Par Patrick Cockburn
«Adoptez un point de vue charitable», conseillait Sir Wilmot Lewis, le correspondant chevronné du Times à Washington au siècle dernier [de 1920 à 1950], «en gardant à l’esprit que chaque gouvernement fera autant de mal qu’il peut et autant de bien qu’il le faut.»
Ses paroles cyniques sont particulièrement pertinentes en temps de guerre, car c’est alors que les gouvernements ont une occasion inégalée de faire du mal. Ils peuvent se draper dans le drapeau national et dénoncer leurs détracteurs comme des conciliateurs antipatriotiques. Plus dangereux encore, ils peuvent prétendre faire preuve de discernement et d’une administration compétente en dépit d’un bilan lamentable de maladresses et de malhonnêteté dans la gestion de crises intérieures bien moins complexes que les exigences de la guerre.
Un exemple effrayant de cette grandiloquence born-again [de converti] est apparu cette semaine lorsque la ministre des Affaires étrangères britannique, Liz Truss, a prononcé un discours à la Mansion House de Londres [résidence du lord-maire de la Cité de Londres], exprimant son enthousiasme pour les objectifs de guerre maximaux. «Nous irons toujours plus loin et plus vite pour pousser la Russie hors de toute l’Ukraine», a-t-elle déclaré, ce qui signifierait soutenir une contre-offensive ukrainienne pour reprendre la Crimée et les républiques séparatistes soutenues par la Russie dans le Donbass [1]. Ce sont là des objectifs que tout dirigeant russe, que Vladimir Poutine reste ou non au Kremlin, est enclin à refuser.
Une mauvaise lecture de la politique étrangère britannique
«La Grande-Bretagne a toujours tenu tête aux brutes», a déclaré Liz Truss. «Nous avons toujours été disposé à prendre des risques.» Il s’agit d’une lecture erronée assez grave de la politique étrangère britannique, qui a historiquement eu tendance à être prudente et à éviter les sauts périlleux dans la pénombre. Dans l’ensemble, la réduction par Liz Truss de la politique étrangère à une série de slogans triomphalistes pourrait être mise en musique et prendre place dans une version actualisée de «Oh ! What a Lovely War» [«Ah Dieu! que la guerre est jolie!» référence au film de 1969 renvoyant au début de la Première Guerre mondiale].
Mais si les actions du gouvernement britannique dans un conflit militaire – dans lequel il s’engage de plus en plus chaque jour – sont aussi ineptes que ses performances en temps de paix, alors nous sommes confrontés à un avenir sombre et incertain. La preuve n’est pas difficile à trouver puisque le jour même où Liz Truss se laissait aller à une euphorie guerrière débridée, la Haute Cour de Londres rendait un jugement affirmant que la politique du gouvernement, en 2020, à l’égard des établissements de soins pour personnes âgées en Angleterre – qui aurait tué 20 000 pensionnaires – était «irrationnelle» et «illégale». Les juges ont conclu que le secrétaire à la Santé de l’époque, Matt Hancock, avait «omis de prendre en compte le risque pour les résidents âgés et vulnérables d’une transmission non symptomatique du virus».
Il s’agit probablement d’un meilleur exemple de la récente prise de risque britannique que tout ce que Liz Truss pouvait avoir à l’esprit en louant cette approche comme une tradition nationale. Ces trois dernières années, le gouvernement de Boris Johnson a fait preuve d’un enthousiasme aveugle suivi d’un échec concret.
Bien que les échecs de ce gouvernement aient été patents, j’ai trouvé un certain réconfort dans l’espoir que sa capacité à faire du mal serait atténuée par sa propre maîtrise incompétente des leviers du pouvoir. «Il y a beaucoup de ruines dans une nation», a déclaré Adam Smith en 1777 [2], minimisant ainsi la capacité d’un gouvernement médiocre aux mauvaises politiques à provoquer la ruine nationale.
Croire en sa propre propagande
Mais une exception à la règle du grand économiste se produit en temps de guerre. Les dirigeants politiques qui ont vu leurs projets échouer ou s’avérer inefficaces dans leur pays prennent soudainement des décisions de vie ou de mort pour des milliers de personnes. Ils ont tendance à se délecter de cette nouvelle autorité, même s’ils sont incapables de l’exercer avec compétence.
Je soupçonne que les hommes politiques qui ont du succès, plus que la plupart des individus, ont un Napoléon intérieur qui s’efforce toujours de se libérer et d’envoyer des armées au combat. Ce faisant, leur confiance en eux diffère nettement de celle de l’empereur français, qui mettait en garde contre les idées préconçues sur ce qui était en train de se passer ou allait se passer sur le champ de bataille, car ces idées se révélaient généralement fausses.
Vladimir Poutine est un bon exemple de dirigeant dont la croyance en sa propre propagande l’a induit à lancer une invasion de l’Ukraine qui ne pourrait réussir que dans le cas improbable où il n’y aurait pas de résistance ukrainienne. Mû par l’arrogance et la mésinformation, Poutine ne s’est jamais adapté à cette réalité si différente de ses attentes. En lieu et place, il a essayé de mener une guerre conventionnelle en Europe avec des forces russes inadéquates, toujours à leur niveau de mobilisation du temps de paix parce qu’elles sont censées être engagées uniquement dans son «opération militaire spéciale».
Pourtant, le faux optimisme de Poutine quant à ses chances de victoire militaire ne peut être attribué uniquement à son isolement au Kremlin ou aux traditions sanguinaires de l’histoire russe. C’est une caractéristique commune à la plupart des conflits militaires dont j’ai rendu compte – de l’invasion israélienne du Liban en 1982 à l’intervention de l’OTAN en Libye en 2011.
Une autre inconnue
La plupart de ces guerres se sont terminées de manière plus ou moins désastreuse pour ceux qui les ont déclenchées, car ils n’ont pas compris que les conflits militaires comportent tellement de parties mouvantes, visibles et invisibles, qu’il est impossible de prévoir leur durée et leur issue.
Le président George W. Bush a été cloué au pilori pour s’être affiché sous une bannière indiquant «Mission accomplie» après l’invasion de l’Irak en 2003, mais ce sentiment de réussite prématurée est commun à la plupart des guerres. Il en sera probablement de même en Ukraine, car de nombreux pays aux intérêts divergents sont désormais impliqués.
Mais il y a une autre inconnue qui rend la guerre en Ukraine encore plus dangereuse. Les décideurs dans les guerres ont vraiment de l’importance, mais la qualité du leadership au Kremlin, à la Maison Blanche et à Downing Street est à un niveau historiquement bas, dans les trois cas.
Un expert de l’histoire russe me dit que la qualité des dirigeants du Kremlin n’a jamais été aussi faible depuis le milieu du XIXe siècle. Le gouvernement britannique a été ballotté de scandale en scandale et d’échec en échec dans son pays et il est peu probable qu’il fasse mieux à l’étranger. Le président Joe Biden semble croire que c’est l’occasion de remporter une victoire éclatante sur la Russie, mais ses buts de guerre restent flous.
De simples tentatives d’intimidation?
Le gonflement de la confiance en soi des puissances de l’OTAN les a amenées à rejeter cavalièrement comme farfelu le risque que la Russie utilise des armes nucléaires tactiques ou stratégiques. Les essais de missiles russes qui ont fait l’objet d’une grande publicité sont réduits à de simples gesticulations menaçantes, bien que la dernière fois que Poutine a tenu des propos belliqueux – en menaçant d’envahir l’Ukraine – c’est exactement ce qu’il a fait, aussi stupide et irrationnelle qu’ait été cette invasion.
La faible qualité des principaux dirigeants en dehors de l’Ukraine est significative car la guerre pourrait bientôt entrer dans une troisième phase plus violente. Parce que Poutine a prétendu – et probablement cru au départ – qu’il ne mènerait pas une véritable guerre, il n’a jamais procédé à une mobilisation générale. Le manque d’infanterie a été la faiblesse constante de l’effort de guerre russe pendant la première phase du conflit.
Il en va de même pour la deuxième phase de la guerre, qui se déroule dans le Donbass. Mais si celle-ci échoue également et que l’Ukraine lance une contre-offensive, Poutine pourrait n’avoir d’autre choix que de déclarer une mobilisation générale plutôt que d’affronter une défaite qui signerait probablement la fin de son régime. (Article publié sur le site iNews, le 29 avril 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Divers analystes considèrent que le gouvernement britannique joue un rôle «d’éclaireur» dans la consolidation du bloc transatlantique, ce qui lui donne un relief particulier en la matière face à l’Union européenne. Patrick Wintour, éditorialiste diplomatique du Guardian, souligne le 28 avril: «Dans son discours, Liz Truss a clairement indiqué que la Russie serait tenue de quitter l’ensemble de l’Ukraine, et donc de ne plus conserver un pied dans le Donbass à l’est et en Crimée, qu’elle a annexée en 2014. Dans cette optique, elle a obtenu le soutien du secrétaire à la Défense britannique, Ben Wallace, jeudi 28 avril. Elle partage également l’avis du secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin, selon lequel la Russie doit terminer la guerre si affaiblie militairement qu’elle ne pourra pas réitérer ses menaces non seulement envers l’Ukraine, mais aussi envers la Moldavie et les Etats baltes.» De possibles dérapages aux conséquences «cataclysmiques» sont mentionnés par exemple dans l’article d’Edward Luce du Financial Times du 28 avril. (Réd. A l’Encontre)
[2] Suite à la reddition du général John Burgoyne à Saratoga face aux Américains lors de la guerre d’indépendance des Etats-Unis, Sir John Sinclair, qui devint une personnalité de premier rang dans le pays, dit avec la plus grande inquiétude à Adam Smith que «la nation était ruinée». Smith répondit avec calme: «Il y a beaucoup de ruines dans une nation.» (Réd. A l’Encontre)
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