Par Léa Masseguin
Le drapeau ukrainien ne flotte plus sur le bâtiment de la mairie de Kherson. Lundi 25 avril, les troupes russes ont retiré l’étendard bleu et jaune, accroché sur l’édifice municipal depuis la dislocation de l’Union soviétique et l’indépendance du pays, en 1991. Dès le lendemain, elles ont limogé les dirigeants ukrainiens de la ville et nommé leurs propres chefs de la ville et de la région.
Début mars, les troupes russes se sont emparées de Kherson – seule ville d’importance, environ 290 000 habitants avant la guerre, dont elles ont pris complètement le pouvoir depuis le début de l’invasion – après des jours de combats intenses, qui ont fait jusqu’à 300 morts parmi les civils et les combattants ukrainiens. Près de deux mois plus tard, les forces occupantes multiplient les actions visant à obtenir la «russification» de l’ensemble de la région, dont elles viennent d’annoncer la prise de contrôle. Jeudi 28 avril, la nouvelle administration a ainsi déclaré vouloir introduire le rouble comme monnaie officielle à la place de la hryvnia ukrainienne. A partir de dimanche 1er mai, les deux monnaies pourront circuler en parallèle pendant une période de quatre mois. «Après, on passera complètement à des règlements en roubles», a précisé un responsable local russe. Une déclaration immédiatement condamnée par Kyiv, qui dénonce un «acte d’annexion et une violation grave par la Russie» de la Charte des Nations unies.
«Les Russes sont partout»
Dans les rues autrefois animées du port stratégique, «les Russes sont partout», constate amèrement Oleksandr [1], un habitant joint par Libération. «Au début, c’était effrayant de les voir dans la ville, ainsi que leur matériel militaire. Mais les gens s’y habituent peu à peu. La journée, tout est calme. On vaque à nos occupations. A partir de 18 heures, tout le monde se cache dans les maisons. On ferme nos fenêtres, on éteint les lumières. Parfois, on entend des explosions dans la ville ou aux alentours.» Vers 23 heures, mercredi 27 avril, l’une d’entre elles a brisé les vitres de plusieurs immeubles du centre-ville, selon Kyiv. Dans le sud de l’Ukraine, dont le contrôle est l’un des objectifs affichés par Moscou, les combats sont quotidiens, notamment dans la région entre Kherson et Mykolaïv.
Meriç, un marin turc de 27 ans, dont le bateau est bloqué dans le port de Kherson depuis le 22 février, décrit lui aussi les bruits sourds des bombardements nocturnes. «A part ça, la vie est à peu près normale. Au supermarché, on peut acheter des produits alimentaires et d’hygiène. D’après ce que je vois, les soldats russes ne font pas de mal aux habitants.» Des témoignages de victimes d’exactions dans la région occupée, notamment de viols, émergent toutefois dans les médias et les rapports d’ONG.
Selon l’état-major des forces armées ukrainiennes, les occupants continuent de détenir illégalement des résidents locaux et de piller les paysans. «Ils sont toujours à la recherche d’activistes, d’anciens policiers et de membres du service de sécurité, déplore Christina [1], qui assure que des personnes continuent d’être «tuées ou violées» dans la région. Plusieurs habitants affirment que de nombreux produits sont désormais importés de Russie, en particulier les cigarettes, les œufs, ou encore les aliments pour bébés. «Au début de l’occupation, il n’y avait plus de viande, de pain, de légumes ou de fruits. Maintenant, il n’y a plus de pénuries mais les prix ont été multipliés par deux ou trois pour absolument tout!» renchérit Oleksandr. Les autorités ukrainiennes estiment que la région de Kherson pourrait faire face à une «catastrophe humanitaire». Car les troupes de Vladimir Poutine ont bloqué toute aide humanitaire à l’exception de celle venue de Russie, qu’elles livrent aux habitants devant les caméras des médias d’Etat. Les chaînes de télévision russes ont remplacé les programmes ukrainiens, tandis que la connexion internet est parfois coupée.
«Evidemment, je ne veux pas de référendum!»
La situation est d’autant plus préoccupante que la Russie est accusée de chercher à mettre en scène un faux «référendum» d’indépendance dans la région, visant à créer une soi-disant «république populaire de Kherson». Une information confirmée par les services de renseignements britanniques, le 24 avril, selon lesquels la Russie cherche à «justifier son occupation» dans une ville qui lui permettrait d’établir un pont terrestre vers la Crimée et de dominer le sud de l’Ukraine. En 2014, les régions de Donetsk et de Loughansk avaient proclamé leur indépendance à l’issue de référendums non reconnus par la communauté internationale. La même année, le vote scellant l’annexion de la péninsule de Crimée à la Russie avait, lui aussi, été jugé illégal.
Le 22 avril, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a ainsi exhorté les habitants des zones sous occupation à ne pas fournir aucune donnée personnelle aux forces russes : «Ce n’est pas juste pour mener un recensement. […] Ce n’est pas pour vous donner de l’aide humanitaire d’aucune sorte, a-t-il averti. Il n’y aura pas de “république populaire de Kherson”. Si quelqu’un veut une nouvelle annexion, des sanctions plus puissantes frapperont la Russie.» Le ministère russe de la Défense affirme pour sa part avoir ramené «une vie paisible» dans une région où la population locale est pourtant beaucoup moins favorable à Moscou qu’en Crimée et dans le Donbass. Sur Telegram, l’armée ukrainienne a indiqué vendredi que les occupants tentent de persuader les anciens combattants et les enfants de la région de Kherson de se joindre à la célébration du 9 mai, qui commémore en Russie la victoire soviétique contre l’Allemagne nazie en 1945, pour diffuser leur propagande.
La crainte d’un vote imminent a conduit à la fuite d’habitants vers les territoires toujours sous contrôle ukrainien, malgré l’absence de couloirs humanitaires sûrs. Les plus courageux ont choisi la résistance. Des vidéos montraient mercredi des manifestants en train de protester sur la place principale de Kherson contre l’occupation russe et le référendum. Quatre personnes ont été blessées lors de la dispersion du rassemblement par les grenades assourdissantes et lacrymogènes utilisées par les militaires russes, selon le centre médical d’urgence de la ville. Christina faisait partie des protestataires: «Evidemment, je ne veux pas de référendum! Et personne à Kherson ne veut un référendum et des roubles. La ville de Kherson a toujours été, est et sera ukrainienne. Personne ne veut aller en Russie.» (Article publié sur le site de Libération, le 29 avril 2022, à 20h33)
[1] Les prénoms ont été modifiés pour des raisons de sécurité.
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