [1].
Depuis les élections de juin 2022 où Macron est sorti sans majorité parlementaire ni d’alliance avec d’autres partis, lui et son gouvernement ont dû négocier texte de loi après texte de loi avec les autres partis, essentiellement le parti de la droite traditionnelle gaulliste, Les Républicains (LR). Ainsi ceux-ci ont voté, au coup par coup, les deux tiers des lois présentées par le gouvernement entre juin 2022 et juin 2023. Darmanin avait donc ouvert la porte à un dialogue avec les LR sur sa loi. La montée en puissance de la mobilisation contre la réforme des retraites au printemps 2023 obligea le gouvernement à mettre de côté le débat sur ce projet de loi. Les LR, de leur côté virent dans le débat sur cette loi l’occasion de reprendre une place dans le débat politique. Les Républicains ont été ramenés à une place de supplétif de Macron par le résultat des élections législatives de juin 2022 – 62 députés sur 577, une perte de 51 sièges –, derrière le Rassemblement national [89 députés] et la France insoumise [75 députés], et ont du mal à exister comme force indépendante, coincés entre Macron et le Rassemblement national. D’ailleurs, de nombreux responsables macronistes sont des transferts des LR et Nicolas Sarkozy a plusieurs fois appelé le parti qu’il a longtemps dirigé à s’allier avec Macron. Dès lors, LR a tenté au printemps 2023 une opération politique en présentant eux-mêmes deux lois d’attaques contre l’immigration et les étrangers vivant en France. Considérant que c’est le seul terrain où ils pouvaient faire entendre une voix différente de Macron, leurs projets de loi reprenaient sans problème les principaux éléments du programme du Rassemblement national, notamment en adoptant la «préférence nationale», la discrimination des droits sociaux pour les étrangers non communautaires avec la diminution des droits aux prestations sociales, en revenant sur «le droit du sol» pour les enfants nés en France, introduisant de nouveaux obstacles à l’adoption de la nationalité française, avec une répression plus forte et des expulsions plus rapides des étrangers sans-papiers. Les LR avaient depuis un an développé une campagne obsessionnelle contre la submersion migratoire, l’invasion des migrants, le coût exorbitant de l’immigration, se faisant largement plus entendre que l’extrême droite sur la question.
La pression idéologique croissante de l’extrême droite
La France si elle a été de longue date un pays d’immigration avec des législations ouvertes a, depuis les années 70 du XXe siècle, fortement durci les droits à l’entrée et au séjour. Encore marqué par l’acquisition de la nationalité par le droit du sol, le pays pratique le grand écart entre un affichage d’accueil et des pratiques de plus en plus fermées. Cela est vrai pour l’immigration, comme pour l’accueil des réfugié·e·s. D’ailleurs, la France avec 7,7% d’étrangers sur son sol, affiche un pourcentage inférieur à la moyenne européenne (8,4%), à côté des 8,7% présents en Italie et en Suède, de 11 à 13% dans l’Etat espagnol, l’Allemagne et la Belgique. On est bien loin de «l’appel d’air», de la «politique trop généreuse» brandis par le gouvernement et ses nouveaux amis.
Concernant les réfugiés, la guerre a mené, notamment en 2014 et en 2015, à l’exode des réfugié·e·s de Syrie. La réalité est que sur les 6,8 millions d’exilé·e·s, la plupart sont restés en Turquie, en Jordanie et au Liban. Seuls 17%, un peu plus de 1 million, ont déposé une demande d’asile dans l’Union européenne, la France a enregistré 2,2% de ces 17%… autour de 25 000! Concernant les Afghans, l’effort a été un peu plus important avec, en France 8% des réfugié·e·s afghans présents en Europe. De même, si les réfugiés ukrainiens sont au nombre d’environ 4,6 millions dans l’UE et 120 000 en France, et si personne ne s’est insurgé contre la venue d’une population qui a «la chance» de ne pas être de culture musulmane, là encore le chiffre n’est pas du tout à la mesure du poids économique (17%) et démographique (15%) de la France en Europe. Le discours prétentieux de Macron et autosatisfait sur «la part de la France dans l’accueil des réfugiés» est hors de propos. D’autant plus que, concernant les demandes d’asiles, la France présente un des taux de protection les plus faibles d’Europe. Autour de 70% des demandes d’asiles sont refusées pour l’octroi d’un statut de protection (celui de réfugié ou de protection subsidiaire) amenant les demandeurs d’asile à des situations de séjour irrégulières, précaires et au péril d’une reconduite à la frontière.
Les dirigeants européens comme français vivent dans un déni schizophrénique concernant les migrations internationales. Celles-ci sont un phénomène humain naturel et inéluctable dans l’histoire passée et actuelle de l’humanité, phénomène auquel les Européens eux-mêmes ont participé et participent encore et qui touche beaucoup plus d’ailleurs aujourd’hui l’Afrique et le Moyen-Orient que l’Europe. Mais les réactionnaires cherchent à en faire une question de «guerre des civilisations», «d’invasion barbare», de «submersion démographique». Il est vrai malheureusement que les guerres et les changements climatiques vont accentuer les phénomènes migratoires, encore une fois sans que l’Union européenne en soit la première destination. Le déni de l’UE est évidemment qu’elle est un des principaux responsables des changements climatiques, directement par la pollution de l’environnement et indirectement par les groupes capitalistes industriels et commerciaux européens. Elle entretient des rapports néocoloniaux avec les pays du Sud amenant une partie de ses ressortissants à quitter leur habitat. Sa politique extérieure est aussi responsable de conflits et de guerres ouvertes avec leurs catastrophes humaines. Mais l’UE veut entraver les courants migratoires faisant courir des dangers extrêmes à des centaines de milliers d’hommes et de femmes, amenant à la mort des dizaines de milliers d’êtres humains sur les chemins des migrations.
L’autre déni est que la France et l’UE dans son ensemble organisent eux-mêmes l’immigration internationale qui est en grande partie légale, car elle est partie prenante du système économique et social européen. Ainsi, en 2022 pour 340 000 entrées de sans-papiers dans l’Union européenne, il y a eu 3 millions et demi d’entrées légales. Et, au-delà de la démagogie réactionnaire purement idéologique, trois réactions en France suite au vote de la loi ont été caractéristiques: celle de 3500 médecins dont des urgentistes, celle des présidences des grandes universités et des directions des grandes écoles et celle du président du MEDEF-Mouvement des entreprises de France, Patrick Martin. Les médecins s’insurgent contre la menace de suppression de l’Aide médicale de l’Etat (AME) et s’engagent publiquement à continuer à soigner gratuitement les sans-papiers si l’AME est supprimée, par respect du «Serment d’Hippocrate» enjoignant de soigner toute personne malade et par un souci de santé publique. Les présidences d’universités et les directions des grandes écoles s’insurgent contre le système de «caution de retour», existant déjà dans d’autres pays européens (une somme que devront consigner les étudiant·e·s étrangers sur leur compte bancaire avant d’arriver en France) et contre la limitation des aides sociales que devront désormais subir les étudiants étrangers, au prétexte du fantasme des «faux étudiants profiteurs des systèmes sociaux». Il y a aujourd’hui, autour de 400 000 étudiant·e·s étrangers en France, 13% des effectifs. Ils et elles sont un pilier du système universitaire, notamment dans les grandes écoles, et participent de sa vitalité et évidemment aussi d’une internationalisation de la formation universitaire, avec parmi les étudiant·e·s 70 000 doctorant·e·s… bien loin des fantasmes xénophobes des faux étudiants, obsession d’Eric Ciotti, président des LR et de Darmanin.
La dernière réaction est venue de Patrick Martin, disant que «sauf à réinventer notre modèle économique», il faudra, dans les années à venir, 3,9 millions de travailleurs étrangers supplémentaires en France, et une proportion au moins équivalente dans le reste de l’Union européenne. Car, aux antipodes des porte-parole des LR et du RN, le patronat connaît une réalité proclamée depuis longtemps par les économistes de l’OCDE: les populations étrangères, migrantes, loin d’être une charge financière pour les pays d’accueil, présentent, dans tous les pays de l’OCDE, un «bilan net» excédentaire dans les budgets des pays d’accueil. Dans le concert d’inepties des derniers mois, un député du RN a repris un article du quotidien de droite Le Figaro titrant que l’immigration «coûtait plus qu’elle ne rapporte» [article de Jean-Paul Gourévitch, essayiste bavard qui nourrit l’extrême droite] et citant un montant de 53,9 milliards. D’autres chiffres ont été cités, mais avec toujours en point commun l’idée que les étrangers viennent profiter du système social, vivant sur les prestations sociales et l’assurance chômage. La réalité des études exhaustives faites par l’OCDE en 2021, portant sur la période 2006/2018 (Perspectives des migrations internationales 2021, Ana Damas de Matos, OECD i LIBRARY) est que dans les 25 pays étudiés, la contribution budgétaire nette est toujours comprise entre -1% et +1% du PIB, avec un bilan excédentaire moyen de 10 milliards d’euros par an pour la France durant cette période. Au-delà de ces comptes, la réalité évidente est que les étrangers participent évidemment à la vie économique du pays où ils se trouvent, souvent en Europe avec un travail moins bien rémunéré et des conditions de travail plus difficiles. Ces difficultés viennent à la fois des difficultés de régularisation pour certains et du climat de discrimination qui rend l’accès à l’emploi plus difficile, pour les étrangers mais aussi pour les descendants d’étrangers de 2e voire de 3e génération. Entretenir ce climat de racisme est donc évidemment une arme patronale. Mais le patronat des secteurs qui par définition ne peuvent délocaliser leur activité, comme le transport, la logistique, l’hôtellerie, le bâtiment, les métiers du soin, fait très souvent appel à des travailleurs et travailleuses étrangers ou issus de l’immigration.
Et la réalité européenne est aussi que la courbe démographique est sur un trend désormais partout descendant, hors solde migratoire, la France n’échappant pas à cette tendance. Aussi, derrière le discours des droites plus ou moins extrêmes qui servent à diviser les classes populaires et les distraire des véritables responsables des politiques de casse sociale, il y a évidemment une réalité incontournable que non seulement l’immigration n’est pas un coût mais que vouloir l’entraver serait créer un déséquilibre social et économique dans les prochaines décennies. De fait, les processus migratoires et de délocalisations doivent être inscrits et compris en les replaçant dans l’actuelle phase de mondialisation de «l’armée de réserve industrielle», sous ses diverses composantes. L’hypocrisie des classes dominantes est donc de soutenir le plus souvent le discours des droites extrêmes, de le cultiver dans leurs médias écrits et audiovisuels, fantasmant sur «l’appel d’air» que représenterait la moindre régularisation de sans-papiers et, en même temps, de penser le présent et le futur en intégrant la réalité du maintien d’un apport migratoire. Politique utilitariste, hypocrite qui prive des millions d’hommes et de femmes des droits sociaux et des conditions de vie décentes, qui maintient des discriminations et les violences policières dans les quartiers populaires où vivent beaucoup d’enfants issus de l’immigration, mais qui maintient néanmoins les filets d’immigration indispensables à «l’équilibre» économique et social.
Cette politique est encore plus grave concernant les migrants, les sans-papiers qui tentent de joindre l’Europe par la Méditerranée ou les frontières continentales. La droite, l’extrême droite et leurs relais médiatiques parlent de submersion, là où les chiffres donnent une autre réalité: il y a entre 4 et 5 millions de sans-papiers en Europe, à partir des données gouvernementales, soit moins de 1% de la population totale… La moitié vivant en Allemagne et en Grande-Bretagne: autour de 700 000 en France, de 500 000 à 700 000 en Italie. Mais le fantasme de la submersion, la propagande xénophobe et raciste justifient un traitement inhumain pour celles et ceux qui veulent venir en Europe. Des dizaines de milliards sont dépensés pour sécuriser, contrôler les frontières, refouler les arrivants, négocier avec des pays africains ou du Proche-Orient pour bloquer les passages. Ces montants sont à comparer avec les faibles sommes accordées pour l’accueil, le logement et les aides à fournir aux populations migrantes. Les réfugié·e·s d’Ukraine ont été la seule population à bénéficier du «statut de la protection temporaire», accordé par le Conseil de l’Union européenne. Notamment en France, ils ont donc été les seuls à bénéficier de conditions d’accueil correctes: permis de séjour immédiat, accès au marché du travail et au logement, assistance médicale et accès des enfants à l’éducation, droit d’ouvrir un compte bancaire. Ces droits devraient évidemment bénéficier à tout personne demandeur d’asile venant de Syrie, d’Afghanistan ou d’ailleurs.
Darmanin et Macron pris au piège
Donc, concernant la poursuite des débats autour de cette loi au printemps 2023, Les Républicains, dans leurs projets de loi contre l’immigration présentés en mai 2023, voulaient aussi une modification de la Constitution pour que la France puisse déroger au droit européen concernant les obligations vis-à-vis des demandeurs d’asile, et s’opposer à toute régularisation de sans-papiers dans les métiers dits «en tension» (hôtellerie notamment), ce que proposait Darmanin dans son projet de loi. De plus, ils voulaient aussi supprimer l’Aide médicale de l’Etat (AME) qui permet à un étranger sans-papiers de disposer d’un accès aux soins pris en charge par la Sécurité sociale dans le système hospitalier (360 000 personnes en ont bénéficié en 2023). Darmanin et le gouvernement étaient opposés à cette suppression.
LR, bénéficiant toujours d’une majorité au Sénat, pensaient pouvoir faire une forte pression pour obliger Darmanin et Macron à venir sur leur terrain. Darmanin, de son côté, comptait en adoptant quelques-unes des mesures proposées par les LR amener au moins une partie de leurs députés à voter son projet, affaiblissant davantage encore les LR à l’Assemblée. Ce jeu politicien sordide sur le dos des étrangers servait aussi à Darmanin pour essayer de trouver sa place dans la course à la succession présidentielle de Macron en 2027.
Le projet de loi de Darmanin fut donc mis en veilleuse jusqu’à la rentrée de 2023. Là encore, après 6 mois de mobilisations massives sur les retraites, après les révoltes des quartiers populaires durant l’été face aux violences et aux meurtres de jeunes par la police, le gouvernement voulait stigmatiser la population issue de l’émigration et étouffer les préoccupations sociales prépondérantes au sein de la population: pouvoir d’achat, santé, logement, environnement… préoccupations apparues clairement dans les mobilisations sociales, et même dans des sondages récents (institut IPSOS septembre 2023 par exemple où l’immigration n’apparaît comme préoccupation des sondé·e·s qu’en neuvième position). L’hyperbolisation des questions migratoires dans l’arsenal médiatique de la droite extrême et des dirigeants réactionnaires a maintenu un climat nauséabond visant à mêler immigration, insécurité et islamisme et faire de cet amalgame la question politique principale, cela avec l’aide prépondérante du réseau de médias et de presse écrite qui sont aux mains des principaux capitalistes français, en premier lieu la galaxie médiatique aux mains de Bolloré… Cette question a en effet occupé le terrain du débat public de septembre à décembre, mais pas avec l’issue voulue par Macron et son gouvernement.
Espérant manœuvrer comme sur certains autres dossiers, le timing du gouvernement était simple. Le débat commençait par un vote au Sénat début novembre où Les Républicains amendèrent le projet de Darmanin avec toutes leurs mesures empruntées à l’extrême droite. Ensuite la commission des lois de l’Assemblée, où les équilibres donnaient une majorité relative au gouvernement, nettoya, début décembre, le projet de loi, le ramenant à sa version de départ, une version réactionnaire mais écartant de nombreux ajouts du Sénat (par exemple sur la suppression de l’AME, sur des délais de 5 ans de séjour régulier pour obtenir les prestations sociales, sur les régularisations dans les métiers «en tension»). Ensuite, logiquement, le jeu des abstentions aurait dû permette à Elisabeth Borne et à Darmanin de faire passer la loi, article après article, en comptant sur des apports de votes venant des Républicains et des abstentions venant du Parti socialiste, selon les articles de loi.
C’est là que la mécanique s’est grippée. Les écologistes, opposés à la loi avec tous les groupes de la NUPES (Nouvelle Union populaire écologique et sociale), déposèrent une motion de rejet permettant de bloquer à l’Assemblée l’examen de la loi. Le 11 décembre, contre toute attente, cette motion fut adoptée majoritairement par le vote de la NUPES, mais aussi des 2/3 des députés LR et du RN: 270 voix pour le rejet et 265 voix contre. Le piège s’est alors refermé sur Darmanin et son gouvernement. Il ne pouvait plus y avoir de vote article par article à l’Assemblée à partir de la version du gouvernement. Macron avait le choix entre le retrait pur et simple de son texte ou une nouvelle tentative de compromis par une écriture commune d’un nouveau texte entre députés et sénateurs (dans une commission mixte paritaire-CMP) avec, ensuite, un vote bloqué de chacune des deux chambres sur le même texte. Après avoir subi un échec cuisant, mis pour la première fois en minorité à l’Assemblée, Macron refusa de reconnaître son échec en retirant la loi. Il préféra mettre la loi dans les mains des Républicains, puisque l’écriture d’un texte commun n’était possible, dans cette CMP de 14 membres (7 députés et 7 sénateurs), que par un accord entre les 5 macronistes et les 5 républicains et centristes de droite. En réalité, le nouveau projet fut négocié directement entre la Première ministre, Elisabeth Borne et la direction des Républicains.
Le texte qui fut, au final, voté par l’Assemblée et le Sénat est donc une copie très proche des positions des LR, inspirés du Rassemblement national. Ces derniers, sans avoir participé à la moindre négociation, et même affiché jusqu’au bout leur hostilité à un projet qu’ils trouvaient trop modéré, saisirent au final l’effet d’aubaine de s’afficher en votant pour un texte largement inspiré de ses positions, créant un tollé général. C’est sans précédent depuis 40 ans que des forces traditionnelles votent le même texte que l’extrême droite concernant l’immigration. De plus la Première ministre Elisabeth Borne s’est engagée formellement à un vote parlementaire de révision de l’Aide médicale de l’Etat. Alors que Macron et Darmanin espéraient que cette loi permettrait un «coup» politique en fracturant Les Républicains et en isolant le RN sur son propre terrain de prédilection, l’issue en a été inverse: le RN apparaît comme le vainqueur politique d’une loi qui reprend ses obsessions xénophobes et adopte la préférence nationale, les discriminations pour les prestations sociales et durcit les conditions de naturalisation. Les LR, grâce à leur contrôle du Sénat, sortent renforcés et, par contre, les macronistes sortent, eux, affaiblis et divisés: seuls 131 députés sur 171 ont voté pour cette loi, 20 ont voté contre et 17 se sont abstenus, les «jeunes avec Macron» ont désavoué cette loi et le ministre de la Santé Aurélien Rousseau a démissionné de son poste.
L’urgence d’une riposte à gauche
Le faible rapport de force dont disposait Macron après sa deuxième élection avait déjà été battu en brèche par la formidable mobilisation en défense des retraites, puis par les révoltes des quartiers populaires au début de l’été. Le gouvernement apparaît désormais comme le simple otage de la droite et de l’extrême droite.
Du côté de la gauche et de la NUPES, malheureusement, ce glissement vers l’extrême droite a du mal à créer le sursaut nécessaire. Le gouvernement, secondé par une lancinante campagne de presse multiforme, a tout fait depuis un an pour discréditer la NUPES apparue comme la première force d’opposition lors des élections, et en tout premier lieu La France insoumise (LFI), ostracisée et diabolisée par Macron et Borne comme étant «sortie de l’arc républicain» (suite, notamment, à ses positions lors des révoltes des quartiers populaires et sur les meurtres commis par les policiers), alors que le tapis tricolore était déroulé sous les pas du RN. Une pression maximale s’est donc exercée pour pousser à l’éclatement de cette alliance qui n’a jamais su dépasser le statut d’un intergroupe parlementaire. Les composantes de la NUPES, pour diverses raisons ont, elles-mêmes, toujours refusé la construction d’une force politique populaire nationale, structurée dans les villes et les quartiers. Malgré les positions convergentes de ses composantes en soutien à la mobilisation pour les retraites, aucune dynamique politique ne fut créée à cette occasion. Depuis plusieurs mois, c’est la question électorale des européennes de 2024 qui a vu les tendances centrifuges amener la NUPES à la paralysie et à son éclatement de fait, les partis alliés à LFI refusant la présentation d’une liste unitaire, notamment pour ne pas reprendre le programme radical de la NUPES sur l’Union européenne. Malgré de larges convergences unitaires du mouvement syndical et associatif contre les violences policières et plus récemment pour exiger un cessez-le-feu immédiat à Gaza face au massacre perpétré par l’armée israélienne, l’opposition de gauche à Macron apparaît aujourd’hui incapable de construire un réel rapport de force politique et social unitaire. Malgré tout, le vote de décembre a entraîné un haut-le-cœur de dizaines de milliers de militant·e·s voyant l’extrême droite dicter la politique gouvernementale. En avril 2022, les votes pour Macron contre Le Pen venaient pour moitié d’électeurs de gauche voulant faire barrage au Rassemblement national.
Autour des appels de la coalition «Unis contre l’immigration jetable», des milliers de personnes ont défilé dans les rues de plusieurs villes. Mais l’enjeu de ce début d’année 2024 va être de construire une force et des mobilisations populaires unitaires à la hauteur des exigences sociales et de la menace de l’extrême droite. (Article reçu le 31 décembre 2023)
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[1] Des dizaines et dizaines de collectifs, organisations, syndicats, etc. appellent à une mobilisation le 14 janvier sur la base de l’appel ci-dessous:
«Retrait de la loi asile immigration!»
Mobilisation nationale dimanche 14 janvier 2024 contre la loi Darmanin
La loi asile immigration marque un tournant que nos collectifs, associations, syndicats, organisations ne peuvent accepter. Elle reprend de nombreuses idées de l’extrême droite comme la préférence nationale et aura des conséquences terribles sur la vie de centaines de milliers d’habitant·es étranger·es sur le sol français [1]. Il s’agit de la loi la plus régressive depuis 40 ans. Cette loi raciste et xénophobe restreint le droit au séjour, accentue considérablement la répression, s’attaque au droit d’asile, au droit du sol, aux étranger·es malades, aux étudiant·es non européen·nes, au regroupement familial. L’attaque contre l’hébergement d’urgence, le durcissement de l’accès aux prestations sociales dont les allocations familiales et les aides aux logements vont jeter des familles à la rue ou dans les bras de marchands de sommeil, particulièrement les femmes migrantes.
Cette loi va précariser davantage les travailleuses et travailleurs, les lycéen·nes, les étudiant·es avec ou sans-papiers.
L’arbitraire préfectoral est encore renforcé, refoulement aux frontières, délivrance systématique des OQTF [obligation de quitter le territoire français] et IRTF [interdiction de retour sur le territoire français] et allongement de leur durée, notamment pour les travailleuses et les travailleurs. Cette loi s’attaque aux libertés publiques, bafoue les droits fondamentaux tels que le droit d’asile, réinstaure la double peine et fait honte à la France, qui prétend défendre les valeurs d’égalité entre toutes et tous. Nous exigeons donc le retrait de cette loi.
Nous appelons :
- À soutenir toutes les luttes pour la régularisation des sans-papiers, notamment les grèves
- À empêcher l’application de cette loi en multipliant les actions de solidarité et en faisant œuvre de désobéissance civile
- À manifester massivement sur tout le territoire le dimanche 14 janvier, pour empêcher que cette loi soit promulguée, combattre le racisme, la xénophobie et défendre une politique migratoire d’accueil et de solidarité.
Le 3 janvier 2024
[1] Dans Le Monde du 3 janvier 2024, Elvire Guillaud et Michaël Zemmour (tous deux économistes et membres du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques de Sciences Po), dans la rubrique Débats, écrivent: «Aussi, si la loi était appliquée, des personnes affiliées à la Sécurité sociale par leur travail et à ce titre assujetties à la CSG [contribution sociale généralisée affectée à la protection sociale] et aux cotisations sociales ne pourraient pas bénéficier des prestations comme l’ensemble des assurés… Par-delà les ruptures politiques, la mise en œuvre de la réforme conduirait à appauvrir durablement des dizaines de milliers de familles et d’enfants, français ou non (puisque la loi retient la nationalité des parents, et non des enfants, comme critère d’exclusion). Une mère célibataire de trois enfants, en raison de sa nationalité, pourrait par exemple voir ses revenus mensuels diminuer de 319 euros au titre des allocations familiales et de 516 euros au titre des aides au logement, contrairement à sa voisine ou collègue vivant dans les mêmes conditions et soumise aux mêmes prélèvements. Un couple d’actifs avec un enfant de 6 ans et un enfant de 6 mois se trouverait privé d’allocations familiales (140 euros) et de la prestation d’accueil du jeune enfant (182 euros).» (Réd.)
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