Par le Movimiento Ecosocialista
«Le néolibéralisme ne meurt pas sans tuer, mais plus il tue, plus il meurt. Ce qui se passe en Colombie n’est pas un problème colombien, c’est un problème qui est nôtre, celui des démocrates du monde.» Boaventura Dos Santos
Le 28 avril 2021 a marqué une nouvelle étape dans l’histoire de la mobilisation et de l’exercice de la protestation sociale en Colombie. La grève nationale appelée par les centrales syndicales a fini par devenir un grand soulèvement populaire. Ce même jour, les capitales des départements ont été le théâtre de mobilisations de travailleurs et travailleuses, de travailleurs informels, d’étudiant·e·s, d’organisations de quartier, de femmes, de communautés indigènes et afro; une expression sociale diverse et plurielle d’un peuple désespéré, acculé par la mise en œuvre de décennies de politiques néolibérales et abandonné à son propre sort pendant la pandémie [qui est très présente]. Ce soulèvement populaire s’inscrit dans une ligne de continuité avec les mobilisations urbaines du 21 novembre 2019, mais, cette fois, des villes intermédiaires et des zones rurales s’y sont jointes. Des manifestations de rue ont eu lieu dans 600 municipalités et le nombre de manifestant·e·s a atteint environ cinq millions de personnes.
Cette protestation de masse a déjà obtenu des résultats. La chute de la réforme fiscale [qui frappait les «classes moyennes» et les pauvres par une hausse massive de la TVA sur les biens et services], le départ du ministre des finances Alberto Carrasquilla et de son équipe économique, la démission de la ministre des affaires Etrangères Claudia Blum, l’enlisement au Congrès des réformes de la santé, des retraites et du travail qui font partie du «Paquetazo» [du paquet de contre-réformes] du gouvernement d’Ivan Duque exigé par les agences de notation et le FMI.
Ces résultats ont été obtenus malgré le déploiement policier et militaire sans précédent dans le pays, déploiement décidé par le gouvernement contre la mobilisation sociale. Les 50 assassinats, 400 disparitions, des centaines de blessés et des dizaines de femmes abusées sexuellement – comme Alisson Meléndez, 17 ans, violée dans une Unité de Réponse Immédiate (URI) de la police à Popayán, ce qui a conduit à sa décision tragique de se suicider – ont été la conséquence du traitement de type guerre civile réservé à la protestation citoyenne par l’ESMAD (Escuadrón Móvil Antidisturbios), la police, l’armée et les civils armés. Dans le cas de Cali, la répression a inclus l’utilisation d’armes longues (fusils de guerre), de grenades et de gaz lacrymogènes projettés sur les manifestant·e·s et dans les quartiers ou sur les unités résidentielles voisinnes, et même le mitraillage depuis des hélicoptères militaires, comme ce fut le cas à Siloé [quartier paupérisé de Cali]. A la périphérie de Buga, sur la route panaméricaine, des unités militaires aéroportées ont également été utilisées et des quartiers sont toujours encerclés par l’ESMAD et attaqués au gaz lacrymogène et aux explosifs. A Popayán, la réponse militaire au soulèvement d’indignation populaire provoqué par les abus de la police a déjà coûté la vie à un étudiant, sans parler des disparus et des blessés. A Yumbo, quelque chose de similaire s’est produit.
Ces «théâtres d’opérations» militaires ont été personnellement et directement autorisés par le président Iván Duque, le commandant général des forces armées,
Eduardo Zapateiro, le directeur général de la police, Jorge Luis Vargas, auxquels il faut ajouter la responsabilité par omission des maires locaux qui leur ont remis le contrôle de «l’ordre public» dans les villes, sans même en discuter. Tous sont responsables de génocide, de terrorisme contre les peuples [indigènes] et doivent être jugés comme tels devant la Cour pénale internationale et les organes internationaux créés à cet effet.
Cette barbarie militariste confirme que nous assistons à l’effondrement du prétendu «Etat de droit» et confirme qu’il existe une séparation abyssale entre les institutions d’une démocratie représentative précaire et les demandes sociales de la majorité des Colombiens. L’application systématique et programmée du terrorisme d’Etat est également la preuve de la crise du capitalisme périphérique – conjointement à la pire crise économique de l’histoire du capitalisme – aggravée par la pandémie de Covid-19. Nous avons atteint la situation extrême d’impasse d’un État et de ses «élites», incapables de résoudre les besoins les plus élémentaires de la population, maintenant, à moyen et à long terme.
La flambée sociale a débordé les formes classiques de mobilisation populaire, a rendu possibles des expressions de solidarité – comme dans le cas de la présence de la «Minga» [action collective] indigène à Cali – et a fait des blocages des routes dans les villes et de leur défense (les barricades) les points clés d’une véritable grève nationale.
La «ligne de front», ceux qui ont animé les blocages, est composée de jeunes «marginalisés» par le néolibéralisme, privés d’accès à la santé, à l’éducation et au travail. Ils viennent protester par indignation, unis par le désespoir. Ils ne croient pas aux institutions conventionnelles, ni aux partis politiques, de gauche ou de droite. Ils s’organisent «d’en bas» dans des processus lents de coordination, compte tenu des exigences de la résistance de rue auto-convoquée. Ils rejettent le leadership personnalisé, proclament «l’horizontalité» dans la prise de décision. Ils ont acquis une grande légitimité sociale dans les quartiers où ils opèrent et facilitent la réalisation d’assemblées populaires. Ces blocages urbains, comme l’a déclaré publiquement l’archevêque de Cali, Darío Monsalve, «sont presque le seul moyen dont disposent les militants de la grève pour se faire entendre…». Ils sont également apparus comme une réponse au siège des villes par les forces armées.
Le fait que depuis le début des journées de protestation – soit depuis plus de deux semaines – les blocages ont été utilisés par le gouvernement, les hommes d’affaires et les commerçants locaux en les présentant à la population étant comme les responsables de la pénurie de produits de première nécessité et de carburant. Et cela bien que des «couloirs humanitaires» aient été mis en place par les manifestants. Dès lors, un débat a été ouvert la discussion sur l’opportunité de maintenir les blocages. À cet égard, nous pensons que toute décision sur cette question doit être précédée de garanties de non-poursuite et de non-criminalisation pour tous ceux qui animent les blocages, garanties supervisées par des organisations de défense des droits de l’homme et, dans la mesure du possible, avec une surveillance internationale et des engagements explicites du gouvernement national et des dirigeants locaux concernant leurs revendications. Ce qui s’est passé à Cali, après l’échec de la table de négociation qui a été tentée avec la mairie, est contraire à ce dont nous avons besoin pour trouver des solutions à la situation actuelle. Les leaders de quartier qui ont participé à la réunion ont été repérés et sont actuellement détenus par la police à leur domicile afin d’être poursuivis.
En ce qui concerne la décision politique de mettre fin aux blocages, nous considérons qu’elle doit être prise par ceux qui les ont organisés comme une forme de résistance légitime, c’est-à-dire par les membres des «lignes de front» avec leur soutien logistique proche. Ceux qui ont mené les affrontements dans la rue et qui ont connu dans leurs rangs des morts, des blessés et des disparus sont ceux qui ont l’autorité morale pour prendre cette décision. Il en va de même pour les blocages de routes menés par les camionneurs et les paysans.
Les gigantesques marches auxquelles nous avons assisté à Ibagué, Neiva et Bogota ces derniers jours et les organisations sociales qui s’y sont jointes, comme les camionneurs de tout le pays et les cultivateurs de coca du sud-ouest, confirment que ce soulèvement populaire est en train de prendre de l’ampleur. C’est pourquoi nous considérons que le facteur décisif est l’ouverture d’alternatives politiques «venant d’en bas» à la crise du capitalisme périphérique du pays. Ce soulèvement populaire montre que l’auto-organisation et la démocratie directe qui s’expriment dans de multiples formes de résistance vont dans le sens de la consolidation d’une «institutionnalité parallèle» qui dépasse les limites étroites de la démocratie représentative. Ce soulèvement a dépassé la représentativité traditionnelle des organisations syndicales et du Comité national de grève, confirmant que leurs revendications étroites les laissent en dehors de celles du large spectre populaire. Le 1er mai l’a démontré de manière spectaculaire. Alors que dans les combats de rue, la brutalité policière a déjà provoqué des morts et des disparus, les centrales syndicales ont appelé à une célébration de la fête des travailleurs avec un «défilé virtuel». La méfiance des leaders des quartiers et des dirigeants populaires à l’égard des négociations que le Comité de grève tente de développer découle de cette réalité.
Le soulèvement populaire démontre également l’incapacité d’un Congrès et de partis politiques piégés par la corruption et les engagements envers les intérêts des grands capitalistes, ainsi que celle d’organes de contrôle et de hauts tribunaux qui ont joué le rôle de complices de la barbarie militariste à laquelle nous assistons actuellement. Pour cette raison, il a ouvert une crise institutionnelle qui pourrait aboutir à la démission du président Ivan Duque. Le développement des événements et les rapports de forces qui s’établiront dans un avenir immédiat détermineront s’il est possible de réaliser cette possibilité qui implique un certain coup porté au régime politique néolibéral et militariste.
Nous sommes d’accord sur le fait qu’il est nécessaire d’avancer désormais cette revendication, comme le proposent avec de plus en plus de force les organisations politiques et sociales. Ignorer cette possibilité en argumentant [comme l’a fait l’ancien maire de Bogota et sénateur Gustavo Petro] qu’elle produirait un «vide institutionnel» et que dans cette conjoncture nous ferions face à l’arrivée au Palais de Nariño du vice-président ou du président du Congrès – qui sont supposément pires que Duque – ou qu’une fois la démission de Duque concrétisée, la voie du coup d’Etat militaire serait ouverte – raisons pour lesquelles il faut «défendre Duque de l’uribisme» [Alvaro Uribe] qui l’a mis au pouvoir –, non seulement exempte ce gouvernement de responsabilités politiques, mais il l’exempte aussi de responsabilités face à l’assassinat collectif contre le peuple sans défense, en tant que chef des forces armées. Mais cette position part également du critère erroné que l’approfondissement de la crise institutionnelle qui ouvrirait le renversement populaire d’un gouvernement réactionnaire comme celui de Duque, chose sans précédent dans l’histoire du pays, ne pourrait être résolu que dans le cadre de cette même institutionnalité qui s’effondre actuellement.
Au contraire, nous considérons qu’un triomphe populaire de cette ampleur ouvrirait de grandes possibilités pour l’action politique autonome de la population et serait la voie pour la convocation d’une Assemblée constituante et populaire. Ce serait le meilleur moyen d’isoler et de vaincre la réaction politique et les putschistes, à un moment où la solidarité populaire est immense à l’échelle internationale.
Les leaders sociaux et populaires ont également mis l’accent sur les revendications économiques et sociales suivantes que nous appuyons et qui peuvent constituer une plateforme minimale et urgente face à l’appauvrissement auquel sont soumis des millions de Colombiens à cause des politiques néolibérales que continue d’imposer le gouvernement Duque:
- Poursuite légale et sanction des responsables des meurtres et des disparitions qui ont eu lieu pendant la militarisation de la protestation sociale. Punir les responsables de viols de femmes. Démanteler l’ESMAD et transformer la police en un organe civil relevant du ministère de l’Intérieur. Arrêtez les assassinats et les massacres de leaders sociaux. Promouvoir un accord humanitaire dès à présent avec tous les groupes armés afin de trouver une solution au conflit qui devrait se conclure par des tables de négociations différenciées selon les caractéristiques de chaque groupe.
- Revenu de base d’urgence pour le secteur informel et les chômeurs. Pour atteindre cet objectif, il est nécessaire de suspendre le paiement de la dette publique qui représente actuellement 63% du produit intérieur brut et de réaliser une réforme fiscale démocratique et redistributive qui instaure un impôt sur la fortune des riches et des super riches, non déductible de l’impôt sur le revenu; un impôt sur les dividendes des entreprises et les héritages, ainsi que l’élimination des exonérations fiscales pour les grandes entreprises et le secteur financier.
- Le respect des accords de paix, notamment en ce qui concerne la substitution volontaire des cultures [en remplacement de la culture de la coca] et la mise en œuvre de projets collectifs qui améliorent le niveau de vie des communautés paysannes et ethniques, sur la base de la souveraineté alimentaire.
- Programme de création d’emplois pour les jeunes, extension de la couverture et du financement des frais de scolarité des étudiants dans les universités publiques.
Dehors le gouvernement génocidaire d’Iván Duque! Pour une sortie alternative de la crise actuelle… Assemblée constituante et populaire! (Movimiento Ecosocialista, 18 mai 2021, publié par Correspondencia de Prensa; traduction rédaction A l’Encontre)
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