Par Patricio Paris
Le dimanche 21 novembre, les 15 millions d’électeurs et électrices potentiels du Chili doivent renouveler la Chambre des députés et la moitié du Sénat. Mais ils doivent aussi décider qui doit remplacer le président Sebastián Piñera. L’élection présidentielle a une importance particulière non seulement parce que c’est la première élection de ce type depuis la révolte sociale d’octobre 2019, mais aussi parce que le président élu aura un rôle particulier dans l’organisation du référendum en vue de l’approbation ou du rejet du nouveau texte constitutionnel qui sera présenté par la Convention constituante, élue en mai 2021. [Voir les articles précédents publiés en date des 29 octobre, 30 octobre, 3 novembre 2021.]
Voici les candidats officiels à la présidence avec entre parenthèses les intentions de vote tels que données, le 4 novembre, par l’institut de sondage CRITERIA et publiées par le journal en ligne The Clinic: José Antonio Kast, Partido Republicano (25); Sebastián Sichel (Indépendant, mais représentant la coalition Chile Podemos Más, ex-Chile Vamos (8%); Yasna Provoste de la Démocratie chrétienne (DC), candidate du Nouveau Pacte Social, coalition du PDC, du PS, du Parti radical, etc. (10%); Gabriel Boric (Convergencia Social), candidat de la coalition Apruebo Dignidad, créée en janvier 2021 par le Frente Amplio et Chile Digno (25%); Franco Parisi du Parti populaire (7%); Marco Enríquez-Ominami du Parti progressiste-PRO (4%); et Eduardo Artés Brichetti, de l’Union patriotique-UPA (2%).
L’institut CRITERIA relève que 27% des personnes consultées ont indiqué qu’elles ne voteraient pour aucun des candidats, ou alors ne savaient pas ou ont refusé de répondre. L’abstention au Chili est très importante, y compris lors des présidentielles, ce qui est un facteur à prendre en considération dans la qualité prédictive des sondages.
Avant d’examiner le profil des quatre principaux candidats et leur programme, il faut simplement rappeler la disparition de la candidature initialement présentée par la Lista del Pueblo, une formation qui a surgi dans la foulée de la mobilisation du 18 octobre 2019 et a été active dans la mobilisation pour le Plébiscite national d’octobre 2020, portant sur l’élection des représentant·e·s à la Convention constituante. Ce «retrait» d’une candidature de la Lista del Pueblo s’est opéré suite à une crise interne complexe qui, sur le fond, traduit, à sa façon, la difficulté de ce type «mouvement socio-politique» de se constituer en force politique définie.
José Antonio Kast
José Antonio Kast est le fils d’une famille allemande réfugiée au Chili après la Seconde Guerre mondiale. Son père, Michael Kast Schindele, était lieutenant dans la Wehrmacht pendant la guerre. Il s’est échappé du premier étage d’une école alors qu’il était prisonnier de l’armée américaine. Son frère Michael R. Kast Rist [1948-1983], né en Allemagne, rejoignit l’équipe des conseillers économiques du régime militaire surnommés les «Chicago Boys», après un master à l’Université de Chicago. Il fut ministre d’Etat au Travail du 26 décembre 1978 au 22 avril 1982, puis président de la Banque centrale, en 1982, sous la dictature militaire d’Augusto Pinochet [1].
José Antonio Kast a été secrétaire général et député de l’UDI (Unión Demócrata Independiente), organisation héritière du pinochetisme créée par Jaime Guzmán, l’idéologue et l’inspirateur de la constitution de 1980 de la dictature de Pinochet, la constitution qui est au centre des tâches de Convention constituante. En 2017, J.A. Kast s’est présenté à l’élection présidentielle et a obtenu 7,93% des voix, ce qui l’a encouragé à se présenter seul à l’élection présidentielle de 2021. Au second tour des élections présidentielles de 2017, il a soutenu Sebastián Piñera [en 2021, le second tour doit se dérouler le 19 décembre]. Le 10 juin, il crée son propre parti, le Partido Republicano, en vue de l’élection de novembre 2021. José Antonio Kast est un grand admirateur de Bolsonaro. Il fait actuellement campagne dans le plus pur style Trump. Lors du débat télévisé entre les candidats, qui s’est tenu le 11 octobre 2021, il a indiqué que l’INDH (Institut national des droits de l’homme, gouvernemental) devrait être fermé et qu’il devrait quitter le Conseil des droits de l’homme de l’ONU. En tant que président, il romprait les relations diplomatiques avec Cuba et le Venezuela, mais pas avec la Chine, ce qui serait «complexe compte tenu des échanges économiques» entre le Chili et la Chine! Il réduirait le nombre des ministères de 24 à 12 et licencierait 30’000 fonctionnaires.
José Antonio Kast fait partie de ceux qui ont sollicité, pour sa campagne de député en 2013, un financement illégal auprès du groupe financier Penta. L’affaire Penta, le «Pentagate», peut se résumer à une affaire de corruption, de fraude fiscale et de financement illégal de membres de l’UDI. L’ex-gérant de Penta, Hugo Bravo, a dressé une liste de politiciens impliqués dans l’affaire Penta. Y figure José Antonio Kast. Hugo Bravo affirme que lorsque José Antonio Kast était député de l’UDI et d’autres partis, il s’est personnellement rendu à son bureau pour lui demander une aide financière. Dans un entretien de novembre 2017, après avoir rencontré Miguel Krassnoff – condamné pour l’enlèvement et la disparition d’opposants entre 1974 et 1976 – à la prison de Punta Peuco, José Antonio Kast a déclaré qu’il doutait des accusations portées contre Krasnoff. Ce dernier avait occupé des postes de haut rang dans l’agence de renseignement: l’atroce DINA. Dans le même entretien, Kast a déclaré que si Augusto Pinochet était encore en vie, il voterait pour lui. Il ajouta que le gouvernement de Pinochet avait été meilleur que le premier mandat (2010-2014) présidentiel de Sebastián Piñera. José Antonio Kast développe une narration historique qui révise l’histoire de la dictature de Pinochet; en cela il partage le récit révisionniste de Jair Bolsonaro sur la dictature militaire au Brésil. Il met donc en relief, pour capter son électorat, qu’il est le représentant du «parti de l’ordre», ce qui fonctionne, à la fois, comme un rappel au passé pinochétiste et comme une assurance autoritaire «face aux désordres» d’octobre 2019 et face à ceux pouvant déboucher, selon lui, de la Convention constituante.
Avec sa femme, son frère Cristian et leurs 4 enfants, il a constitué un groupe économique appelé le «clan Kast Adriazola». Après s’être retiré, en tant que personne physique, de la société Inmobiliaria e Inversiones Padua Limitada, J.A. Kast a créé Inversiones Bavaro SpA, dont il est le seul associé. Puis, immédiatement après, il a réintégré la société immobilière pré-citée, en tant que représentant d’Inversiones Bavaro SpA. Cette dernière firme est mentionnée dans son patrimoine officiel, lorsqu’il s’est inscrit comme candidat à la présidence. Sa femme et ses 7 enfants sont entrés dans le capital à hauteur de 4%. La société Inmobiliaria déclare un capital de 4,9 milliards de pesos chiliens (5 145 000,00 euros). Selon les informations du Servicio de Impuestos Internos (Service des impôts) portant sur Padua Limitada, l’évaluation fiscale de ses biens immobiliers aboutit à un total de 1081 millions de pesos chiliens. De 2006 à 2013, ses sociétés au Chili étaient contrôlées à 98% par sa société résidant dans le paradis fiscal du Panama. Selon le constat établi par le notaire Roberto Moreno, du Panama, les investissements contrôlés par Kast équivalaient à 12 milliards de dollars. Le constat a été présenté par le candidat de gauche Gabriel Boric lors du deuxième débat télévisé présidentiel du 11 octobre 2021 [2].
José Antonio Kast Rist mène une campagne xénophobe contre les migrant·e·s. Il dénonce les Boliviens – ravivant la thématique nationaliste, de facto raciste, du conflit avec la Bolivie qui renvoie à la Guerre du Pacifique (1879-1884) et à l’accès à la mer pour la Bolivie – en traitant les migrants boliviens de «vendeurs de drogue». Il se prononce pour la fermeture de la frontière avec la Bolivie pour bloquer le «libre passage des dealers et des véhicules transportant de la drogue». Il surfe surtout sur la campagne violente contre les migrant·e·s réfugiés venant de Venezuela. Une campagne attisée par des groupes d’extrême droite mobilisant des secteurs appauvris pour expulser les camps de réfugiés d’Iquique, une ville de la région de Tarapacá au nord du Chili. Un véritable pogrom [3] s’y est déroulé face une police passive qui s’est d’ailleurs retirée pour laisser le champ libre aux bandes manipulées par les groupes d’extrême-droite. Selon ce qu’écrit Cristian González Farfán, de Valparaíso, dans l’hebdomadaire Brecha ce 14 octobre 2021, cette situation «est plutôt due – selon des universitaires et des représentants des groupes d’immigré·e·s – à la politique migratoire adoptée par le gouvernement de Sebastián Piñera, depuis 2018, qui criminalise cette communauté et dont les effets s’accentueront lorsque la nouvelle loi sur l’immigration, approuvée cette année, entrera en vigueur». Cette conjoncture est mise à profit par José Antonio Kast qui utilise cette situation découlant de la politique migratoire de Piñera, pour lancer ses partisans contre les réfugié·e·s, ce qui l’a fait monter dans les sondages et passer devant le candidat du gouvernement, Sebastián Sichel.
Sebastián Sichel
Sebastián Sichel a occupé dans le deuxième gouvernement de Sebastián Piñera le poste de vice-président (en 2018 et 2019) de Corfo – l’Agence du gouvernement pour le développement économique. En 2019-2020 il est ministre du Développement social et de la Famille et président de la Banque d’Etat du Chili entre juin et décembre 2020. Il fut membre de la Concertación de 2000 à 2013, puis de la Nueva Mayoria de 2015 à 2013-2015 et de Chile Vamos depuis 2018. En juillet 2021, il gagne les primaires de Vamos Chile, avec un fort appui des milieux entrepreneuriaux. Sa campagne présidentielle est menée sous le logo Chile Podemos Más. Il était clairement le candidat des forces liées au gouvernement.
Lors du deuxième débat des candidats, le lundi 11 octobre, Sebastián Sichel a été dénoncé par la candidate de la Démocratie-Chrétienne (DC), Yanas Provoste, pour avoir été un lobbyiste pour le DICOM (Directorio de Información Comercial) – qui est un registre, régulièrement actualisé par la société Equifax Chile SA, sur la situation financière des personnes et des firmes endettées – en faveur des autoroutes, des entreprises de pêche et du secteur du gaz. Suite à ce débat, sa chute dans l’opinion publique s’est confirmée, ce qui est en corrélation avec la perte de prestige et de crédibilité de son parrain, Sebastián Piñera, responsable des crimes résultant de la répression après le 18 octobre 2019 et maintenant empêtré dans la fraude fiscale révélée par les Pandora Papers.
Le coordinateur de la campagne de Sebastián Sichel, Cristóbal Acevedo, a démissionné après qu’un rapport soit apparu le 13 octobre sur le bulletin d’informations de Chilevisión news – à partir d’un reportage de CHV Noticias et CNN Chile – qui le mentionne comme signataire d’un document détaillant des contributions d’entreprises de pêche pour un montant allant jusqu’à 30 millions de pesos, soit un peu plus de 36 000 dollars, lors de la campagne électorale de 2009 de Sichel pour un poste de député au nom de la DC. Il apparaît sous le nom de «Sebastián Iglesias». Les sociétés de pêche pour lesquelles Sebastián Sichel a fait du lobbying, sont dénoncées par Yanas Provoste. Cela a continué à faire tomber Sichel dans les sondages, ce qui pourrait profiter à la candidate de la DC, Yasna Provoste, qui serait, dans ce cas de figure, en possible concurrence avec Kast pour se qualifier pour le second tour du 19 décembre. Bien qu’en baisse dans les sondages, Sebastián Sitel s’aligne sur la demande de Chile Podemos Más qui réclame que le gouvernement introduise au Congrès une demande de prorogation de l’état d’urgence dans le sud afin de combattre militairement le mouvement Mapuche qui occupe, de bon droit, des terres.
Gabriel Boric Font
Gabriel Boric Font est le fils d’un père immigré croate et d’une mère d’origine catalane. Il est né en 1986 et a tout juste l’âge requis pour revendiquer la présidence du pays. Il est actuellement député d’un district de la région de Magallanes et de l’Antarctique chilien (région la plus méridionale du Chili), dont il est originaire.
Il est aujourd’hui un militant de Convergencia Social (CS), après avoir rompu avec Izquierda Autonoma. Il a été l’un des principaux leaders de la mobilisation étudiante au Chili depuis le début de l’année 2011, avec Camila Vallejo, Karol Cariola, Giorgio Jackson, Francisco Figueroa et Andrés Fielbaum. Plusieurs se sont présentés aux élections législatives de 2013 et la plupart ont été élus. Depuis lors, ils/elles ont été absorbés par le parlementarisme. Gabriel Boric, avec Giorgio Jackson, a créé le Frente Amplio, comme alternative à la Nueva Mayoria, ex-Concertación.
Les leaders étudiants du mouvement étudiant de 2011 n’ont pas participé activement à la rébellion qui a commencé en octobre 2019. Dans le cas de Gabriel Boric, il était l’un des signataires de «l’accord pour la paix et la nouvelle constitution» du 15 novembre 2019, mentionné dans le premier article publié le 29 octobre. Le parti Revolución Democrática de Giorgio Jackson n’a pas soutenu l’appui donné à cet accord par Gabriel Boric. Cette signature a également entraîné le départ du Frente Amplio des partis Igualdad, Ecologista Verde, Movimiento Democrático Popular (MDP), Partido Humanista (PH), Partido Pirata de Chile et a conduit à la déstructuration de Convergencia Social, avec le départ du maire de Valparaíso, Jorge Sharp, et d’une partie d’Izquierda Libertaria.
Gabriel Boric a gagné les primaires de la coalition Apruebo Dignidad face à Daniel Jadue, membre du PCCh et maire de Recoleta (commune située dans le secteur nord de la ville de Santiago du Chili). El Mercurio du 18 juillet 2021, le porte-parole de l’oligarchie, qui «guide» la bourgeoisie chilienne depuis près de deux siècles, célèbre dans son éditorial «la campagne méritoire de Boric» et son esprit de dialogue. Il souligne que «Boric ne doit pas oublier qu’il doit sa victoire, de manière significative, au rejet par les électeurs des approches extrêmes telles que celles du PCCh». Les organisations patronales répètent le même refrain. Le président de la Confederación de la Producción y el Comercio, Juan Sutil, affirme: «A gauche, il y avait une différence très importante entre la gauche démocratique, représentée par le Frente Amplio, et la gauche non démocratique, comme le Parti communiste». Il en va de même pour les dirigeants de la Sociedad Nacional de Agricultura, qui représente les secteurs des grands capitalistes propriétaires terriens ainsi que pour ceux: de la Sociedad Nacional de Minería, de l’Asociación de Bancos, du Consejo del Salmón [qui représente les 4 puissantes firmes de la pisciculture du saumon], de Fedefruta (la Fédération des producteurs de fruits), etc. La Bourse n’a cessé d’exprimer la confiance du capital financier dans l’issue des prochaines élections. Quel que soit le vainqueur des élections présidentielles et parlementaires, leurs immenses capitaux ne sont pas en danger; ce qui n’implique pas dans le cas d’une victoire de Gabriel Boric une relative rupture avec la phase de «la transition pactée».
Son programme devait être soumis à examen jusqu’à la fin du mois d’octobre. Puis il l’a retiré de son site web afin de le compléter concernant les financements découlant des propositions qu’il fait, un thème qui fut débattu lors des débats télévisés. En outre, selon des sources proches de lui, il s’agissait d’intégrer dans le programme les propositions de diverses formations de la coalition, entre autres celles manquantes et présentée par PCCh. Le programme révisé a été publié le 1er novembre.
L’une des principales critiques formulées concerne les déclarations du conseiller économique de Boric, Diego Pardow, qui affirme que le nouveau gouvernement n’a pas pour objectif «de diversifier la matrice des exportations, ni d’ajouter de la valeur aux produits exportés» (La Tercera, 21 août 2021). Les transnationales minières peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Roberto Pizarro Hofer écrit à ce propos que «sur chaque 100 dollars que le pays vend sur le marché mondial, 90 dollars représentent des matières premières ou peu transformées, provenant des secteurs de l’exploitation minière, de la sylviculture, de la pêche et de l’agriculture». Le manque de diversification productive est responsable de «la baisse de la croissance [qui] n’est pas cyclique, mais a un caractère séculaire: 7,4 % entre 1990-1997, dans la période 1999-2007, elle était de 4,4% et maintenant, en 2014-2018, elle n’était que de 2,2%.» Roberto Pizarro Hofer affirme que «la matrice productive existante est celle qui empêche d’améliorer la productivité et la compétitivité internationale. La valorisation des ressources naturelles, la transformation des biens ou la production de services avancés sont plus complexes et nécessitent une innovation croissante et l’intégration de nouvelles technologies. En outre, elle exige une main-d’œuvre plus qualifiée et donc une meilleure qualité du travail pour la société dans son ensemble». La politique industrielle de Gabriel Boric s’inscrit donc dans la continuité de ce que la classe politique au pouvoir et ses économistes technocrates ont soutenu, «convaincus que le marché ne peut pas être régulé: car il est le faiseur suprême» [4].
Depuis fort longtemps, le caractère extractiviste de l’économie chilienne, complété par l’exploitation agricole et l’élevage, la rend totalement dépendante de l’évolution du marché international des matières premières. Dans le secteur minier, la main-d’œuvre est centralisée dans le nord du pays. Cela limite l’offre de main-d’œuvre, tant sur le plan géographique qu’en termes de qualifications. Dans le reste du pays, cela se traduit par des emplois précaires dont la contribution à la production est à faible valeur ajoutée et fonctionne sur la base de salaires misérables. Cette politique économique maintient la bourgeoisie exportatrice du secteur primaire et secondaire en grande partie dépendante d’investissements étrangers et des options des transnationales. Actuellement, avec la dévaluation du peso, ces secteurs sont subventionnés. Dans le même temps, la Banque centrale augmente le taux d’intérêt. C’est une structure mortelle, comme le démontre toute l’histoire économique de l’Etat chilien.
Pour saisir les doutes que suscite la pratique politique de Gabriel Boric parmi celles et ceux engagés dans la mobilisation sociale d’octobre 2019, il faut rappeler son attitude face à l’adoption par le parlement, en janvier 2020, de la «Loi anti-barricades et anti-pillage». Cette loi avait pour fonction de criminaliser les manifestations antigouvernementales. Le bilan est clair: le «patron» des Carabineros, l’inspecteur général Esteban Diaz, a indiqué que 306 personnes ont été arrêtées en vertu de la «Loi anti-barricades et anti-pillage». Or, pris dans la cuisine parlementaire, Gabriel Boric a voté pour l’examen général de la loi, pensant qu’il pourrait «l’arranger» lors de l’examen des divers articles. Une stricte illusion. Gabriel Boric fut donc contraint de faire une autocritique et de reconnaître que: «nous n’aurions pas dû approuver ce projet de loi en général, car il a été interprété comme un instrument de criminalisation de la mobilisation». Effectivement cette loi a légitimé la criminalisation de toutes les mesures de protestations sociales et politiques, depuis les inscriptions sur les murs jusqu’à l’occupation d’un terrain par des habitants n’ayant pas de logement.
Ces derniers mois, le regain des manifestations de rue en faveur de la libération des prisonniers politiques de Piñera, suite à la mobilisation du 18 octobre 2019, a mis en lumière un fait: la grande majorité d’entre eux sont en détention provisoire et certains d’entre eux depuis près de deux ans. C’est totalement illégal. Mais le gouvernement Piñera n’a n’en a cure. Ainsi, lors de sa visite du 30 juillet 2021 au centre de détention préventive de la prison de Santiago 1, Gabariel Boric s’est fait rabrouer par des parents et amis de détenus qui lui ont reproché son soutien à la «loi anti-barricades» et à la «loi anti-pillage». Des détenus ont de même vivement réprimandé le député – ou candidat présidentiel – qui voulait «rendre visite aux détenus» pour, en quelque sorte, s’excuser. Au-delà de l’autocritique, le vote de cette loi par Boric, avec ses conséquences, restera dans la mémoire de ceux et celles dont l’engagement actif en 2019 a fait basculer la situation politique. Il sera dès lors difficile pour Gabriel Boric de mobiliser tout le potentiel électoral qui pouvait apparaître se dessiner dans la foulée du plébiscite d’octobre 2020 ou même de l’élection, en mars 2021, à la Convention constituante. Celà d’autant plus que l’abstention, généralement forte parmi les couches populaires, reste nourrie par un mécontentement sourd produit à un système fortement excluant sur les plans économiques, sociaux et politiques.
Yasna Provoste
Yasna Provoste fut ministre de la Planification et de la Coopération d’octobre 2004 à mars 2005, puis ministre de l’Education de juillet 2006 à avril 2008, sous la présidence de Michelle Bachelet. Elle fut écartée de ses fonctions pour n’avoir pas été capable d’intervenir, en tant que ministre, dans une affaire de corruption au sein du système d’éducation. De retour, elle participe aux élections de 2013 et retrouve un poste de député ; en novembre 2017, elle est élue sénatrice et devient présidente du Sénat en mars 2021. Elle sera proclamée candidate à la présidence, en juillet-août 2021. Elle représente la continuité de l’ex-Concertación, le conglomérat responsable de la politique des 30 dernières années, de concert avec la droite piñeriste, qui est à l’origine de la rébellion qui a commencé en octobre 2019.
Yasna Provoste remporte les primaires de la coalition Unidad Constituyente, formée par le Parti pour la démocratie (PPD), le Parti radical (PR), le Parti socialiste (PS), le Parti chrétien-démocrate (PDC) et parti Ciudadanos (CIU). Ce processus a donné lieu à de nombreuses escarmouches et alternances entre ces partis. A un moment donné, le PS a envisagé de participer avec sa candidate Paula Narváez (qui avait été déclarée candidate du PS par Michelle Bachelet) à une primaire dans le cadre d’une nouvelle coalition formée par le PS, le PC et le Frente Amplio. Si la candidature de Yasna Provoste a déclenché une crise au sein du PS, certaines personnalités du PS soutiennent sa candidature, parmi lesquels il y a la fille du président Salvador Allende, la sénatrice Isabel Allende (PS) qui a mené une carrière politique en phase avec la politique de l’ex-Concertación. A l’opposé, la petite-fille de Salvador Allende, la députée Maya Fernández Allende, soutient la candidature présidentielle de Gabriel Boric, au même titre qu’un groupe important de militant·e·s du PS. L’utilisation du nom d’Allende est évidente dans cette bataille politique entre deux secteurs d’un PS, diminué et discrédité, qui a été responsable des gouvernements de concertation au cours des 30 dernières années. Il convient toutefois de souligner qu’institutionnellement, le PS compte encore 7 sénateurs, 17 députés, 23 maires et 15 membres de la Convention constituante, ce qui n’est pas négligeable. Si Yasna Provoste et Gabriel Boric, lors du second tour, devaient être les deux candidats à la présidence de l’Etat du Chili, il est clair que la crise du PS conduirait alors à son effondrement.
Yasna Provoste – qui revendique une ascendance indigène – s’est opposée à la militarisation de Wallmapu. Elle se dit favorable à l’établissement d’un dialogue, d’une solution politique au conflit entre l’Etat chilien et les Mapuches. Pour ce qui a trait à l’arrivée massive de réfugié·e·s au Chili, elle est favorable à l’idée de donner un abri digne à ceux qui arrivent et sont dans une situation de survie. Mais en même temps, elle affirme qu’elle proposerait une loi d’expulsion, ce qui lui permettrait d’opérer une sélection parmi les réfugié·e·s. Elle a également déclaré que le Chili «a une capacité d’accueil maximale, tout le monde ne peut pas arriver ici».
Elle s’oppose au Cuarto retiro par les affiliés au système de retraite (AFP) de 10% de «l’épargne» des fonds de pension par capitalisation individuelle des cotisants qui ont un emploi salarié. Il est vrai que cette mesure, votée au parlement et encore discutée au sénat, est populiste dans la mesure où elle permet aux salarié·e·s de retirer de l’argent de leurs fonds de pension individuels pour compenser le manque de revenus pendant la pandémie du Covid 19. En effet, le gouvernement n’a pas soutenu financièrement les salarié·e·s lorsque de l’état d’urgence sanitaire les empêchait de se rendre sur leur lieu de travail, ou lorsque les entreprises ont tout simplement fermé. Le gouvernement a seulement mis en œuvre le revenu familial d’urgence (IFE-Ingresso Familiar de Emergencia), auquel seules les personnes appartenant aux secteurs socio-économiques les plus vulnérables, inscrites dans le registre social des ménages (RSH), ont droit. Cela ne concerne pas les personnes ayant un emploi informel. Et même, cette mesure ne couvre pas non plus les salarié·e·s qui ont dû se rendre au travail pendant la pandémie, par exemple le personnel de la distribution ou des hôpitaux, soit une bonne partie de ceux et celle qui ont alors contracté le Covid-19 et ont été obligés de prendre un congé médical. Or, il s’agit d’une situation dans laquelle de nombreux employeurs ne versent pas de salaire. Et c’est la Commission de médecine préventive et d’invalidité (Copin) qui verse une somme quotidienne dérisoire pour congé médical à partir du quatrième jour seulement. Ceux qui ont un faible salaire, 350 000 pesos mensuels (quelque 420 dollars), sont payés environ 15 000 pesos. Le montant dépend de l’entreprise où ils travaillent. Dans certaines entreprises, ils ne sont pas payés du tout.
Le retrait de l’épargne individuelle des fonds de pension a principalement favorisé les secteurs socio-économiques moyens. Ceux qui l’ont fait disposent d’une somme importante dans les fonds. Mais, bien sûr, ce sont eux qui votent principalement. L’explosion des ventes de voitures en 2020-2021 est un indice de ce retrait de l’argent accumulé dans les fonds. Dans son rapport sur les perspectives économiques régionales, intitulé «Un chemin long et sinueux vers la guérison», le Fonds monétaire international (FMI) a noté que les retraits «ne constituaient pas un instrument spécifique de soutien aux ménages à faible revenu et informels», puisque «la majeure partie des retraits est allée aux ménages situés dans les quintiles supérieurs de la distribution des revenus». Au lieu d’autoriser le retrait de l’épargne individuelle des fonds de pension par les travailleurs et travailleuses, les parlementaires auraient dû décider de développer l’IFE ce qui aurait constitué une aide réelle pour la grande majorité des salarié·e·s.
En ce qui concerne les fonds de pension, Yasna Provoste propose d’abroger le décret 3500, qui a créé les AFP, et de «nationaliser» les fonds de pension. La représentante du Nouveau Pacte Social a déclaré: «Nous allons avoir un véritable système de sécurité sociale qui garantit des pensions dignes. Quand nous parlons de nationalisation, nous parlons de la possibilité d’apporter dans notre pays les fonds des travailleurs qui sont investis à l’étranger», ce qui est bien différent de la création d’un système de retraite publique solidaire, ce que propose le mouvement «Non + AFP». Toutefois, lors du deuxième débat présidentiel, Yasna Provoste a promis «de ne plus avoir l’AFP comme seul système obligatoire, de le remplacer dans l’administration des fonds par une organisation autonome, sans but lucratif, qui investit dans les ressources de notre pays, dans des projets rentables, durables, respectueux de l’environnement et générateurs d’emplois et dans des situations comme celles que nous connaissons.» En outre, elle a promis que «nous allons avoir un revenu plancher commun pour 90% des plus de 65 ans (consistant en) 225 000 pesos de base, qui s’ajoute à la pension qu’ils reçoivent».
Quant aux accords de libre-échange (ALE), Yasna Provoste a déclaré qu’elle les respecterait. La candidate du Nouveau Pacte Social a souligné que, dans notre programme, nous respecterons tous les accords de libre-échange que le Chili a signés. Nous devons être une économie intégrée et ouverte».
Le 17 novembre, le quotidien El Pais, dans son édition internationale, a affirmé qu’il s’agissait d’une «élection d’une importance capitale, non seulement en raison de la situation économique complexe à laquelle le Chili est confronté». Mais parce que «le prochain gouvernement devra contrôler la rue, mettre en œuvre la nouvelle Constitution si elle est approuvée lors d’un plébiscite au second semestre de l’année prochaine et, surtout, gérer le scénario politique tendu du Chili, avec un Congrès sans forte majorité». Ressortent bien quelques-uns des défis qui se dessinent dans la période à venir.
Le résultat du premier tour dessinera les rapports de forces entre les formations politiques qui ne se superposent pas mécaniquement avec ce qui se projette dans les tréfonds de la société. La probabilité est assez grande que deux candidats se profilent pour le deuxième tour du 19 décembre: Gabriel Boric et José Antonio Kast.
Si c’est le cas s’affirmera sans doute une polarisation politique qui renvoie, à la fois, à l’histoire du Chili pinochétiste et aux mutations qui se sont révélées dans la période plus récente, combinant les mobilisations populaires et un ensemble d’expressions sociales et politiques qui se sont révélées, entre autres, lors de l’élection à la Convention constituante. Reste à savoir si «la rue» va, dans la meilleure des hypothèses, être un facteur pouvant bousculer la mise en œuvre d’un projet de centre-gauche – et non pas d’une gauche radicale comme cela est souvent présenté par les médias – que traduit la candidature de Gabriel Boric. (17 novembre 2021, traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] https://interferencia.cl/articulos/el-origen-del-clan-de-los-kast-en-chile
[2] https://www.youtube.com/watch?v=y1uxdnWeKUU
[3] Voir l’attaque brutale du camp sur youtube: https://youtu.be/5mUYH3HakFA
[4] Roberto Pizarro Hofer et l’ancien doyen de la faculté d’économie de l’Universidad de Chile jusqu’au coup d’État de 1973. Il fut ministre de la Planification et de la Coopération de Frei de 1996 à 1998. Il a rompu avec le PS en 2017. https://lamiradasemanal.cl/no-hay-desarrollo-sin-diversificacion-productiva-por-roberto-pizarro-hofer/ et aussi https://www.eldesconcierto.cl/opinion/2021/10/01/boric-no-debe-renunciar-a-la-industrializacion.html
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