Par Patricio Paris
Ces 15 et 16 mai 2021 eurent lieu des élections municipales et régionales et des élections à la Convention constituante (Assemblée constituante), ces dernières étant beaucoup plus décisives. Les résultats ont été la traduction politique des mobilisations de masse contre le bloc bourgeois au pouvoir, cela depuis plus d’une dizaine d’années. Les candidats de la coalition gouvernementale Chile Vamos et de la ex-Concertación – qui se sont alternés au pouvoir ces trente et une dernières années – ont été largement battus.
Forte abstention des classes dominées…
Il y a eu un rejet par les électeurs des appareils politiques institutionnels. Mais plus important a été le rejet de participer dans ce processus électoral: le taux d’abstention a été de 56,65%. Ce processus a été biaisé par l’accord du 15 novembre 2019 passé sur le dos des classes dominées, accord qui a abouti à arrêter la rébellion d’octobre 2019 et l’a canalisée en termes institutionnels dans la perspective d’une Convention constituante (CC). Cette dernière était encadrée par de fortes limitations en termes de quorum pour approuver les décisions: celles-ci ne peuvent être adoptées par une majorité simple de 50% plus un, mais nécessitent une majorité supérieure à 67%. Ainsi, la droite se donnait la possibilité d’un droit de veto avec un tiers des membres de la Constituante. Et cela a été fait avec l’accord de l’«opposition» parlementaire.
Le bas taux de participation est le résultat d’un désenchantement des électeurs vis-à-vis des appareils politiques parlementaires depuis trois décennies. La «joie» [allusion à une chanson sur le thème : «Chile, la alegria ya viene»] promise n’est jamais arrivée et pas plus Michelle Bachelet n’a respecté le «estoy contigo », je suis avec vous, pendant ses deux mandats [de 2006 à 2010 et de 2014 à 2018]. Lors des dernières élections municipales la participation a été de 34,9%. L’abstention a augmenté avec la loi de 2012 rendant le vote volontaire, donc non soumis à des pénalités comme auparavant.
… Néanmoins la bourgeoisie a été mise en échec et est divisée
La coalition gouvernementale n’a pas obtenu le tiers bloquant. La UDI, le parti Union démocrate indépendante des pinochetistes, obtient 17 sièges, dont seulement 10 sont occupés par des militants, les 7 restants sont des «indépendants» apparentés avec l’UDI. Renovación Nacional obtient 15 sièges dans la CC. C’est un échec qui confirme le changement du rapport de forces entre les classes, résultante de la rébellion du 18 octobre 2019 (18-O). Cet échec est d’autant plus significatif que le bloc au pouvoir, avec une conscience de classe supérieure à celle des opprimés, s’est présenté uni, dans un seul conglomérat, pour ces élections, ce qui les avantageait beaucoup étant donné le système électoral encore en place. Ce que n’était pas le cas de l’opposition parlementaire, et extraparlementaire, qui était divisée en plusieurs coalitions, réduisant ainsi l’optimisation du nombre d’élu·e·s.
Mais une partie de «l’opposition», représentée par l’ex-Concertación sous la liste des municipales et des régionales Unidad Constituyente – regroupant le Parti pour la démocratie (PPD), Radical (PR), Socialista (PS), Demócrata Cristiano (PDC), Progresista (PRO) et Ciudadanos (CIU)] – et sur la liste del Apruebo Dignidad pour la Convention constituante, est habituée à la collaboration de classes depuis plus de 30 ans. Avec sa politique de consensus avec la droite héritière de la dictature pinochetiste, elle recommencera sa tactique capitularde des accords «dans la mesure de ce qui est possible».
Les sièges obtenus dans la CC par les partis de la ex-Concertation ont été les suivants: PS 15, PPD 3, DC 2, PL 3, PR 1, PRO 1. Soit 25 au total.
Comme l’affirme l’historien Sergio Grez: «L’échec de la droite traditionnelle et le recul des secteurs les plus conservateurs de la vieille Concertation lors de ces élections ne permettent pas d’établir des comptes trop optimistes. Les conservateurs de toutes les couleurs vont s’unir dans la CC pour obtenir la capacité de blocage.» En effet, l’accord du 15 novembre 2019, traduit en lois au parlement, interdit que la CC puisse dans ses décisions dénoncer des accords internationaux pénalisant les intérêts nationaux. Dès lors, la bourgeoisie de droite et celle de «gauche» pourraient bien empêcher la CC de faire sauter cette clause, déjà accordée au parlement au nom du «dans la mesure de ce qu’est possible», un leitmotiv capitulard.
Le Chili compte le plus grand nombre de traités de libre-échange au monde. Néanmoins, début 2019, l’Accord de partenariat transpacifique (TPP11) a été rejeté par un plébiscite organisé par la société civile auquel 580 000 Chiliens et Chiliennes ont participé. Ce qui a mis fin à son approbation. Pour passer outre, le gouvernement essaie actuellement de faire passer une loi, donc un accord avec «l’opposition» au parlement, pour faire adopter le TPP11 qui empêcherait l’Etat chilien d’abolir le système de retraite à base des fonds de pension (AFP), d’abolir la privatisation de l’eau – Rodrigo Mundaca, leader de la lutte contre la privatisation de l’eau, a été élu gouverneur de la Région de Valparaiso avec 43%, au premier tour puisqu’il a dépassé le quorum de 40% –, ou d’abolir la privatisation de ressources naturelles, telles que le cuivre ou le lithium, aujourd’hui dans les mains de transnationales. Le Chili possède 30% de ressources minières et le reste, 70%, est aux mains des transnationales.
Si la loi de Piñera passe, chose invraisemblable après les derniers résultats électoraux, ces limitations du TPP11 seraient applicables même si la CC décidait de nationaliser les ressources naturelles ou de changer le système de retraite. Toute dénonciation ultérieure, d’un des sujets couverts par le TPP11, ou du TPP11 en tant que tel, amènerait l’Etat chilien à devoir aller plaider dans des tribunaux privés et à payer d’énormes indemnités aux transnationales.
Le bloc encore au pouvoir est divisé. Entre ses composantes partisanes Mario Guillermo Desbordes Jimenez (Renovacion Nacional-RN) versus Felipe Kast (Evolucion Politica-Evópoli) et à l’intérieur des partis eux-mêmes, par exemple dans l’UDI Evelyn Mathei versus Joaquin Lavin. Mais aussi entre les diverses fractions bourgeoises et les politiciens qui sont aux manettes dans le gouvernement de Sebastian Piñera. La bourgeoisie entrepreneuriale versus la bourgeoisie foncière. Dès lors, un remaniement dans l’exécutif est en marche.
Le Frente Amplio (FA) a eu des bons résultats en voix et en élus. Dans ce contexte, Gabriel Boric (Convergencia Social) a réussi à obtenir les signatures afin de pouvoir se présenter aux élections présidentielles de novembre 2021. Plus important, dans la Région métropolitaine, Karina Loretta Oliva Perez (Partido Comunes, au sein de la liste coalisée FA) est en ballotage favorable avec 600 781 voix, soit 23,37%.
Le FA obtient 16 sièges dans la CC, dont 9 pour Revolución Democratica, 6 pour Convergencia Social et 1 pour les Comunes. Le FA consolide son implantation nationale, ainsi que son pacte Apruebo Dignidad pour la CC avec le PCCh (Parti communiste du Chili), qui n’obtient que 7 sièges. Dans ce pacte Apruebo dignidad, participent aussi la Federación Regionalista Verde qui obtient 4 sièges et Igualdad qui obtient 1 siège, ce qui au total fait 28 sièges dans la CC, dépassant la ex-Concertación.
Le Parti communiste du Chili (PCCh) a aussi obtenu des résultats significatifs mais loin de leurs espoirs. Comme le FA, le PCCh est bousculé par le succès des participants au mouvement du 18 octobre 2019 qui se situent hors des appareils politiques parlementaires. Néanmoins, Daniel Jadue (PCCh, maire de Recoleta depuis 2012) se voit encouragé dans son projet de se présenter aux élections présidentielles suite à l’échec flagrant de l’ex-Concertación (DC, PS, PPD). La mairie de Santiago a été gagnée, au premier tour, par une jeune économiste de 30 ans militante du PCCh, Iraci Hassler Jacob. Cette mairie a toujours été contrôlée par la droite (UDI, RN, DC), sauf lors d’un mandat. Par contre une figure importante du PCCh, Barbara Figueroa, présidente de la Central Unica de Travailleurs (CUT), n’a pas obtenu un siège dans la CC. Une CUT qui a été très critiquée pour ne pas engager ses forces dans les grèves nationales.
Les combattants pour la dignité bien représentés, par les «indépendants du 18-O»
Dans les élus pour la CC, l’élection de 48 constituant·e·s non membres des appareils politiques (11 indépendants qui se disent pas neutres, 27 Liste du Peuple et 13 indépendants appartenant à d’autres listes) sur un total de 155 sièges, dont 17 sièges réservés aux candidats appartenant aux Amérindiens. Quarante autres indépendants ont été élus apparentés dans des listes des partis. Ce qui fait un total de 88 élus indépendants dans la CC, représentant 56,77% du total des sièges. En majorité des jeunes, non professionnels de la politique. Les femmes ont obtenu plus des voix que les hommes. Ce qui a permis d’élire des hommes en «complément», avec le système de répartition de sièges par voix dans une liste. En plus, avec la règle de la parité, et comme les femmes ont reçu plus de voix, et donc ont eu plus d’élues que les hommes, dans certains endroits, elles ont été obligées de céder leur siège aux «candidats alternatifs» hommes de leur liste, au nom du respect de la parité.
La liste la plus représentative du 18-O est la Liste del Pueblo (Liste du peuple) ayant obtenu 24 sièges dans la CC. Cette liste sans ressources dans la presse mainstream ni de publicité payante représente 15,48% de membres de la CC. Dans une déclaration de la Liste del Pueblo il est affirmé: «Nous ne validerons pas leurs manœuvres en négociant simplement un ensemble de droits fondamentaux dans une Constitution factice. Nous rédigerons la nouvelle Constitution du Chili afin de garantir que la dignité humaine et environnementale soit au cœur de l’État, et que la justice sociale et l’équité soient le seul objectif des fonctionnaires.» Les commentateurs des médias mainstream se demandent comment ils ont fait pour être connus. Une des personnes ayant obtenu le plus de voix dans cette liste est Giovana Grandon. Très peu de gens connaissaient son nom. Elle participait aux manifestations sur la Place Dignité, déguisée en Pokémon, et se faisait appeler «Tante Pikachu». Elle est née dans la «población» (site poblacionnel résultant d’une occupation de terrain vague) Lo Hermida de la commune de Peñalolén de la Région métropolitaine. Lors des manifestations massives il s’est produit une vraie socialisation entre les participant·e·s. Des liens de solidarité et de politisation commune face à la terrible répression terroriste de l’Etat parasitaire de la bourgeoisie chilienne.
Les représentants indépendants des Mapuches ont obtenu 7 sièges malgré les obstacles
De 1’239’295 Amérindiens reconnus par le Service Electoral, 28’719 ont voté, soit 22,81% du total des votants habilités à voter pour des candidats amérindiens. Dans les bureaux de vote, on ne fournissait pas de bulletins verts réservés aux votes pour les candidats amérindiens. Maintes réclamations ont été formulées durant la journée du 15 mai. Les votants ont dû s’imposer pour que ces bulletins leur soient remis pour pouvoir voter. Malgré cela, des 17 sièges réservés aux Amérindiens (mapuche, aymara, kawésquar, rapanui, yagán, quechua, atacameño, diaguita, colla y chango) 7 sièges ont été obtenus par des Mapuche «indépendants», donc non encartés, ni liés de près ou de loin aux listes des partis. Ceux-là sont engagés dans la défense de leur terre ancestrale d’où ils ont été expulsés par les entreprises forestières nationales et étrangères. Il s’agit de Rosa Elizabeth Catrileo Arias, Alexis Caiguán Ancapán, Elisa Loncón Antileo, Adolfo Millabur Ñancuil, Natividad del Carmen Llanquileo Pilquimán, Machi Francisca Linconao Huircapan y Victorino Ernesto Antilef Ñanco. La règle de la parité de genre a pénalisé les femmes amérindiennes aussi. Sans cette règle il aurait eu 15 femmes élues et 2 hommes. Six femmes amérindiennes élues ont dû céder leur siège aux candidats hommes «alternatifs» de leur liste.
Des 17 représentants les Amérindiens élus, seulement 2 ne sont pas dans la mouvance générale actuelle du peuple mapuche. Les 15 autres sont des militants actifs de la cause mapuche, non encartés.
Le Chili va élire en novembre 2021 un président et des parlementaires
Les prochaines élections au Sénat, à la Chambre basse et à la présidence sont prévues en novembre 2021. Elles peuvent entrer en complète contradiction avec les décisions de la CC. En effet, parmi les constituants élus, des groupes proposent une assemblée unicamérale, soit la disparition du Sénat. Aussi le remplacement du régime présidentiel par un régime parlementaire. Dans ce cas, les élus de novembre 2021 auraient leurs mandats limités jusqu’à l’approbation de la nouvelle Constitution au plus tôt la première semaine de 2022. En effet, la Constituante doit débattre durant neuf mois et elle peut obtenir une prolongation des débats pour trois mois.
Pendant ce temps existera le pouvoir législatif tel qu’élu en novembre 2021 parallèlement au pouvoir constituant qui vient d’être élu. Aucun pays d’Amérique du Sud, ou la Tunisie par exemple, qui se sont dotés d’une Assemblée constituante n’a maintenu ni le pouvoir exécutif ni législatif, existant avant l’Assemblée constituante. Cette contradiction du calendrier chilien sera source de conflit.
Les milieux financiers ont accusé le coup de l’élection à la CC. La bourse des valeurs de Santiago a perdu tout ce qu’elle avait empoché en 2021; l’indice IPSA a chuté de 9,21%. La dévaluation du peso, tendance fluctuante mais marquée depuis octobre 2020, pénalise la population par son effet sur les prix des biens importés et favorise la bourgeoisie exportatrice.
Pour Felipe Alarcon, économiste en chef de EuroAmerica, les craintes du «marché» qui ont un sens sont pour l’essentiel au nombre de trois: «L’indépendance de la Banque centrale, la mort du marché de capitaux (AFP) [système privé de retraites par capitalisation individuelle] et la nationalisation de services de base [eau, gaz, électricité, santé, transports, télécoms, éducation] et des ressources minières [cuivre, lithium, or].» (El Mercurio, 18 mai 2021, pag. B2) Lucide, ce technocrate au service du Capital identifie exactement les obstacles à l’augmentation du niveau de vie de classes dominées. (Texte édité envoyé par l’auteur, le 20 mai 2021)
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