Par Patricio Paris
Après trois mois de sessions de la Convention constituante (CC), celle-ci est parvenue à approuver le Règlement d’éthique; de Participation et de Consultation indigène; de Participation populaire et le Règlement général [1], qui organiseront le débat durant les prochains mois portant sur le contenu de la Constitution elle-même. Les commissions thématiques sont déjà mises en place et ont commencé, le lundi 18 octobre, les discours d’ouverture sur la Nouvelle Constitution.
Fin de la première étape de la Convention constituante
Cette séance d’ouverture coïncide avec le deuxième anniversaire de la rébellion du 18 octobre 2019 qui a conduit, le 15 novembre 2019, les partis parlementaires à sceller un «Accord pour la paix sociale et la Nouvelle Constitution», donnant naissance à la Convention constituante (CC) afin d’élaborer une constitution qui remplacera celle de 1980, créée par la dictature terroriste civilo-militaire du général Pinochet. Cet accord, entre tous les partis parlementaires, à l’exception du Parti communiste chilien (PCCh), était à l’initiative du Parti socialiste (PS) et de Renovación Nacional (RN, parti au pouvoir, dont la figure actuelle est le président homme d’affaires Sebastián Piñera) [2]. Pour faire pression sur la réalisation de cet accord, le RN a invoqué, entre chien et loup, la menace de l’intervention des forces armées dans le contrôle du pays pour stopper la rébellion. Il est significatif que Gabriel Boric, dirigeant étudiant de relief en 2011, élu député en 2014 sur la liste de Convergence sociale, ait participé à cet accord contre ses alliés du Frente Amplio (FA). Gabriel Boric est candidat aux élections présidentielles du 21 novembre 2021 pour la coalition «Apruebo Dignidad» (qui réunit le Frente Amplio [3] et le PCCh).
A la suite de la signature de cet accord de novembre 2019 et dans le cadre de la réforme constitutionnelle permettant l’existence de la CC, la rébellion populaire a été affaiblie. Son ampleur de masse a été réduite, canalisée en quelque sorte par le processus institutionnel ouvert avec la création de la CC. L’état d’urgence sanitaire a aussi concouru à une certaine «stabilité» de la situation socio-politique.
Configuration de la Convention constituante
Les blocs politiques de la Convention constituante
Le conseil directeur de la CC a été élargi à sept personnes, avec cinq vice-présidences adjointes, plus deux postes supplémentaires, qui correspondent à des sièges dédiés aux «peuples indigènes», ce qui porte le nombre total de membres du conseil à neuf personnes, dont la présidente Elisa Loncon (Peuples indigènes) et le vice-président Jaime Bassa (Frente Amplio, indépendant, de la région Valparaiso). Les membres du conseil directeur sont les suivants: Isabel Godoy (Peuples indigènes); Tiare Aguilera (Peuples indigènes); Rodrigo Álvarez (Union démocrate indépendante-UDI), indépendant, région de Magallanes (suppléante : Bárbara Rebolledo); Rodrigo Rojas, Lista del Pueblo (LdP), région métropolitaine, il a démissionné [4] et a été remplacé le 20 octobre 2021 par Natalia Henríquez, qui a quitté le LDP et fait partie dorénavant de Pueblo Constituyente, avec la grande majorité du LdP initial; Pedro Muñoz, PS, région de Los Ríos (suppléant: Ramona Reyes); Lorena Céspedes, Independientes No Neutrales, région d’Araucanie (suppléant: Luis Barceló); Elisa Giustinianovich, Movimientos Sociales Constituyentes (MSC), région de Magallanes (suppléante: Bárbara Sepúlveda).
Au sein de la Convention, la coalition Apruebo Dignidad n’existe pas. En dehors de l’Assemblée constituante, le Frente Amplio (FA) maintient une alliance électorale avec le Parti communiste (PCCh). Ce dernier et la Federación Regionalista Verde Social (FRVS) travaillent séparément à la rédaction de la nouvelle charte fondamentale, ce qui a commencé à prendre forme quelques semaines avant l’installation de la CC. Le PCCh et le FRVS au sein de la CC forment le bloc Chile Digno (Chili digne).
Le FA s’est rapproché de l’ancienne Concertation, des Independientes No Neutrales (INN), ce qui a en partie convenu à la droite de «dialogue», c’est-à-dire Chile Vamos (les partis de gouvernement), qui, ayant peu de chances de défendre le modèle socio-économique actuel, cherche à participer activement à la CC en se rapprochant de certaines des propositions de ce courant.
En outre, le PCCh a trouvé sa place auprès de secteurs indépendants tels que Movimientos Sociales Constituyentes (MSC), Pueblo Constituyente (PuC) et les Escaños Reservados Indígenas (sièges réservés aux indigènes). Tout cela semble être quelque chose qui durera jusqu’au référendum (plébiscite) concernant la charte fondamentale.
Voici la répartition des sièges dans la CC [5]:
- Pueblo Constituyente (19)
- Movimientos Sociales Constituyentes (12)
- Frente Amplio (16)
- Pueblos Indígenas (17)
- Chile Digno (10)
- Colectivo Socialista (17)
- Independientes No Neutrales (10)
- Colectivo del Apruebo (7)
- Lista del Apruebo (3)
- Vamos por Chile (37)
Le gouvernement Piñera face à la Convention constituante
Dès son installation, le gouvernement boycotte la Convention constituante [6], en ne préparant pas le bâtiment pour les réunions ainsi que les infrastructures nécessaires. Ensuite, il a refusé d’augmenter les ressources pour le paiement des allocations aux élus. Par une lettre officielle de l’Office du budget, le gouvernement de Sebastián Piñera [en fonction depuis le 11 mars 2018] a refusé l’augmentation du budget de la Convention constituante demandée par le Conseil directeur de cette dernière. Dans un communiqué de presse, le Conseil a appelé le gouvernement à collaborer au fonctionnement de la Convention et à ne pas l’entraver. Il convient de mentionner qu’une grande partie des ressources de la Convention a été dépensée à mauvais escient par le gouvernement lui-même, pour d’énormes contrats de sécurité (plus de 400 millions de pesos, quelque 500’000 dollars) et pour une société de production médiatique pour la couverture de la journée d’installation. Les protestations des délégué·e·s à la Convention ont conduit, en un peu plus d’un mois, à la démission des deux secrétaires exécutifs nommés par le gouvernement.
En conséquence, un secrétariat technique a été mis en place par les membres de la Convention conjointement avec le ministère des Finances afin de résoudre ce problème, qui se répétera probablement aussi lors de la discussion du budget 2022, dont le projet a été soumis au Congrès législatif par le gouvernement la semaine du 22 septembre 2021.
Finalement, le 4 octobre, le budget de la CC a été débloqué. Cela a permis à cette dernière de faire face au paiement des allocations approuvées dans son règlement intérieur pour la période d’août à décembre 2021. Ainsi, le budget de la Convention a passé de 1743 millions à 1231 millions de pesos, en raison du fait qu’aucun paiement n’a été effectué au personnel du secrétariat technique, que certains constituants n’ont pas pris leurs indemnités pour les mois d’août et de septembre, parmi d’autres réductions des dépenses. Le gouvernement contribuera à hauteur de 976 millions de pesos, tandis que les 254 millions restants seront réaffectés du budget existant de la Convention constituante.
Après treize semaines de tenue de la Convention constituante
Le Règlement général a été approuvé, avec ses 110 articles et ses deux dispositions transitoires: le Règlement éthique et l’essentiel du Règlement sur la participation et la consultation des populations indigènes à la Convention constituante. Des débats ont eu lieu sur un thème d’importance: l’exigence d’un quorum des deux tiers pour l’adoption des articles de la Constitution; le plébiscite d’arbitrage de la population au cas où le quorum des deux tiers n’est pas atteint pour un article donné; et la question du négationnisme [c’est-à-dire la non-reconnaissance des sévices commis durant la dictature de Pinochet et, y compris, celle des exactions commises après le soulèvement du 18 octobre 2019].
Le règlement confirme l’accord du 15 novembre 2019 et la CC fonctionnera selon la règle du quorum des deux tiers. Or, les forces du centre obtiendront facilement les deux tiers, ce qui finira par consolider le néolibéralisme avec tout au plus quelques mesures sociales-démocrates. Ceci, jusqu’à ce que, à nouveau, le mouvement social fasse irruption sur le terrain de la lutte des classes, dans la continuité du mouvement social qui a rendu possible l’élection d’Allende en septembre 1970, des mobilisations pour renverser Pinochet début 1983, du mouvement lycéen de 2006, du mouvement étudiant du début 2011 et récemment de la rébellion d’octobre 2019.
Quorum des deux tiers et plébiscite d’arbitrage
Lors de la session du 29 septembre, la règle constitutionnelle exigeant un quorum de deux tiers pour l’approbation de chaque article a été ratifiée. Un paradoxe: cette disposition n’a été approuvée que par 96 voix, ce qui ne permet pas d’atteindre le quorum des deux tiers; tandis que lors du vote visant à réduire le quorum à trois cinquièmes, 63 constituants ont voté en faveur. Dans ce paragraphe (article 95), le plébiscite d’arbitrage a également été inclus comme un facteur décisif dans le déroulement du traitement de la charte fondamentale [7].
Ces deux principes adoptés, quorum et plébiscite d’arbitrage, constituent une défaite majeure pour le camp en faveur d’une Assemblée constituante effectivement libre et souveraine dans la mesure où une majorité simple (50% plus 1) n’est pas suffisante pour l’approbation des principes de la nouvelle Constitution.
En effet, si une disposition constitutionnelle n’atteint pas le quorum des 2/3, mais seulement les votes de 3/5 des constituants, la plénière de la Convention constitutionnelle devra voter sur le recours au plébiscite d’arbitrage. La CC peut demander un référendum d’arbitrage, treize jours avant la cessation de ses fonctions, sur toute disposition soumise à un tel référendum. De plus, étrangement, en cas de plébiscite d’arbitrage par les citoyennes et les citoyens, le vote sera obligatoire pour les personnes âgées de plus de 18 ans et volontaire pour celles âgées de 16 à 18 ans.
En septembre 2021, l’historien Sergio Grez Taso, soulignait: «Le plébiscite d’arbitrage des 3/5 est une simple opération illusoire qui ne sera pas appliquée parce qu’une majorité de 60% des membres de la Convention sur des questions vraiment importantes est pratiquement impossible à atteindre. Ceux qui la célèbrent fêtent une “victoire” à la Pyrrhus. Ne nous leurrons pas!» Il ajoutait: «De plus, la décision finale sera prise par un pouvoir constitué, le Congrès national discrédité.» En effet, le Congrès national (le législatif) doit procéder à une réforme constitutionnelle afin que les plébiscites d’arbitrage puissent être organisés. Si le Congrès national ne le fait pas, il n’y aura pas de référendum. La raison en est la suivante: la Constituante, avec une hégémonie claire du centre, n’a pas osé se déclarer libre et souveraine, puisqu’elle s’est soumise aux règles de l’Accord du 15 novembre 2019 et à la réforme constitutionnelle de la même année. De plus, avant une telle hypothétique réforme, la CC doit approuver à une majorité de 3/5 la motion pour un plébiscite d’arbitrage, ce qui sera très difficile, presque impossible à réaliser étant donné l’hégémonie du centre en son sein.
L’adoption à la majorité simple par la CC de la règle du quorum des 2/3 a ravivé la controverse qui s’était développée avant même le début de la CC. Cela ressort de l’intervention de la présidente de la CC elle-même, Elisa Loncon, dans une déclaration à Radio Cooperativa (proche de la Démocratie chrétienne). Ell a déclaré qu’«imposer les 2/3 provoque une inquiétude parce qu’il y a des droits qui font partie des normes internationales, et qui doivent être respectés. Les droits et les traités internationaux qui ont déjà été approuvés ne doivent pas être approuvés par les deux tiers, ils doivent être respectés, un point c’est tout.» En formulant simplement sous cette forme le respect des traités internationaux – ce qui est différent des droits universels tels qu’exprimés dans des Conventions internationales – la présidente de la CC ouvre la possibilité d’une orientation de la CC sur un point qui a fait l’objet de nombreuses discussions, à savoir l’impossibilité a contrario de dénoncer de nombreux traités de libre-échange que l’Etat chilien a signés et qui donc hypothéquerait toute décision de la CC qui déclarerait, par exemple, que les ressources naturelles du pays ne sont pas la propriété exclusive du Chili (ce qui figure déjà dans la Constitution actuelle), mais la propriété exclusive de l’Etat du Chili, en d’autres termes à l’exclusion de toute puissance économique autre que l’Etat chilien. Ce que précise Héctor Cataldo dans 360 Noticias (16 octobre 2021) en écrivant: «Autrement dit, les dispositions de la Constitution de Pinochet sont là pour être respectées, pas pour être changées, ce qui est pourtant le mandat que le peuple a donné à la Convention constituante. Il ne leur sert donc à rien de se “déclarer” pouvoir constituant s’ils ne sont pas en mesure de balayer l’institutionnalité protégée par l’ancienne constitution.» [8]
Commission sur la participation et la consultation des Indigènes
Avec 103 voix, la CC a approuvé une règle qui remplace presque intégralement le règlement émis par la Commission sur la participation et la consultation des Indigènes. La Règle 1, élaborée par les 10 peuples ayant des sièges réservés dans la CC et qui a été parrainée par 80 constituants (appartenant au PS, au FA, au MSC, au Pueblo Constituyente, au Chile Digno et aux sièges réservés), avait un caractère de substitution, car remplaçant l’ensemble du règlement par un nouveau, bien que nombre de ses dispositions soient similaires. L’accord entre une partie des représentants du PS, une partie des Independientes No Neutrales et du Colectivo del Apruebo (ex-Concertación), du Frente Amplio et du Pueblo Constituyente (ex-Lista del Pueblo) a abouti finalement à voter le remplacement de l’ensemble du texte tel que proposé par les représentants des 10 peuples. Une partie du Collectif socialiste et des INN ainsi que des secteurs de la droite de Chile Vamos se sont abstenus. Les secteurs les plus durs du bloc de droite Chile Vamos, composé des partis au pouvoir, ont rejeté cette proposition.
Il faut souligner toutefois qu’a été supprimé dans cette nouvelle règle le caractère contraignant. Autrement dit, la nouvelle règle finalement adoptée modifie la rédaction de plusieurs de ses articles dans le sens d’une restriction du caractère contraignant de la consultation des Indigènes, écartant toute tentative de rendre obligatoire l’adoption, par la plénière de la CC, des résultats issus des consultations des Indigènes. Elle élimine donc la nature transversale de la Commission sur la participation et la consultation des Indigènes dans tous les travaux de la Constituante.
Dans la semaine du 11 octobre 2021, lors de la quatorzième session de la CC, la règle approuvée (n° 95) a finalement remplacé le texte de l’article 18. Le texte original ne mentionnait que le Règlement général et donnait des exemples de participation, alors que la règle approuvée a amélioré la formulation telle qu’on peut la lire dans l’article 18: «Article 18 – Mécanismes généraux. Les peuples et nations préexistants à l’Etat du Chili ont le droit de participer à toutes les étapes du processus constitutionnel, par les voies établies par le règlement régissant l’activité de la Convention constituante.» (Les informations sur ce point sont principalement tirées du carnet de bord de la CC de Javier Pineda Olcay – P.P.) (28 octobre 2021; traduction rédaction A l’Encontre. A suivre)
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[1] https://www.diariooficial.interior.gob.cl/publicaciones/2021/10/13/43076/01/2024421.pdf
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9novation_nationale_(Chili)
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Front_large_(Chili)
[4] La démission de Rodrigo Rojas a donné lieu à un débat public, en partie malsain, ayant trait à la réalité de la maladie invoquée.
[5] Pour une description détaillée des blocs politiques au sein de la CC, voir https://interferencia.cl/articulos/guia-practica-actualizada-los-distintos-bloques-politicos-de-la-convencion-constitucional.)
[7] Le principe du quorum des deux tiers a été approuvé par 96 voix (Vamos por Chile, PS, FA, Indépendants non neutres, 2 du peuple Mapuche, dont la présidente Elisa Loncon, 1 du peuple Rapa Nui), 54 l’ont refusé (PuC, PCCh, FRVS, MSC, 5 Mapuches, 1 Aymara, 1 Diaguita, 1 Atacameño, 1 Quechua, 1 Colla, 1 Chango, 1 Kawashkar, 1 Yagan), et 1 abstention (indépendant, affilié à Chile Digno).
Le principe du plébiscite d’arbitrage, proposé par le Colectivo Socialista, a été approuvé par 107 voix pour, 4 contre, 4 abstentions.
[8] https://360noticias.cl/pinera-un-presidente-incombustible/
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