Chili. «Aucun des deux projets constitutionnels n’a interprété les besoins du peuple»

Entretien avec Michelle Hafemann conduit par Cristian González Farfán

Comme presque jamais auparavant au Chili après une votation ou élection, la célèbre Plaza de la Dignidad, point central des manifestations politiques et sportives, était vide une fois connus les résultats du plébiscite constitutionnel du dimanche 18 décembre. La victoire de l’option contre (55,76% contre 44,24%) le projet de Constitution présenté par le Conseil constitutionnel – composé principalement de membres du Parti républicain d’extrême droite – n’a provoqué dans aucun secteur politique des célébrations massives. C’est plutôt la prudence et la modération qui ont prévalu face au deuxième processus constitutionnel qui s’achève sans nouvelle Constitution pour le pays. Le premier processus – mené par une Convention constitutionnelle paritaire et avec la participation des mouvements sociaux et des peuples indigènes – fut rejeté à une écrasante majorité le 4 septembre 2022 (38,11% pour et 61,89% contre).

Le président Gabriel Boric, avant même le vote du dimanche 18 décembre, avait annoncé qu’il n’y aurait pas de troisième processus constituant au cours de son mandat, même si la coalition «En Contra» l’emportait. Ainsi, après un cycle de mobilisations qui a commencé avec la révolte sociale de 2019, la Constitution de 1980 reste en vigueur au Chili. Bien qu’elle ait été réformée à de nombreuses reprises, elle est désignée par ses détracteurs comme la mère de toutes les causes qui, il y a quatre ans, ont suscité la révolte de la société contre l’ensemble de l’establishment.

En même temps, le rejet du projet a été un coup dur pour le Parti républicain, dont les idées étaient incarnées dans le texte soumis au référendum. Il a été durement contesté pour ses idées conservatrices et «anti-droits» [sociaux et démocratiques], en particulier pour ce qui a trait aux droits des femmes [entre autres droit à l’avortement]. C’est pourquoi le thème qui a le plus circulé sur les réseaux sociaux après le vote était «nous n’avons rien gagné, mais nous étions sur le point de tout perdre». La politologue chilienne Michelle Hafemann, diplômée de l’Université du Chili et de l’Université Adolfo Ibáñez et membre du Réseau chilien des femmes politologues, s’est entretenue avec Brecha des résultats de dimanche et des projections que l’on peut faire à la lumière de ce nouveau processus constituant tronqué.

Comment interpréter les résultats du plébiscite de dimanche?

Quand on examine la répartition des votes, on voit qu’il y a un pourcentage important de femmes de moins de 34 ans qui auraient opté pour le contre. Nous ne pouvons pas savoir ce que ces femmes pensaient lorsqu’elles ont voté, mais nous pouvons supposer que c’est parce que le projet était très conservateur pour ce qui relève des droits des femmes. Le contenu a fait l’objet de nombreuses critiques, car il affirmait protéger la vie des enfants à naître, ce qui ouvrait la porte au démantèlement de la politique publique en matière d’avortement. Le projet impliquait un grand pas en arrière en termes de démocratie paritaire [l’Assemblée constituante avait été élue sur une base paritaire en mai 2021]. Or, bien que l’élection des membres du Conseil constitutionnel [en mai 2023] se soit déroulée selon des règles paritaires, ni le projet du Comité d’experts (un avant-projet qui a été présenté au Conseil constitutionnel), ni le projet de la nouvelle Constitution ne contenaient le mot parité. La macro-analyse réaffirme l’idée que le système des partis politiques interprète mal les aspirations de la population. Le premier processus constitutionnel était très à gauche et a été rejeté, et maintenant il y en a un qui était très à droite et qui a également été rejeté. Cela me fait dire qu’aucun des deux projets n’a réussi à interpréter ou à proposer un texte de charte fondamentale répondant aux besoins du peuple.

Prévoyez-vous une fin du cycle des mobilisations initiées en octobre 2019 avec ce qui vient de se passer dimanche?

C’est difficile à prévoir. Il y a des analystes qui affirment que dans la mesure où la Constitution n’a pas été approuvée – ce qui était l’objectif de ce cycle de mobilisations – alors nous allons avoir une nouvelle explosion (socio-politique). Or, en 2006, lorsque les mouvements sociaux ont repris vigueur au Chili, nous entrions dans des cycles constants de protestations. La mobilisation citoyenne est comme une vague. Et maintenant, nous sommes dans le creux. Il n’y a pas de mobilisations socio-politiques, mais cela ne veut pas dire qu’il ne peut pas y en avoir à nouveau. Il y a des gens qui, tout en soutenant les revendications, ont tendance à prendre leurs distances lorsque les manifestations deviennent violentes. Mais les mouvements sociaux connaissent des cycles. Le mouvement féministe existe depuis un siècle, et il est périodiquement en activité ou en repli.

Maintenant, comment le Parti républicain d’extrême droite va-t-il réagir à la défaite de dimanche? Je pose la question parce que ce parti voulait d’abord maintenir la Constitution existante [celle de 1980] et a fini par rédiger le projet aujourd’hui rejeté.

L’un des phénomènes les plus intéressants de ce processus est la dynamique qui s’est créée entre la droite chilienne conventionnelle (Chile Vamos – coalition née en 2015 réunissant l’Union Democratica Independiente-UDI, Renovacion Nacional, Partido Regionalist Independiente Democrata, etc.) et l’extrême droite (Parti républicain et autres secteurs non institutionnalisés). Il y a eu une dynamique de collaboration au sein du Conseil constitutionnel et maintenant nous assistons à un affrontement entre les deux orientations. Les Républicains ont commis l’erreur de tomber dans l’hubris qu’ont produit les résultats électoraux. Ils ont interprété les 34% obtenus lors de l’élection des membres du Conseil constitutionnel comme signifiant que 34% de la population soutenait leurs idées. Mais ils ont négligé d’étudier une variable importante: le contexte. Le contexte dans lequel le Conseil constitutionnel a été élu était celui d’un discrédit du processus constituant précédent, qui était «refondateur». Mais ils n’ont pas interprété ce contexte. Ils ont cru que 34% soutenaient leur programme, leur position sur le genre, le modèle économique et de société, parce qu’ils plaçaient la famille comme élément de base de la société. Ils se sont trompés. Ils ont été emballés par les résultats des élections de mai 2023.

En revanche, je crois que ce qui va suivre sera décisif pour les élections municipales [octobre 2024] et présidentielles [novembre 2025]. Le Parti républicain reproche à Chile Vamos d’avoir dû céder sur des points lors du début au sein du Conseil constitutionnel. Il faut maintenant voir si la droite, en tant que force politique d’opposition, sera capable de surmonter ces différences. Il est clair que ces droites ont plus d’options si elles s’unissent que si elles se séparent. En tout cas, il est impressionnant de voir un parti de la droite classique, comme l’Union démocratique indépendante (UDI), qui avait pris ses distances avec la question de la famille, entrer dans une dynamique qui va jusqu’à donner raison à la dictature. Nous verrons maintenant si l’UDI revient à la modération programmatique de ces dernières années ou si elle se déplace stratégiquement vers l’extrême pour affronter les élections présidentielles.

Pensez-vous que le leadership de José Antonio Kast (leader et fondateur du Parti républicain) va s’affaiblir à l’approche des élections présidentielles?

Oui. Mais je ne sais pas si ce sera en relation avec les élections présidentielles. Je pense toutefois que oui, parce que le meilleur scénario pour Kast aurait été de gagner ce processus maintenant et d’affronter les élections de la même manière. Mais au cours de ce processus constitutionnel, le parti s’est effrité. Certaines personnes se sont montrées plus à droite que les Républicains. Et Kast, en tant que leader, n’a pas été en mesure de regrouper ses élus  derrière l’option A Favor (oui au projet). Des membres de son parti l’ont forcé à traiter avec Chile Vamos et que sans cela il ferait le jeu de la gauche. De toute évidence, Kast a été affaibli politiquement et cette défaite électorale est un coup dur pour lui.

Comment le gouvernement doit-il interpréter les résultats? On dit que le plébiscite a donné un second souffle à Boric. Ou est-ce toute la classe politique qui a été battue. Ou quelqu’un pourrait-il se sentir mieux positionné après ce dimanche?

Je pense que ceux d’entre nous qui s’inquiétaient du contenu de ce projet peuvent être rassurés et soulagés, car il n’a pas été approuvé. De nombreuses politologues féministes étaient réellement préoccupées par le démantèlement des politiques publiques. J’espère que le parti au pouvoir ne fera pas la même erreur que les Républicains, qu’il ne sera pas trop optimiste et ne fêtera pas ce résultat comme une approbation du gouvernement et un rejet du Parti républicain…

Au moins, le discours de Boric n’avait pas cette tonalité.

Bien sûr, Boric a été très modéré, il a fait ce qu’il fallait. Il a appelé à la recherche d’accords car l’agenda législatif est totalement bloqué. Depuis deux ans, il n’y a eu pratiquement aucun progrès sur les questions que le gouvernement Boric avait jugées prioritaires dans son programme. C’est donc une bonne chose qu’il ait dit que nous allions maintenant légiférer sur les thèmes de politiques publiques sociales que les gens réclament. J’espère que l’ensemble des forces au pouvoir l’interprétera de cette manière. Car le camp en face a affirmé qu’il s’agissait d’une ratification de la Constitution de 1980 [de Pinochet].

Cette interprétation est-elle fantaisiste?

Bien sûr que oui. Francisco Vidal – ministre sous le gouvernement de Ricardo Lagos [mars 2000-mars 2006] et le premier gouvernement de Michelle Bachelet [mars 2005-mars 2010] –, qui était le grand porte-parole d’En Contra, a déclaré que le principal dernier grand verrou avait été enlevé de la Constitution de 1980. Il s’agissait de la réforme des 2/3, aujourd’hui, le quorum pour réformer la Constitution est de 4/7. La Constitution de 1980 n’a pas non plus été renforcée. Ce qui s’est passé, c’est que ce dernier processus a été rejeté. J’ai aussi lu que l’extrême droite était finie, ce qui n’est pas vrai, car ce processus a permis aussi l’émergence d’une nouvelle référence politique plus à droite que les Républicains. D’ailleurs, pour moi, les deux processus constitutionnels ne sont pas un échec, mais un succès. En effet, les projets de l’Assemblée constituante et du Conseil constitutionnel ont été soumis au vote de la population, ce qui est assez inhabituel. D’habitude, les projets qui sont élaborés ne passent pas par un référendum. Or, le Chili a connu vient de connaître deux référendums, avec une très forte participation.

Avez-vous le sentiment que nous sommes revenus au point zéro des mobilisations, en maintenant la Constitution de 1980, ou avons-nous gagné quelque chose au cours de ce cycle de quatre ans?

C’est une bonne question et une question difficile. Il semblerait que nous soyons revenus à zéro, autrement dit au 17 octobre 2019, un jour avant le début de la révolte. Or, les problèmes sociaux se sont aggravés, le chômage est plus élevé, le coût de la vie a augmenté. Le fait de ne pas revenir à ce «point zéro» dépend de la manière dont les acteurs politiques prennent en compte les revendications du peuple.

Est-il vrai qu’aucun secteur politique n’a été capable de capitaliser sur le mécontentement qui s’est exprimé depuis le 18 octobre?

Oui, notre système de partis politiques est déconnecté de la réalité de la société. Avant, les partis politiques avaient leur insertion dans les quartiers et faisaient partie du réseau de liaison entre les gens. Il y avait une communication avec les territoires, pour faire remonter leurs revendications dans la sphère politique et les transformer en politiques publiques. Aujourd’hui, il y a très peu de cela au Chili. Ce lien entre les décideurs et les personnes concernées par ces décisions fait défaut.

Pensez-vous qu’il y ait une stratégie préméditée de la droite pour entraver les réformes du gouvernement? Le lendemain du plébiscite, le président a appelé à travailler sur une réforme clé – les retraites – et il y a déjà des porte-parole de la droite qui parlent de «ne pas céder un pouce» sur ce terrain.

Certes, tous les gouvernements connaissent la «lune de miel» des 100 premiers jours, au cours desquels l’opposition se retire d’une certaine manière et laisse le gouvernement s’installer. Mais lorsque Boric a pris ses fonctions [le 11 mars 2022], la première semaine, il y avait déjà des initiatives contre lui, il n’y a pas eu de lune de miel. Il appartiendra désormais aux ministres de se concerter avec l’opposition pour trouver un terrain d’entente, ce qui nécessitera certainement une modération programmatique de la part du gouvernement. Ils devront négocier, sinon nous aurons encore deux ans d’impasse législative.

Enfin, envisagez-vous la possibilité d’un nouveau processus constitutionnel à l’avenir, ou est-ce une affaire classée?

Il est difficile en sciences politiques de faire de la prospective, mais on peut dire que le changement constitutionnel est une revendication qui a commencé en 1980. Je ne serais pas surprise qu’elle se prolonge pendant encore dix ou vingt ans et qu’elle devienne une question latente. Mais aujourd’hui, ce que nous constatons chez les citoyens et citoyennes, c’est qu’ils en ont assez de la question constitutionnelle. Leur demande est de se concentrer sur ce qui est prioritaire, avant tout la sécurité sociale. J’imagine qu’à un autre moment la question constitutionnelle pourrait refaire surface, mais dans le cadre de ce mandat nous n’aurons pas de nouveau processus constitutionnel. (Article publié par l’hebdomadaire uruguayen Brecha le 22 décembre 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)

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