Turquie. La bataille électorale du 14 mai se joue aussi en Allemagne. Reportage

Par Ebru Tasdemir

Lundi 8 mai au soir, à Berlin- arrondissement de Neukölln. A grand renfort de klaxons et de musique turque, 20 voitures et 80 personnes, avec des drapeaux rouges du CHP (Parti républicain du peuple; en turc: Cumhuriyet Halk Partisi), le principal parti d’opposition turc, se mettent en route en direction du consulat général de Turquie. Avant cela, plusieurs femmes dansent encore le halay [danse traditionnelle d’Anatolie] sur le trottoir, drapeaux en main. Des cyclistes s’arrêtent, irrités, et de jeunes hommes hurlent au passage: «Erdogan!» Une participante hausse les épaules et raconte que chaque voix compte. «Pensez un peu à Adenauer!», crie-t-elle encore avant de monter dans la voiture décorée de drapeaux rouges.

Konrad Adenauer a été élu chancelier fédéral en 1949 avec seulement une voix de plus. Le magazine d’information anglais The Economist qualifie les élections du 14 mai 2023 en Turquie d’«élection la plus importante de l’année 2023». En Allemagne également, où vivent plus de 1,5 million d’électeurs et électrices, les discussions vont bon train dans les cafés et dans les rues. Depuis septembre 2022 déjà, l’AKP (Parti de la justice et du développement, en turc Adalet ve Kalkinma Partisi) fait de la publicité pour les élections du 14 mai. «Mais ces événements passent sous le radar public», explique Eren Güvercin, spécialiste de la Turquie et membre fondateur de l’Alhambra Gesellschaft, une association de musulmans européens. De même parce que sont désormais interdites les manifestations rassemblant des milliers de personnes, comme au Tempodrom de Berlin en 2014 ou à l’Arena de Cologne en 2016.

La raison: depuis 2017, les fonctionnaires et les députés en dehors de l’UE (Union Européenne) ne peuvent plus organiser des meetings électoraux trois mois avant les élections. «La campagne électorale de l’AKP, ici en Allemagne, est même plus intense, plus ciblée et plus stratégique que lors des élections précédentes», explique Eren Güvercin. Et pour cause: l’AKP a créé bien plus de possibilités de mobilisation ces dernières années. Ainsi, dans toute l’Allemagne, des députés de l’AKP auraient fait campagne dans plus de 900 communautés de la DITIB [Union turco-islamique pour les affaires religieuses : bras de l’Etat ruce, de la présidence des affaires religieuses], les communautés contrôlées par l’Etat turc, mais aussi dans les communautés de l’IGMG, la communauté islamique Millî Görüs [structure sunnite créée en 1995 en Allemagne, en lien avec l’AKP].

En comparaison, les partis de l’opposition turque auraient moins de possibilités d’action. «Pour le plus grand parti d’opposition, le CHP, la campagne électorale en Allemagne est un fait récent», explique Eren Güvercin. Il manque encore de personnel et de structures. A Berlin du moins, le CHP mène une campagne électorale plus intensive que dans d’autres régions du pays, avec des stands et sa propre flotte de véhicules pour se rendre au consulat afin d’y voter.

Le HDP [Patrti démocratique des peuples–Halklarin Demokratik Partisi] parti de gauche et prokurde, est également bien organisé, mais les ressources de ces deux partis ne peuvent guère être comparées aux possibilités financières et personnelles de l’AKP. «Dans toute l’Allemagne, les réservations sont complètes pour les entreprises de bus», dit Eren Güvercin avec un clin d’œil. Il raconte que de nombreux autocars ont été affrétés spécialement pour les électeurs et électrices de l’AKP afin de les conduire aux urnes.

Les jeunes se politisent

Les Allemands «Turcs de l’étranger» (Auslandstürken) comme on les appelle en Turquie, ont pu voter depuis fin avril jusqu’au mardi précédant le scrutin [le 9 mai]. Depuis mardi soir, les votes allemands sont acheminés par avion en Turquie, où ils seront dépouillés le soir du scrutin, dimanche. Outre les presque 64 millions d’électeurs et électrices en Turquie, il y a environ 3,4 millions de citoyens et de citoyennes turcs à l’étranger qui peuvent voter depuis une modification des règles électorales en 2012.

Les élections de 2023 pourraient être des élections particulières: la large opposition espère une défaite du parti AKP, longtemps au pouvoir, et du président Recep Tayyip Erdogan [voir sur la situation politico-électorale antérieure aux élections l’entretien publié sur ce site le 29 avril 2023]. Ce n’est pas seulement la situation économique désastreuse et le tremblement de terre dévastateur de février qui ont épuisé les gens. C’est aussi le style de direction provocateur du président, auquel le candidat de l’opposition le plus en. vue, Kemal Kilicdaroglu, du CHP social-démocrate, oppose un style politique respectueux.

Ayfer Inci Peköz a cofondé la représentation berlinoise du CHP en 2013 et y a été active pendant de longues années. Ayfer Inci Peköz se trouve actuellement en Turquie pour soutenir la campagne électorale du CHP. Elle revient tout juste du meeting électoral du CHP à Istanbul, qui a réuni plus de deux millions de participant·e·s. L’atmosphère est «tendue». Le week-end dernier, lors d’un meeting à Erzurum, un bastion de l’AKP dans le nord-est du pays, Ekrem Imamoglu [maire d’Istambul depuis 2019, condamné à deux ans, sept mois et quinze jours de prison, mais l’appel a un effet suspensif], un politicien populaire du CHP, a été la cible de jets de pierres de la part de la foule, faisant 17 blessés. «Les femmes et la génération Z détermineront l’issue des élections», espère Ayfer Inci Peköz. La participation aux élections dans les villes détruites par le tremblement de terre est également un thème de débat important en Turquie. Ayfer Inci Peköz participe à l’organisation du «ticket démocratie», financé par des dons: Il est réservé aux victimes du tremblement de terre ainsi qu’aux étudiant·e·s qui n’ont pas les moyens de se payer un ticket de bus pour se rendre dans leurs villes natales – en partie vidées de leurs habitants après le séisme – afin de voter.

En Allemagne, le taux de participation est déjà plus élevé qu’en 2018. Les personnes âgées ne sont pas les seules à s’intéresser aux élections – l’intérêt des jeunes adultes turco-allemands est également «vif», explique Nalan Sipar. Cette journaliste, spécialiste de la Turquie réalise des sondages de rue auprès des Turcs d’origine à Berlin-Kreuzberg [un grand quartier, avec une forte population turque], mais elle constate que «la connaissance de la politique turque leur vient pour l’essentiel des parents». Beaucoup de jeunes Turcs-allemands se rendent compte que leurs connaissances ne sont donc pas impartiales. Mais où doivent-ils s’informer? La propagande étatique via les chaînes de TV proches du gouvernement agit également sur les jeunes générations, même si elles ne parlent pas bien le turc. C’est ainsi que dans l’une des entretiens menés dans la rue par Nahal Sipar, un jeune homme décrit avec admiration le président Erdogan comme un «playboy», pour faire dans la deuxième phrase l’éloge des Verts et de leur travail pour la protection du climat (voitures électriques!). Trop complexe? Non, répond Nahal Sipar. Elle justifie cet amalgame de positions différentes par le fait que les Turcs-allemands des différents bords sont «dans une autre disposition». Elle entend souvent la phrase: «C’est mon opinion, et chacun peut avoir sa propre opinion». Une phrase qui n’est pas souvent prononcée en Turquie, dit la journaliste. C’est aussi pour cela que l’ambiance ici n’est pas aussi tendue qu’en Turquie.

Deux rues plus loin, «Etes-vous le Parti des travailleurs de Turquie?» résonne dans une arrière-cour du quartier de Kreuzberg, à Berlin. Un voisin, gérant d’un kiosque au coin de la rue, veut juste leur serrer brièvement la main et les féliciter pour leur bon travail. Baransel Agca et Tunahan Köroglu du Türkiye Isçi Partisi (TIP) sont visiblement heureux et offrent du thé. Les deux hommes s’occupent du centre électoral de ce parti de gauche dans une dépendance de deux étages dans l’arrière-cour, dont l’intérieur est recouvert d’affiches du parti. Le parti a reçu les locaux en don il y a un mois seulement, même si la préparation des élections dure depuis sept mois. Tous deux ont quitté la Turquie pour Berlin il n’y a pas si longtemps.

Retour en Turquie?

Baransel Agca, 33 ans, est journaliste et a dû quitter le pays en raison de ses reportages. t Tunahan Köroglu a 19 ans et est arrivé à Berlin avec son père il y a quatre ans. Cuisinier de formation, il veut faire du cinéma et prend pour cela des cours de mise en scène. Beaucoup d’immigrés turcs bien formés qui ont quitté le pays ces dernières années se tournent plutôt, même à l’étranger, vers des partis comme le Parti des travailleurs (TIP) [rupture  en 2014 du Parti communiste de Turquie – TKP – il adopta fondé en 2017 le nom de TIP, après avoir porté durant trois ans le nom de Parti communiste populaire de Turquie]. Le TIP ne compte que quatre députés au Parlement turc, mais qui est très en verve et qui bénéficie d’une vague de sympathie, surtout avant ces élections. Baransel Agca et Tunahan Köroglu affirment que le TIP est surpris de cette attention.

Ce sont surtout les partis comme le TIP ou le HDP, qui s’adressent aux jeunes électeurs et électrices, qui peuvent utiliser les médias sociaux à leur avantage. Les voies régulières de la publicité électorale, comme les apparitions ou les spots électoraux à la télévision, leur sont de toute façon inaccessibles. Le TIP, disent les camarades du parti, comblerait un vide dans la politique de gauche, car beaucoup ne se sentent plus représentés par les sociaux-démocrates du CHP. Bien que favorable à alliance avec le HDP pro-kurde, qui se présente sur la liste ayant pour nom Parti de la gauche verte (YSP-Yesil Sol Parti) en raison d’une menace d’interdiction électorale du HDP, cette fois-ci, ils soutiennent malgré tout le candidat de l’opposition Kilicdaroglu, possible futur président.

Le Parti de la gauche verte (YSP) bénéficie également d’un soutien en Allemagne pour cette élection. Ilknur Bilir, la trentaine, est doctorante à l’université de Halle et travaille actuellement à Berlin comme assistante électorale pour l’YSP. «On m’a déjà inculqué cette idée dans ma famille», raconte-t-elle en riant. En tant qu’enseignant en Turquie, son père aurait défendu ses droits démocratiques et aurait toujours agi en tant qu’militant électoral par le passé. Ilknur Bilir est membre du parti prokurde HDP et, presque tous les jours, après avoir travaillé sur un projet de recherche, elle se rendait au consulat de Berlin ou au bureau de vote de Berlin-Kreuzberg, où le HDP – tout comme le TIP – tient depuis peu un bureau de vote. «C’est surtout parmi les plus jeunes qu’il y a une forte mobilisation», explique Ilknur Bilir. Car avec une éventuelle prise de pouvoir de l’opposition, ce sont surtout les personnes qui sont parties à l’étranger ces dernières années qui envisageraient à nouveau de revenir en Turquie.

C’est également l’avis de deux membres du TIP, Baransel Agca et Tunahan Köroglu. Et si Erdogan obtient suffisamment de voix, c’est-à-dire plus de 50 pour cent au premier tour des élections? «Alors», répond Baransel Agca du TIP, «nous continuerons à faire ce que nous avons fait jusqu’à présent». Selon lui, on ne peut pas faire de politique avec seulement de l’espoir, mais avec de l’entêtement. «Même si l’opposition devait gagner, nous la critiquerons de la même manière que nous avons critiqué l’AKP jusqu’à présent.» (Article publié sur l’hebdomadaire Freitag le 10 mai 2023, traduction par la rédaction Alencontre)

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