Par Fabrizio Burattini
Le gouvernement Meloni a franchi ces derniers jours le cap des six mois. Les élections du 25 septembre 2022 ont entériné la suprématie de la coalition de droite dirigée par Giorgia Meloni – 60% de la représentation parlementaire acquis avec 43,82% des suffrages pour une participation de 63,8% du corps électoral. Le nouveau gouvernement est entré en fonction le 22 octobre.
Giorgia Meloni et le 25 avril
La fin des six premiers mois du gouvernement Meloni a coïncidé avec l’anniversaire du 25 avril, jour férié en Italie, qui commémore la libération en 1945 du régime fasciste et de l’occupation nazie.
A cette occasion, Giorgia Meloni a été soumise à un nouveau test de «fiabilité démocratique» par la «gauche institutionnelle». Cette dernière lui a demandé de se déclarer «antifasciste», étant donné que son courant politique, pendant des décennies (d’abord au sein du Mouvement social italien-MSI et maintenant de Fratelli d’Italia), s’est toujours présenté avec une nostalgie explicite pour le régime de Mussolini.
La leader «post-fasciste», du moins aux yeux des commentateurs dominants, aurait brillamment réussi le test en publiant un long article dans le Corriere della sera (le principal quotidien italien), dans lequel elle évite soigneusement d’utiliser le mot «antifasciste», mais affirme que «les partis représentant la droite au parlement ont déclaré depuis des années leur incompatibilité avec toute nostalgie du fascisme», que «le fruit fondamental du 25 avril a été l’affirmation des valeurs démocratiques, que le fascisme avait confisquées et qui se trouvent maintenant dans la Constitution républicaine». Elle a toutefois dénoncé «la pratique de ceux qui utilisent la catégorie du fascisme comme un outil pour délégitimer les opposants politiques» et a fait sienne la proposition (au relent provocateur et qui fut déjà celle de Berlusconi en 2009) de «surmonter les oppositions politiques en transformant le jour de la libération en une célébration de la liberté… unique antidote contre tous les totalitarismes».
A l’échelle européenne, la presse de droite vise à accréditer Giorgia Meloni comme étant la recette gagnante; certains, comme le rédacteur en chef du Secolo d’Italia [historiquement lié au MSI puis à Alleanza Nazionale], la décrivent même comme «la nouvelle Merkel»). En effet, elle a réussi jusqu’à présent à se profiler avec succès sur le plan international, même si, à ce niveau, elle n’est pas aidée par une grande partie de son entourage, qui, lui, maintient les arguments et les tons auxquels il s’est habitué au cours de décennies d’«opposition au système». Dès lors, il n’est pas toujours prêt et disposé à endosser les vêtements institutionnels.
Les déclarations nostalgiques du fascisme et inappropriées pour de nombreuses fonctions institutionnelles confiées aux fidèles de la présidente du Conseil sont trop nombreuses pour qu’on les mentionne. Il suffit toutefois de souligner que, dans la rhétorique «post-fasciste», se distingue en particulier Ignazio Benito Larussa. Bien que président du Sénat – une position qui, dans la hiérarchie de la République, le place en deuxième position, juste après le président Sergio Mattarella – il ne dédaigne pas de participer à des initiatives qui se terminent par des hymnes au «Duce» et le «salut romain» avec le bras levé.
Prendre ses distances et maintenir les liaisons
De nombreux commentateurs demandent à la présidente du Conseil de prendre ses distances par rapport aux épisodes qui mettent en lumière l’étroite «parenté» entre Fratelli d’Italia (FdI) et des groupes ouvertement néofascistes et néonazis. Le dernier de ces incidents a été révélé il y a peu: les jeunes néofascistes florentins de «Student Action» (association qui réside au siège de FdI), récemment inculpés pour avoir agressé et battu de très jeunes étudiants, sont défendus par une avocate, une certaine Sonia Michelacci. Elle est militante dans un groupe ouvertement néonazi et auteure d’une biographie complaisante de Reinhard Heydrich, le «bourreau de Prague», l’un des concepteurs de la «Solution finale à la question juive».
Mais Giorgia Meloni ne veut ni ne peut couper le cordon ombilical la reliant tout au long de sa carrière au néofascisme militant, ni faire des déclarations de «repentance», ni renoncer à un apport militant qui pourrait être utile dans d’éventuels moments de tension sociale ou politique.
En outre, elle sait très bien que toutes les polémiques qui animent la presse et les télévisions sur ses silences face à des faits comme celui rapporté ci-dessus ou sur les propos de Ignazio Benito Larussa et d’autres gradés du FdI ont très peu d’impact sur les électeurs de sa base et des autres partis de droite. En votant pour elle, l’automne dernier, ils ont en fait déclaré qu’ils ne tenaient plus compte du «discriminant antifasciste» qui a gouverné la politique italienne pendant des décennies.
Il s’agit d’une base électorale disparate et hétérogène, soudée par le grave discrédit qui a frappé le monde politique dans son ensemble, après le tremblement de terre qui a détruit les partis qui dirigeaient les institutions de ce que l’on définit journalistiquement comme la «Première République» (1946-1994). Un ensemble formé de classes et fractions de classe apeurées et appauvries par la crise avec des classes que la crise et même la pandémie ont enrichies. Au sein de cet ensemble s’insère un secteur de la classe ouvrière abandonnée par l’incapacité syndicale, aux côtés d’autres secteurs culturellement et structurellement réactionnaires.
Bien entendu, le «groupe dirigeant» est parfaitement conscient que le modèle social politique que le fascisme a imposé il y a 100 ans est totalement inadapté dans la phase historique actuelle. Par conséquent, il n’a aucune difficulté à se distancier de ce modèle: lois raciales, suppression totale et même formelle de la démocratie. C’est ce que, à plusieurs reprises, la présidente du Conseil a fait. Cela n’empêche pas, parmi d’autres opérations, la mise en relief d’une perspective présidentialiste de la part de Giorgia Meloni
Mais elle et les siens continuent à chérir certains aspects du mussolinisme: le nationalisme, la défense de la «race» et de la «culture nationale», l’idée de l’enrégimentation corporatiste de la classe ouvrière et, surtout, l’idée de la mobilisation réactionnaire des classes moyennes, sachant que ces «classes», en raison de l’histoire sociale et économique spécifique du pays, sont numériquement et politiquement très importantes.
Elle ne peut donc pas accepter de se dire «antifasciste», à la fois parce qu’elle n’a jamais dit clairement quel camp elle aurait choisi en 1943-1945 lorsqu’une situation de guerre civile s’est présentée dans le pays, et parce qu’elle et «son peuple» ont été formés dans le mythe des «patriotes», ceux qui en 1943 «n’ont pas trahi l’allié allemand», et ceux qui en 1968-1980 se sont opposés avec des barres de fer, des fusils et des bombes au grand mouvement des travailleurs et des travailleuses ainsi que des étudiant·e·s.
Une situation difficile
C’est dans ce contexte que la présidente du Conseil et son parti tentent depuis six mois, avec un certain succès, de poursuivre leurs propres objectifs, afin de maintenir et éventuellement d’accroître le consensus obtenu lors des élections, et en même temps de se faire accepter dans un monde politique national et international qui, il y a quelques années encore, les considérait comme définitivement hors-jeu.
Evidemment, la conjoncture n’aide pas. La dégradation de la situation internationale (guerre en Ukraine, affrontements au Soudan, crise en Tunisie, crise alimentaire, aggravation des problèmes climatiques, etc.) multiplie les arrivées de réfugié·e·s et de migrant·e·s sur les côtes du sud de l’Italie, arrivées qui se font sur un terrain préparé politiquement et légalement par la droite (entre autres la Lega). Les arrivées des quatre premiers mois de l’année 2023 ont été quatre fois supérieures à celles des années précédentes (42 206 contre une moyenne d’environ 10 000 pour chacune des années précédentes: source Ministère de l’Intérieur) et toutes les prévisions annoncent une nouvelle augmentation.
Ainsi, le gouvernement, qui pensait pouvoir présenter à ses électeurs un bilan «quantitatif» rassurant, se trouve confronté à une situation de plus en plus complexe. Il a donc décrété, à la demande du ministre de l’Intérieur, le léguiste Matteo Piantedosi, un «état d’urgence» de six mois sur l’ensemble du territoire. Il s’agit d’un dispositif administratif qui permet d’adopter des ordonnances sur la «question des migrant·e·s», y compris en dérogation aux lois existantes. Au printemps 2020, pour faire face à la pandémie, un «état d’urgence» similaire avait été déclaré par le gouvernement Conte 2 [septembre 2019-février 2021], dit «gouvernement jaune», que la droite avait condamné comme un «acte autoritaire».
Nouvelle répression contre les migrant·e·s
Cet «état d’urgence», sur le plan des droits humains et des pratiques face aux migrant·e·s, est explicite. En effet, il dramatise de manière propagandiste les dits flux migratoires et, même formellement, assimile l’arrivée de réfugié·e·s et de migrant·e·s à une catastrophe naturelle, telle qu’un tremblement de terre, une inondation ou, bien sûr, une pandémie. Le gouvernement a déjà abordé cette question par le biais de deux décrets. Le premier, le Decreto Piantedosi (du nom du ministre de l’Intérieur Matteo Piantedosi), promulgué le 2 janvier, vise à entraver et criminaliser les activités de sauvetage de la quinzaine de navires d’ONG opérant en Méditerranée. Le second, nommé Decreto Cutro, promulgué début mars, a utilisé de manière instrumentale le naufrage d’une embarcation de migrants intervenu fin février à quelques dizaines de mètres de la côte, près de la ville de Cutro, naufrage au cours duquel l’absence de secours a causé plus de 100 décès confirmés et des dizaines de «disparus», ce qui avait provoqué une vague d’émotion sans précédent dans le pays.
Le «décret Cutro» [devenu loi début mai], en particulier, constitue une subversion violente et extensive de certains principes démocratiques et sociaux fondamentaux. Il aggrave encore les tristement célèbres «décrets de sécurité» («decreti sicurezza») de 2018 du ministre de l’Intérieur de l’époque, Matteo Salvini: centres d’accueil informels fermés, procédures accélérées et sommaires d’examen et de rejet des demandes d’asile, démantèlement de la protection spéciale [une des trois protections qui étaient prévues en Italie pour les demandeurs d’asile, protection donnée à une personne qui ne peut pas obtenir une protection internationale mais qui fait face au risque de persécution et de tortures en cas de renvoi dans le pays d’origine], obstacles à la conversion des permis de séjour en permis de travail. En un mot: séparer et punir.
Le message que l’on veut faire passer à «l’opinion publique» mais aussi et surtout aux migrant·e·s qui sont ici et qui, on le suppose, le transmettront à leurs amis et parents restés au pays, est très clair: vous ne pouvez pas arriver; si vous arrivez, vous ne pouvez pas rester. Si vous arrivez à rester, vous serez détenus dans les CPR (les Centres de permanence pour le rapatriement-Centri de permanenza per i rimpatri). Là, les migrant·e·s sans permis de séjour sont détenus dans des conditions souvent inhumaines et dégradantes, comme les organisations des droits de l’homme l’ont dénoncé à maintes reprises. Vous serez aussi détenus dans les «hotspots», des centres de détention officieux où se déroulent à la fois les procédures d’identification et l’examen des demandes d’asile. Vous n’aurez pas de permis de séjour, vous ne pourrez pas vous déplacer. Si vous parvenez à vous déplacer, vous ne trouverez pas d’accueil. Si vous en trouvez un, vous n’aurez pas accès à des services sociaux, vous ne pourrez pas travailler régulièrement ni acquérir d’autonomie; même si vous travaillez, vous ne pourrez pas convertir votre permis «humanitaire» en permis de travail, vous ne pourrez donc travailler que dans l’illégalité, être sous-payé et soumis au chantage. L’«intégration» restera un mirage inaccessible et vous croupirez dans la marginalité et l’exploitation, sans garantie et sans avenir.
Il s’agit bien sûr d’organiser une politique efficace de sélection entre quelques «vrais réfugié·e·s» et beaucoup de «migrant·e·s économiques», afin de pouvoir mettre en place un mécanisme de refoulement et de rapatriement de ces derniers, ce qu’aucun des différents gouvernements qui se sont succédé ces dernières années n’a réussi à faire. Pour l’instant, le rapatriement des migrant·e·s est plus une menace imminente, utile pour les maintenir dans une situation de précarité matérielle et existentielle permanente, qu’une perspective concrète (en 2022, pour 105 000 arrivées, les rapatriements ont été inférieurs à 6000).
Le «remplacement ethnique» refait surface
Entre-temps, l’augmentation du nombre de «débarquements de migrant·e·s» a donné un nouveau souffle à la dénonciation du prétendu complot de «remplacement ethnique», que Fratelli d’Italia et la Lega avaient abondamment utilisé pendant la campagne électorale, mais qu’ils avaient ensuite atténuée, une fois au pouvoir, pour ne pas risquer d’être à nouveau accusés de «suprémacisme».
Cependant, certains dirigeants du parti de Giorgia Meloni, peu soucieux de contrôler leur langage, l’ont exhumé à nouveau, car ils savent qu’il peut s’agir d’un outil rhétorique efficace pour attirer la «classe moyenne inférieure autochtone» qui exprime ses craintes de perdre ses privilèges limités au profit des migrants.
Mais le barrage contre l’arrivée des migrants est en contradiction flagrante avec la demande généralisée des organisations patronales d’une main-d’œuvre extracommunautaire bon marché. On estime à environ 500 000 le nombre d’emplois permanents ou saisonniers nécessaires de leur point de vue. Ces besoins des entreprises s’expriment de manière forte, notamment dans les secteurs de l’agriculture et du tourisme, de la restauration, de l’hôtellerie et de l’aide aux personnes dépendantes. Cette contradiction plombe donc la politique du gouvernement, poussé à répondre au racisme et au climat de peur entretenus auprès de sa base électorale.
Le projet «africain»
Giorgia Meloni, dans sa volonté de se positionner comme leader au niveau international, mais aussi de raviver la vocation néocoloniale de l’Italie, a également lancé l’idée d’un «plan Mattei» pour l’Afrique, du nom d’Enrico Mattei, le fondateur controversé en 1953 de l’Ente Nazionale Idrocarburi (Agence Nationale des Hydrocarbures-ENI).
La crise énergétique liée aux répercussions de la guerre en Ukraine, mais aussi l’afflux de migrant·e·s ont réveillé chez la présidente du Conseil un activisme particulier en direction de l’Afrique. Il s’est traduit par de nombreux voyages dans les pays africains, à commencer par l’Algérie, dont le gaz a, pour l’essentiel, pris la place du gaz russe dans l’approvisionnement énergétique de l’Italie.
Giorgia Meloni aspire à faire de l’Italie, grâce à sa situation en Méditerranée, la plaque tournante du traitement et de la commercialisation des produits énergétiques africains en Europe.
Elle a ainsi multiplié les échanges de visites avec les chefs d’Etat des pays qui, comme la présidente du Conseil aime à le dire avec un euphémisme lugubre, «ont des liens culturels importants avec l’Italie», c’est-à-dire qui, comme l’Ethiopie, la Somalie et la Libye, ont été ses colonies, conquises à coups de massacres et de répressions.
Bien entendu, aux intérêts économiques et commerciaux s’ajoute le souci de pousser les gouvernants de ces pays – qui sont des pays d’origine ou de transit d’importants flux migratoires – à œuvrer pour empêcher les départs et faciliter les rapatriements.
Lois de délégation au gouvernement
Mais, comme on peut s’en douter et comme cela a déjà été exprimé dans les programmes électoraux, le gouvernement Meloni, au cours de ces six mois, ne s’est pas seulement occupé des migrant·e·s.
Laissons de côté ce que certains commentateurs ont appelé les «lois talk-show» [«lois bavardes»], les lois identitaires, qui ne servent en grande partie qu’à alimenter de faux débats télévisés: le décret anti-rave [décret-loi visant à punir de jusqu’à six ans de prison l’organisation d’une rave party], le relèvement de la limite d’utilisation de l’argent liquide de 1000 à 5000 euros, le durcissement des peines pour les «passeurs» de migrant·e·s, l’institution du nouveau délit de «mort pendant la traversée» [soit un crime passible de trente années de prison pour des passeurs dont les opérations ont entraîné la mort ou des blessures de leurs victimes], le projet de loi visant à interdire la production et la commercialisation de la «viande synthétique», etc. Cette cascade de décrets relève d’une politique liberticide.
Le gouvernement a également adopté une loi de délégation inquiétante sur la fiscalité. Inquiétante parce que ce type de loi délègue le pouvoir législatif à l’exécutif. Il s’agit d’instruments réglementaires très souples qui décrivent de manière très générale et indicative la matière sur laquelle intervenir mais qui chargent ensuite le gouvernement de préparer dans un certain délai (en l’occurrence deux ans) les «décrets d’application» qui définissent, donc sans même un débat public au parlement, des règles concrètes. Il est également troublant de constater que la Lega en particulier, mais aussi tous les autres partis de la coalition de droite, avaient dans leur programme électoral la proposition d’adopter une flat tax, c’est-à-dire avec un taux unique (15-20%) pour toutes les tranches de revenus, ce qui contrevient de manière flagrante à tous les critères traditionnels de justice sociale et à la disposition constitutionnelle qui stipule (article 53) que «le système fiscal doit être déterminé par des critères de progressivité».
Malgré son imprécision, la loi de délégation au gouvernement adopte explicitement des objectifs similaires à ceux que toute la politique néolibérale des dernières décennies a toujours poursuivis: «réduire la pression fiscale, encourager l’investissement et créer de nouveaux emplois». Cela au moyen de la réduction des taux d’imposition, la suppression progressive de l’IRAP, (Impôt Régional sur les Activités Productives-Imposta Regionale sulle Attività Produttive), l’impôt le plus critiqué par le monde des affaires, mais qui contribue de manière substantielle au financement du système de santé. La loi de délégation formalise également l’intention d’arriver à la «flat tax pour tous», une flat tax qui a déjà été introduite pour les travailleurs indépendants, qui ne paient que 15% s’ils ont un revenu annuel inférieur à 85 000 euros.
Ainsi, le démantèlement du système fiscal progressif se poursuit, ce qui, au fil des décennies (et souvent aussi par des gouvernements de «centre-gauche»), a réduit le nombre et la cohérence des taux d’imposition qui, dans les années 1970, étaient au nombre de 32 et s’échelonnaient de 10% à 72% et qui, aujourd’hui, ne sont plus que 4 et s’échelonnent de 23% à 43%.
L’Italie, avec ses 27% d’impôts impayés, occupe la première place parmi les principaux pays industrialisés en termes d’évasion fiscale et la loi de délégation n’indique aucune mesure pour contrer ce phénomène. Au contraire, elle prévoit un assouplissement des sanctions administratives et pénales pour les «fraudeurs par nécessité», c’est-à-dire pour ceux qui se soustraient à l’impôt et qui prétendent justifier ce délit en invoquant une «difficulté de paiement». Elle poursuit dans la tonalité du conte de fées illusoire selon lequel, en réduisant la charge fiscale, même les fraudeurs seraient incités à payer.
Enfin, il n’est pas précisé comment la réduction substantielle des recettes fiscales qu’entraîneraient toutes ces mesures serait compensée, a fortiori dans un pays dont la dette publique (2762 milliards d’euros, soit environ 145% du PIB) ne permet pas d’envisager de nouveaux déficits significatifs.
Le décret du 1er mai
Mais les mesures politico-économiques les plus récentes sont celles contenues dans le «décret travail», symboliquement adopté par le gouvernement lors de sa session du 1er mai 2023. En choisissant cette date, le gouvernement a tenté d’occulter la signification symbolique et syndicale de l’anniversaire du 1er mai dans les médias et sur le plan politique.
Il a également été aidé en cela par les principaux syndicats qui, depuis 1990, ont choisi de ne plus organiser à Rome, dans la capitale, ce qui, historiquement, depuis la chute du fascisme, était une grande manifestation populaire. Ils l’ont remplacé par un grand concert de rock qui, au cours de ces 33 années, a certainement dilué et effacé de plus en plus tout contenu de classe.
Ce décret sur le travail cherche à introduire de nouveaux éléments de flexibilité dans un marché de l’emploi qui, depuis des décennies, connaît une augmentation inexorable de la précarité, de l’arbitraire des employeurs et de l’exploitation. Il déréglemente davantage l’utilisation des contrats à durée déterminée, qui avaient déjà été largement libéralisés au cours des 20 dernières années par les gouvernements Berlusconi [entre autres de 2008 à 2011], Monti [novembre 2011-avril 2013] et Renzi [février 2014-décembre 2016]. Le «décret dignité» de 2018 [gouvernement Conte I, de juin 2018 à septembre 2019], qui avait mis un frein très partiel à cette libéralisation, est annulé. Et l’utilisation des bons (voucher), la forme la plus inacceptable de travail précaire, est étendue de manière disproportionnée, en particulier aux secteurs de l’agriculture et du tourisme déjà marqués par un travail endémique non déclaré et sous-payé.
Le décret réduit également de manière significative les cotisations de sécurité sociale des travailleurs et travailleuses, apportant ainsi un léger avantage aux salaires nets des employé·e·s (jusqu’à un revenu de 35 000 euros par an). Mais cet avantage vise explicitement, comme l’a franchement déclaré le ministre de l’Economie Giancarlo Giorgetti, à «encourager la modération salariale» et à éviter, compte tenu de l’extraordinaire reprise de l’inflation (8,1% en 2022, à laquelle s’ajoutera l’inflation de l’année en cours, qui tend à se situer autour de 7%), «la création d’une nouvelle spirale prix-salaires», selon son point de vue. Ainsi, l’objectif du gouvernement – qui compense par ce décret, même si ce n’est que très partiellement, la perte de pouvoir d’achat liée à la baisse des salaires – est d’éviter que le poids de l’inflation n’exerce une pression sur les entreprises pour qu’elles doivent concéder des augmentations les salaires.
Ainsi, la faible augmentation nominale des salaires sera répercutée sur l’impôt général qui est, à plus de 90%, alimenté par les impôts payés par les salarié·e·s et les retraité·e·s. Il s’agit donc d’une petite augmentation de salaire autofinancée par les travailleurs eux-mêmes. Cependant, cela risque de mettre les directions syndicales dans une position difficile, car l’objectif de réduction de la charge fiscale et des cotisations a toujours fait partie des revendications des centrales syndicales.
La suppression du revenu de citoyenneté
Mais le point le plus significatif socialement du «décret travail» est celui dans lequel est annulé et réécrit le revenu de citoyenneté (Rdc), institué en 2018 à l’initiative du Mouvement 5 étoiles (M5S-Movimento 5 Stelle), qui avait assuré une aide, avec une allocation de 580 euros en moyenne par mois, aux familles dont le revenu annuel total ne dépassait pas 9360 euros. Le nombre de bénéficiaires, compte tenu de la croissance de la pauvreté absolue dans le pays, surtout après la pandémie, avoisinait 1,7 million de ménages (correspondant à environ 4 millions de personnes).
Le décret établit une division de la population entre «personnes non employables» (membres de ménages pauvres avec des mineurs, handicapés ou âgés de plus de 60 ans) et «personnes employables» (tous les autres). Pour les premiers, l’allocation est confirmée, bien qu’elle prenne le nom plus caritatif d’«allocation d’insertion». Tous les autres (environ 800 000 familles) perdront toute allocation s’ils refusent ne serait-ce qu’une seule offre d’emploi émanant de n’importe quel endroit du pays, quelle que soit la distance qui les sépare de leur résidence.
C’est la réponse du gouvernement à la campagne démagogique menée par la droite elle-même qui, depuis 2018, tend à décrire les bénéficiaires du RdC comme des «fainéants», des «petits malins qui vivent aux dépens de ceux qui travaillent». Une campagne qui s’est également entremêlée avec celle menée par de nombreuses associations patronales qui ont dénoncé la difficulté de trouver des travailleuses et des travailleurs pour être employés dans des métiers particulièrement pénibles et très mal rémunérés.
Les objectifs démagogiques de ce décret sont très clairs: il frappe «les derniers» (les pauvres), trompant «les avant-derniers» (les travailleurs à faible revenu moyen) avec une augmentation nominale de salaires de quelques dizaines d’euros, totalement autofinancée par les classes laborieuses elles-mêmes et par l’annulation des allocations aux pauvres.
Le nœud du PNRR
Sur un plan économique plus général, le pays ne s’est pas encore totalement remis du choc de la pandémie: il y a eu le «rebond» du PIB de 2021 (+6%) après la récession de 2020 (-9%). Aujourd’hui, la croissance du produit intérieur brut oscille autour de 1%.
Mais les problèmes de l’économie sont loin d’être résolus: en particulier les déséquilibres entre le Nord et le Sud, l’état critique des infrastructures, la faible productivité du travail, surtout dans les services.
Tout cela, combiné aux incertitudes dues à la situation internationale et à l’évolution des taux d’intérêt, rend très difficile pour le gouvernement la réalisation de tous ces projets d’investissement et d’efficacité qui auraient dû être financés par les 190 milliards d’euros que l’UE Next Generation a alloués à l’Italie: 122 milliards sous forme de prêts et 68 milliards sous forme de subventions non remboursables à utiliser pour les objectifs du «Plan national de relance et de résilience-Piano Nazionale di Ripresa e Resilienza del Recovery Plan post-pandemico europeo-PNRR»). Parmi les obstacles, il faut mentionner la hausse des prix, notamment sur le marché des matériaux de construction, les difficultés de planification de la part des municipalités et des régions, les retards organisationnels importants et la résistance de certains lobbies corporatistes remettant en cause l’adoption des réformes libéralisantes exigées par l’UE. Tout cela risque de faire sauter une partie importante de ces financements.
A tel point que certains représentants de la majorité gouvernementale, notamment les membres de la Lega mais pas seulement (bien qu’immédiatement démentis par la présidente du Conseil), ont émis l’hypothèse d’un renoncement à une partie importante des financements de l’UE. Le président de la Confindustria (Confédération de l’industrie italienne, organisation patronale puissante) a proposé de faire main basse sur tout cet argent, en affectant une partie importante des ressources non utilisées à des «incitations à l’investissement pour les entreprises».
Le projet européen de Giorgia Meloni
Le sort et la capacité à utiliser ces presque 200 milliards auront une grande influence sur le projet de Giorgia Meloni de jouer à moyen terme un rôle significatif dans le leadership européen. La récente visite de Giorgia Meloni au Premier ministre conservateur britannique Rishi Sunak, qui tente de freiner les manifestations syndicales dans le pays et de surmonter les conséquences du Brexit, fait probablement aussi partie de ce jeu.
La crise des différents partis nationaux du «socialisme européen» mais aussi les déboires de diverses organisations nationales du PPE (Parti populaire européen – le plus important groupe du Parlement européen), de plus en plus minées par la droite la plus extrême – laissent entrevoir une possible refonte de la gouvernance de l’Union européenne, qui a toujours reposé sur l’alliance entre le PPE et depuis 2009 l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S&D). C’est sur cette hypothèse que travaillent les différents courants de la droite, même s’ils sont gênés par une concurrence évidente entre eux.
L’affrontement à distance entre «notre» Giorgia et la Française Marine Le Pen – qui divisées par des appartenances différentes (Meloni dans le groupe «Conservateurs et Réformistes», Le Pen dans le groupe «Identité et Démocratie» [fondé en juin 2019], auquel adhère également la Lega de Salvini) aspirent toutes deux à faire bouger le plateau de la balance dans le changement d’alliances au sein de l’UE – en est un exemple. Il ne faut pas oublier que le poids de ces deux groupes est destinée à changer après les élections européennes de l’année prochaine. En ce qui concerne le groupe conservateur, sauf surprise, il faut s’attendre à ce que Fratelli d’Italia soit représenté au moins avec trois fois plus d’élus que les 9 eurodéputés actuels. De même, en ce qui concerne «Identité et Démocratie», il faut s’attendre à une forte réduction de la taille des 26 sièges actuels de la Lega. En France, la crise du macronisme annonce également un changement significatif dans la répartition actuelle des 79 sièges. Dans quelle mesure la droite lepéniste profitera-t-elle de la crise sociale dans le pays transalpin? Dans quelle mesure la gauche en profitera-t-elle? Voilà deux interrogations qui se profilent.
Il est probable que ces perspectives aient été discutées par Matteo Salvini et Jordan Bardella, le président du Rassemblement national de Marine Le Pen, lors de la visite de ce dernier à Rome [11 et 12 avril], même si le bras droit de la leader souverainiste française s’attendait probablement à un accueil plus chaleureux et plus formel. C’est vraisemblablement la position différente des deux partis dans les deux pays respectifs, la Lega au gouvernement et le RN dans l’opposition, qui a rendu la rencontre discrète, avec la crainte que le poutinisme du représentant de l’extrême droite française ne mette une nouvelle fois en difficulté le leader de la Lega, ministre d’un gouvernement ultra-atlantiste.
Pourtant, le leader de la Lega semble vouloir rivaliser avec Meloni dans les relations avec l’extrême droite. En effet, il avait annoncé vouloir participer à la réunion «mondiale» organisée par le parti d’extrême droite portugais Chega à Lisbonne, mais il semblerait que cette réunion ait été «annulée» par Andre Ventura, le leader de Chega.
Mais, comme on le sait, en politique, les rivalités les plus féroces peuvent s’aiguiser ou s’aplanir face à des projets ambitieux, comme celui de changer l’ordre européen.
L’état de l’opposition de gauche
L’opposition à caractère gouvernemental continue de payer le prix de l’impopularité des recettes poursuivies depuis des années par les gouvernements de centre-gauche et/ou techniques. Les sondages confirment qu’une partie très importante de l’électorat (environ 40%) ne sait pas comment choisir un parti ou est même convaincue de ne pas vouloir voter (l’abstention aux élections de septembre 2022 était de 36%).
Comme on le sait, le Parti démocrate (PD), qui, malgré sa régression, reste le premier parti d’opposition (les sondages d’opinion le situent autour de 20%), s’est choisi une nouvele leader, Elly Schlein, qui s’est portée candidate lors du récent congrès avec un programme défini comme de «gauche radicale», par opposition au candidat «officiel», Stefano Bonaccini, qui a soutenu un projet s’inscrivant essentiellement dans la continuité de la pratique sociale-libérale du PD depuis sa fondation (2007) jusqu’à aujourd’hui.
La nouvelle dirigeante tente de recentrer le parti sur les problèmes du monde du travail et les urgences des classes populaires. Cela la conduit également à une plus grande convergence (mais aussi à une concurrence plus directe) avec l’autre parti d’opposition, le Mouvement 5 étoiles de Giuseppe Conte (crédité par les sondages d’environ 15% des intentions de vote).
Elly Schlein tente également de recréer un certain climat de collaboration entre le PD et la CGIL (Confederazione Generale Italiana del Lavoro), en assistant systématiquement à toutes les initiatives prises par le syndicat dirigé par Maurizio Landini [à la tête de la Confédération depuis janvier 2019, issu de la FIOM-Federazione Impiegati Operai Metallurgici qu’il dirigea de 2010 à 2017].
Les responsabilités du syndicat
Mais ce nouvel élan «ouvrier» et «de gauche» du PD remet en cause la paralysie dont souffre depuis des années le syndicalisme italien, dont la dernière grande bataille, après tout, a été celle de 2002, qu’il a gagnée à l’époque et grâce à laquelle il a réussi à empêcher l’annulation de l’article 18 du statut des travailleurs (qui empêchait les licenciements arbitraires). Depuis lors, le syndicalisme italien a connu plus de vingt ans de batailles perdues dès le début parce que simplement elles n’ont pas été menées, depuis la contre-réforme des retraites, la réforme de l’école, jusqu’à l’abolition, précisément, de l’article 18, en 2015, par le gouvernement dirigé par le «démocrate» Matteo Renzi.
Nombreux sont les dirigeants de la CGIL qui ont soutenu Elly Schlein dans sa bataille pour la direction du PD et qui applaudissent aujourd’hui ses prises de position qui, comparées à celles des précédents dirigeants de ce parti, apparaissent nettement plus radicales. En revanche, ces dirigeants syndicaux ne font rien pour exiger un changement profond, y compris au niveau syndical, par rapport aux positions attentistes de Maurizio Landini.
Le récent 19e congrès de la CGIL (mars 2023) n’a certainement pas été caractérisé par des orientations politiques ou de leadership, ni par un changement de ligne marquant un tournant. Au contraire la ligne passée a été totalement confirmée, malgré la pluie de coups qui s’est abattue et continue de s’abattre sur les classes laborieuses, malgré le fait que l’Italie se distingue dans le monde «développé» par une dynamique salariale négative et, par conséquent, malgré toutes les défaites syndicales objectives.
Non, le congrès de la CGIL a fait parler de lui parce que le secrétaire général a demandé et obtenu que, le dernier jour, Giorgia Meloni parle pendant plus d’une demi-heure depuis la tribune, exposant sans être dérangée (à l’exception de la sortie de la salle d’un petit groupe de délégués dissidents) sa ligne politique sur les questions économiques et sociales.
Ainsi, Maurizio Landini, comme la grande presse, la télévision, l’Union européenne elle-même, a apporté sa contribution non négligeable à la banalisation du premier gouvernement «post-fasciste» du pays.
Par conséquent, étant donné le lien étroit qui, en Italie comme partout, existe entre les dynamiques politiques et sociales, quel que soit le dirigeant du PD, même la «radicale Elly Schlein», si le climat social de résignation et de fragmentation que les syndicats et la CGIL elle-même n’ont pas combattu l’orientation gouvernementale, mais plutôt alimenté, rien ne changera dans le triste paysage italien. (Article reçu le 7 mai 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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