Par Mustapha Benfodil
Alger, vendredi 7 mai 2021. Il est presque 13h. Il fait très beau. Une splendide journée printanière. A Alger-Centre, l’atmosphère est relativement légère. Même le dispositif de police déployé comme à chaque jour de hirak est moins dense, surtout comparativement à l’armada mobilisée mardi dernier où, pour la deuxième semaine consécutive, la marche des étudiants a été empêchée et plusieurs interpellations ont ciblé les animateurs du mouvement de protestation estudiantin ainsi que de nombreux hirakistes.
Sur la rue Victor Hugo et aux abords de la mosquée Errahma, très peu de monde. Les manifestants potentiels sont soit à la mosquée pour la prière hebdomadaire, soit disséminés dans les petites ruelles alentour pour se mettre à l’abri des rafles de la police. En traversant ce périmètre vers 12h55, un officier de police procède à la vérification de notre carte professionnelle et scrute notre ordre de mission. 13h07.
Fin de la prière collective. Brouhaha. Les premières clameurs s’élèvent aux cris de «Dawla madania, machi askaria» (Etat civil, non militaire). Quelques centaines de manifestants se déversent sur la rue Victor Hugo avant d’enchaîner sur la rue Didouche Mourad. Contrairement aux vendredis précédents, la procession, après avoir battu le pavé sous un soleil de plomb sur quelques dizaines de mètres, s’immobilise sur le périmètre compris entre la librairie des Beaux-arts et la place Audin.
Dans les chants et les slogans scandés, les frondeurs, libérés, s’époumonent en accablant le Président, les généraux, les services de sécurité…Tout le monde en prend pour son grade. La foule transfigurée dénoncera également avec véhémence la répression ambiante et exprimera une nouvelle fois son rejet des élections législatives. «Makanche intikhabate maâ el issabate» (Pas d’élections avec les gangs), «El intikhabate masrahiya, el mouchkil rahou fe echarîya» (Les élections sont une comédie, c’est un problème de légitimité), «Dégagez les généraux, had el âme makache el vote» (Généraux dégagez, il n’y aura pas de vote cette année), entonnaient les protestataires. On pouvait entendre également: «Adouna gaâ lel habss, echaâb marahouche habess» (Jetez-nous tous en prison, le peuple ne s’arrêtera pas), «Djazair horra dimocratia» (Algérie libre et démocratique), «Chouiya be chouiya, endjibou el houriya, wen endirou raïs andou charîya» (Petit à petit, on arrachera la liberté et on mettra un Président qui a la légitimité).
A un moment donné, un carré de manifestants s’est mis à scander: «L’ENTV à la poubelle we essahafa teddi l’istiqlal» (La télévision publique à la poubelle et les journalistes accéderont à l’indépendance).
Sur les pancartes arborées, le thème de la dénonciation de la répression revenait là aussi avec insistance: «La révolution du sourire continue, non à la répression!», «Je crois en mon droit à la liberté et cette foi est plus forte que n’importe quelle arme ou répression»; «L’Algérie a été emprisonnée pour une durée indéterminée»; «La répression est une tentative d’assassinat du sourire et de l’espoir.
Nous ne courberons pas l’échine et nous ne reculerons pas», pouvait-on lire. Dr Oulmane, figure de proue du mouvement citoyen, défile une nouvelle fois avec une de ses affiches incisives et pleines d’humour: «Le régime de l’Algérie nouvelle n’est pas corrompu, n’est pas oppresseur et n’est pas menteur. C’est un régime de bonne famille», écrit-il avec ironie.
Le rejet des élections revenait également dans nombre de messages: «Nos aspirations ne rentrent pas dans vos urnes», proclame une jeune manifestante à travers son écriteau. Une dame s’est fendue de cette réflexion: «Ma voix est libre, ne l’enferme pas dans une urne». Une autre citoyenne fera remarquer de son côté via un panneau qu’elle hissait: «Si les élections dans notre pays produisaient le changement réel, ils ne les auraient pas autorisées.»
Le souvenir des massacres du 8 Mai 1945, dont nous commémorons ce samedi le 76e anniversaire, était présent, lui aussi, sur maintes pancartes. Un homme d’un certain âge brandit deux larges feuilles avec ce message décliné en arabe et en français: «A l’occasion du 76e anniversaire des massacres du 8 Mai 1945, n’oubliez pas les crimes commis par l’Etat terroriste français du 5 juillet 1830 au 5 juillet 1962. La France doit être jugée pour ses horribles crimes contre l’humanité.» Rabah, un habitué des manifs citoyennes qui a une formule pour chaque date historique, parade en brandissant ces mots gravés sur une de ses pancartes joliment calligraphiées: «8 Mai 1945- 8 mai 2021. Le génocide impuni. Pour que nul n’oublie les crimes contre l’humanité et le massacre de 45 000 personnes selon les historiens, commis par les autorités militaires françaises et les milices coloniales, à Sétif, Kherrata et Guelma.» Sur une autre affichette, il écrit : «Les nations se hissent par le savoir et se maintiennent par la mémoire. 8 Mai 1945. Tous contre l’oubli».
Abdelhakim, un brave patriote fils du valeureux chahid Mohamed Oudelha dit «Ali Z’yeux Bleus» (1930-1958), guillotiné à la prison Barberousse (Serkadji) le 8 février 1958, nous fait cette déclaration d’un ton plein de tendresse et de bienveillance: «Ce peuple qui est sorti, c’est la mémoire des martyrs qui a interpellé son âme. La révolution du sourire arbore le sourire de Ben M’hidi. Elle est habitée par le message de la Soummam de Abane Ramdane et irriguée par le sang de Didouche Mourad. La filiation intergénérationnelle est là. C’est la même histoire qui se poursuit». Et de lancer «sans rancune et sans haine» comme il dit: «Halte à la répression! Halte à la violence! Libérez tous les détenus politiques. Changez votre mentalité. Mettez vous sur la voie de votre peuple. L’Algérie a besoin de tous ses enfants. La jeunesse algérienne est productive et dynamique. Elle est bourrée de talents, elle a du génie. Laissez-la s’exprimer pour aller vers une Algérie meilleure.»
L’un des faits marquants de ce vendredi 116, c’est l’inspiration de génie qu’a eu le cortège tonitruant en provenance de La Casbah et Bab El Oued. Pour parer à une intervention musclée de la police comme cela s’est produit vendredi dernier où les forces antiémeute ont dispersé violemment les manifestants, dès 16h, au niveau de la place Audin et sur le bas de la rue Didouche Mourad, ce cortège qui constitue désormais le cœur battant du hirak algérois, avec, à la clé, des dizaines de milliers de manifestants, a pris de court les forces de l’ordre en changeant d’itinéraire.
Alors qu’habituellement, au bout de la rue Asselah Hocine, l’imposante procession bifurquait à droite pour monter vers la Grande Poste et continuer par l’avenue Pasteur puis tourner par la rue du 19 Mai 1956 avant de déferler sur la place Audin et investir la rue Didouche, hier, à la fin de la rue Asselah Hocine, le cortège a foncé en direction du boulevard Amirouche, traversé la rue Hassiba Ben Bouali avant de se lancer sur le boulevard Belouizdad et pousser jusqu’à Ruisseau.
Les manifestants ont répété à tue-tête ce message de détermination: «Wallah marana habssine, edirou wech edirou» (Quoi que vous fassiez, on ne s’arrêtera pas), «Goulna yetnahaw gaâ, maranache habssine» (On a dit ils dégagent tous, on ne s’arrêtera pas). On pouvait entendre aussi: «We n’har el Aïd kayen massira» (Il y aura une marche le jour de l’Aïd). (Article publié dans le quotidien El Watan, le 8 mai 2021)
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