Par Patrick Cockburn
J’avais l’habitude de rencontrer des hommes d’affaires au Moyen-Orient qui étaient très anxieux quant à leurs chances de remporter un contrat gouvernemental. Ils étaient naturellement réticents à entrer dans les détails, mais ils laissaient entendre que leur principale préoccupation était de savoir si le fonctionnaire qu’ils avaient soudoyé pour leur obtenir un contrat serait, le cas échéant, disposé ou capable de le faire. Ils considéraient comme acquis le fait que je savais que personne ne réussissait à faire des affaires avec les gouvernements en question sans payer quelqu’un à l’intérieur de ceux-ci.
J’étais en Irak et en Afghanistan lorsque le système gouvernemental de ces deux pays était saturé par la corruption. La Grande-Bretagne n’en est peut-être pas encore au même point, mais elle est beaucoup plus avancée sur la voie de la kleptocratie que la plupart des gens ne l’imaginent. Malgré tout ce que l’on peut dire des scandales actuels, les mots et les expressions utilisés pour les décrire – l’entre-soi, les portes tournantes, le pantouflage, le copinage, les conflits d’intérêts, la corruption – sous-estiment tous la gravité et le caractère corrosif de ce qui s’est passé.
En réalité, les particuliers et les entreprises n’emploient que des politiciens et des fonctionnaires, qu’ils paient très cher, parce qu’ils espèrent gagner eux-mêmes des sommes beaucoup plus importantes. Il y a la corruption «dure», qui vise à obtenir un contrat particulier, et la corruption «douce», généralement légale, qui vise à obtenir le soutien de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie pour servir les intérêts généraux de ceux qui les paient.
Les mécanismes de la corruption ont beaucoup en commun dans le monde entier, bien que la sophistication des moyens utilisés pour la dissimuler ou l’expliquer diffère largement. Dans ce domaine, comme dans bien d’autres, l’exceptionnalité britannique est moins importante que ce que l’on croit souvent – en effet, la présomption d’honnêteté facilite la vie des personnes sérieusement malhonnêtes.
Ma connaissance de la corruption provient principalement du Moyen-Orient, mais une liste de ce que je considère comme les six principales étapes sur la route de la kleptocratie a des parallèles de plus en plus forts en Grande-Bretagne.
1 – La corruption est dopée lorsque les entreprises sont convaincues qu’elles ne peuvent pas réussir à faire des affaires avec le gouvernement sans avoir en son sein des facilitateurs au niveau décisionnel. Si elles ne trouvent pas leurs propres initiés, elles ne peuvent espérer être compétitives. Le moyen le plus rapide d’acquérir une telle influence est de la payer. A Bagdad ou à Kaboul, il s’agira probablement d’argent liquide. En Grande-Bretagne, la récompense peut prendre la forme d’un futur emploi bien rémunéré, d’options d’achat d’actions ou d’autres avantages de ce type.
Un exemple inquiétant de la façon dont les choses se font de plus en plus en Grande-Bretagne – bien qu’il n’y ait aucune suggestion d’illégalité – a été décrit par le rapport du National Audit Office l’année dernière sur l’achat d’EPI (Equipement de protection individuelle) par le gouvernement. Ce rapport a révélé l’existence d’une voie rapide VIP semi-secrète destinée aux personnes en contact avec «des fonctionnaires du gouvernement, des cabinets ministériels, des députés et des membres de la Chambre des Lords, des cadres supérieurs du NHS et d’autres professionnels de la santé». Selon le rapport, les entreprises faisant partie de la voie VIP avaient une chance sur dix de remporter un contrat, contre moins d’une sur cent pour celles qui n’en faisaient pas partie.
La réalité de cette voie rapide «d’initiés» n’avait pas grand-chose à voir avec l’expertise professionnelle et était beaucoup plus proche de la façon de faire des affaires au Moyen-Orient. Le New York Times a analysé une grande partie des quelque 1200 contrats du gouvernement central britannique relatifs à l’épidémie de Covid-19, d’une valeur de 22 milliards de dollars (16 milliards de livres), qui avaient été rendus publics. Il a constaté qu’environ la moitié de ces contrats, d’une valeur de 11 milliards de dollars (8 milliards de livres), «ont été attribués à des entreprises dirigées par des amis ou des associés de politiciens du parti conservateur, ou n’ayant aucune expérience préalable ou un passé controversé». Pendant ce temps, les petites entreprises sans influence politique n’ont rien obtenu.”
2 – Le montant d’argent impliqué est un facteur très important dans la propagation de la corruption. Les reportages sur le scandale actuel en Grande-Bretagne ne parviennent pas à rendre ce point suffisamment clair. Il ne s’agit pas de petites magouilles comme les dépenses parlementaires. Les personnes à l’intérieur et à l’extérieur du gouvernement peuvent parier pour des dizaines ou des centaines de millions de livres, ce qui les conduit à prendre des risques qu’ils éviteraient autrement. C’est lorsque de telles sommes, qui changent la vie, sont offertes que la corruption s’infiltre. Je me souviens d’un ministre à Bagdad qui était heureux à Londres s’il pouvait emprunter 50 livres à ses amis, mais qui, après quelques années de fonction, possédait un manoir avec trois piscines à Amman.
3 – Les crises offrent de grandes opportunités de corruption, qu’elles prennent la forme d’une guerre ou d’une pandémie. Des voies rapides spéciales, qui sembleraient autrement très douteuses, peuvent être justifiées comme une sorte de mesure patriotique pour répondre à une urgence nationale. Les contrôles et les garanties normaux peuvent être mis de côté parce que la «bureaucratie» étouffe l’effort national – et lorsque des sommes considérables sont dépensées et que rien n’est livré, cela est expliqué comme regrettable mais inévitable dans les circonstances. Malheureusement, les précédents créés en temps de crise ont tendance à perdurer et à déterminer les comportements futurs.
4 – Ceux qui encouragent la corruption voudront, s’ils sont raisonnables, répartir l’argent au sein de l’élite politique. Cela signifie que de nombreuses personnes se sentent vulnérables et peu enthousiastes à l’égard d’enquêtes de grande envergure dotées de puissants pouvoirs juridiques qui pourraient se concentrer sur elles. Les pots-de-vin versés aux partis politiques sont également une bonne méthode pour échapper aux poursuites et bloquer les réformes.
5 – Le peu de chance d’être pris et puni est un autre moteur important de la corruption. La meilleure façon d’y parvenir est de s’assurer que ce que vous faites est techniquement légal, plutôt que douteux ou criminel, même si cela peut sembler être le cas pour le grand public. Si une telle corruption est impunie, les autres se diront bientôt : «tout le monde le fait, alors pourquoi pas moi?».
6 – Les contrats passés avec des entreprises et des particuliers qui n’ont pas les moyens de fournir les biens et les services payés par le gouvernement jouent un rôle particulier dans le déclin des normes. Ceux qui les reçoivent deviennent des courtiers et transmettent le contrat contre une rémunération; cela peut se produire plusieurs fois. La sous-traitance louche est un moyen sans problème de transformer de solides relations politiques en profits non mérités.
Il y a un facteur qui rend la vie plus facile aux corrompus en Grande-Bretagne qu’à Kaboul ou Bagdad. Ici, les gens sont encore choqués lorsque des politiciens et des fonctionnaires de haut rang s’en mettent plein les poches. Dans une grande partie du Moyen-Orient, les citoyens ordinaires seraient surpris si ce n’était pas le cas et réagissent en fonction de cette supposition.
La confiance naïve dans la probité des institutions britanniques ouvre particulièrement grand la porte à la corruption. Dans les années 1960 et au début des années 1970, la police métropolitaine de Londres était non seulement corrompue, mais certaines de ses composantes fonctionnaient comme une entreprise criminelle. Pendant longtemps, ses victimes n’ont pas été crues et ses auteurs ont bénéficié d’un laissez-passer, jusqu’à ce que des scandales répétés les fassent tomber. Le commissaire réformateur de la police métropolitaine, Sir Robert Mark, a déclaré qu’«une bonne force de police est celle qui attrape plus d’escrocs qu’elle n’en emploie».
Avec quelques adaptations, ce serait une bonne devise pour quiconque cherche à réformer les hautes sphères de la vie publique en Grande-Bretagne. (Article publié dans The Independent le 18 avril 2021; traduction rédaction de A l’Encontre)
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