Par Adam Tooze
La chasse aux postes de ministre n’a pas encore officiellement commencé, mais en coulisses, la bataille pour le ministère des Finances dure depuis un certain temps [dans le cadre de la formation d’un gouvernement de coalition SPD, Verts et FDP dont Christian Lindner est le dirigeant]. Elle décidera non seulement de l’avenir du prochain gouvernement allemand, mais aussi de celui de l’Europe.
Le FDP et les Verts revendiquent tous deux le ministère des Finances. Les deux partis se ressemblent à certains égards: ils se battent tous deux pour obtenir le vote des jeunes. Ils représentent des variétés de libéralisme. Ils veulent moderniser l’infrastructure dégradée de l’Allemagne. Bien sûr, ils diffèrent sur la question du climat. Mais ils sont également en désaccord sur la politique sociale et économique – tout comme sur la politique européenne.
Christian Lindner et le FDP défendent des impôts bas, le maintien du frein à l’endettement et une ligne dure envers les partenaires européens de l’Allemagne. La crise climatique doit être résolue par l’investissement privé et la taxation du CO2. Les Verts, en revanche, souhaitent des investissements étatiques importants, l’assouplissement du frein à l’endettement et une politique pro-européenne qui poursuit la voie d’une politique conjointe d’investissement financée par la dette telle que prise en 2020. C’est précisément dans ces domaines politiques, où les différences entre les Verts (ainsi que le SPD) et le FDP sont les plus grandes, que le ministère des Finances est crucial.
Wolfgang Schäuble (CDU), ministre des Finances de 2009 à 2017, a acquis une réputation douteuse lors de la crise de l’euro. Ses mesures d’austérité constantes mettaient les pays débiteurs sous une pression massive. En 2015, il est allé jusqu’à proposer un «time-out» de l’euro pour la Grèce. Son comportement découle d’une logique politique inéluctable: en Europe, un ordolibéral à la tête du ministère allemand des Finances ne peut pas se cacher. Il doit lever le drapeau.
Il faut craindre que cela s’applique encore plus à Christian Lindner en tant que ministre des Finances. Lindner a beaucoup moins de conviction européenne que Schäuble. Ses idées économiques consistent en des banalités néolibérales. Mais il est aussi un homme de spectacle qui doit prouver que lui et son parti peuvent tenir tête aux deux partenaires plus à gauche (SPD et Verts). Il serait naïf de croire qu’il peut être confiné entre une Chancellerie dirigée par Olaf Scholz et un super-ministère de l’Environnement.
Olaf Scholz lui-même a montré ce qu’un pro-européen progressiste peut accomplir à la tête du ministère allemand des Finances. Il a changé à la fois le ton et le contenu du débat sur la politique économique allemande et a fait pression pour une réforme fiscale mondiale. Il a dépensé généreusement pendant la crise du covid. Plus important encore, il a pris au sérieux la fragilité de la zone euro. Mais la reprise en Europe reste fragile. Les taux d’endettement en Europe sont plus élevés qu’auparavant. La gouvernance politique de la zone euro est plus que jamais en suspens.
La possibilité existe
Dans ce contexte, la perspective d’un Christian Lindner ministre des Finances est préoccupante. Le FDP demande à l’Allemagne et à l’Europe de revenir le plus rapidement possible aux règles d’endettement en vigueur avant le Covid-19. Pour l’Allemagne, cela peut être réalisable. Le SPD et les Verts pourraient même accepter si le FDP accepte des investissements hors budget à grande échelle. Pour l’Europe, un tel programme serait ruineux. Soixante pour cent des citoyens de la zone euro vivent dans des pays où le ratio dette/PIB est supérieur à 100%. Dans ces conditions, ce serait un désastre de forcer un retour aux critères de l’ère Maastricht. Elle étoufferait tout investissement public pour la protection du climat et provoquerait une réaction de type populiste.
Le carburant pour cela est là. Huit membres de l’UE ont déjà demandé l’assainissement des finances européennes à partir de 2022. Ce sont de petits Etats. Qu’ils arrivent à leurs fins dépend de l’Allemagne.
Un ministre des Finances allemand de l’acabit de Christian Lindner représente un risque systémique pour l’Europe. Et même Merkel a dû l’apprendre: si l’Europe entre en crise, il est très difficile pour Berlin de faire de la politique. (Article publié sur le site de Der Freitag le 27 octobre 2021; traduction par la rédaction de A l’Encontre)
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