Par Michelle Fawcett et Arun Gupta
Alors que les États mettent fin au confinement, le coronavirus explose parmi les 2,5 millions de travailleurs agricoles des Etats-Unis, mettant en péril les efforts pour contenir la propagation de la maladie et assurer la présence des aliments sur les étagères des magasins, au moment où la récolte est en cours.
Les chiffres sont sombres. Le nombre de cas de Covid-19 a triplé dans le comté de Lanier, en Géorgie, après une journée de tests sur les ouvriers agricoles. Les 200 travailleurs/travailleuses d’une seule ferme à Evensville, dans le Tennessee, ont tous été testés positifs. Le comté de Yakima (Washington) – où des ouvriers agricoles ont récemment fait grève dans des installations de conditionnement de pommes – affiche désormais le taux d’infection par habitant le plus élevé de la côte ouest. Parmi les travailleurs migrants d’Immokalee, en Floride, qui viennent de terminer la cueillette des tomates et se dirigent vers le nord pour récolter d’autres cultures, 1000 personnes sont infectées.
Ce nombre croissant reflète l’absence de consignes de sécurité pour les travailleurs qui travaillent côte à côte dans les champs, voyagent côte à côte dans des fourgonnettes et dorment par dizaines dans des lits superposés dans des baraques. Le 2 juin, le CDC (Centres pour le contrôle et la prévention des maladies) et l’OSHA (Occupational Safety and Health Administration) ont publié des recommandations pour aider à protéger les travailleurs agricoles, suivant ainsi les initiatives de Washington, de l’Oregon et de la Californie. Mais il n’y a toujours pas de réponse obligatoire coordonnée au niveau national, ni de suivi de la maladie chez les travailleurs/travailleuses agricoles.
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La hausse du nombre de cas est en partie due à l’augmentation des tests. Mais cela indique l’émergence d’un nouveau danger qui pourrait rendre les épidémies encore plus difficiles à contenir: certains ouvriers agricoles refusent de se soumettre au test Covid-19.
Eva Galvez est médecin au Virginia Garcia Memorial Health Center, une clinique qui dessert 52’000 patients, pour la plupart latinos, dans les régions agricoles qui entourent Portland (Oregon). Lorsque la clinique a découvert en avril que les Latinos étaient testés positifs au Covid-19 à un taux vingt fois supérieur à celui des autres patients, Eva Galvez a désigné les communautés de travailleurs agricoles comme l’un des clusters (groupes infectés). Elle a donc travaillé avec l’Oregon Law Center afin de garantir des règles d’hygiène et de distanciation sociale dans tout l’État. Ces règles doivent expirer le 24 octobre. Les dispositions comprennent le renforcement de la sécurité dans les logements fournis par les employeurs, ce qui, selon In These Times, alimente les épidémies parmi les travailleurs agricoles dans tout le pays.
Mais Eva Galvez a d’autres préoccupations à présent. «Bien que notre clinique ait une grande capacité de dépistage, beaucoup de gens ne voudront pas être testés», dit-elle. «Parce que s’ils sont positifs, ils ne peuvent pas aller travailler.»
«Le virus est une lettre écarlate» (maudite), dit Reyna Lopez, directrice exécutive de Pineros y Campesinos Unidos de Noroeste (PCUN), le syndicat des travailleurs agricoles qui compte 7000 membres. Il est basé dans le comté de Marion, soit dans l’État de l’Oregon qui se classe troisième pour le nombre de cas de coronavirus par habitant.
«Non seulement il n’y a pas de congé payé [si vous ne pouvez pas travailler], mais il n’y a pas de travail», explique M. Lopez. «Cela montre aux ouvriers agricoles qu’ils n’ont pas intérêt à dire aux gens qu’ils se sentent malades. La plus grande crainte n’est pas nécessairement le virus lui-même; c’est de ne pas pouvoir subvenir aux besoins de sa famille.»
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Il s’agit d’une crise indéniable. Mais les Etats-Unis récoltent ce qu’ils ont semé. Des décennies de politiques anti-immigrants rendront le coronavirus extraordinairement difficile à contenir pour une population vulnérable qui a été forcée de vivre dans l’ombre.
En tant que travailleurs d’un secteur où il y a peu de syndicats, où les protections de base des travailleurs sont insuffisantes et où l’on estime qu’au moins 48% de la main-d’œuvre est constituée d’immigrant·e·s sans papiers, les ouvriers agricoles ont de nombreuses raisons de craindre de perdre leur emploi. La plupart n’ont pas d’assurance maladie, de congé de maladie, d’assurance chômage et de statut légal. Et ils subviennent aux besoins de leur famille élargie, ici et à l’étranger, avec des salaires de misère. Les tests et les directives de distanciation sociale peuvent aider à prévenir la maladie, mais ne peuvent empêcher la perte d’emploi. La protection personnelle ne remplace pas la protection sociale.
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Les politiques de l’administration de l’État ont aggravé la situation. Selon Irene de Barraicua, de Líderes Campesinas, une organisation de travailleuses agricoles basée en Californie, certaines travailleuses agricoles ne cherchent pas à obtenir des soins de santé en raison de la règle de la «charge publique» qui les menace de se voir refuser la carte verte s’ils dépendent des services publics [un immigrant susceptible de devenir une «charge publique» peut se voir refuser un visa, un permis de travail, de résident, etc., en raison de son handicap ou du manque de ressources économiques].
Les travailleurs H2A [travailleurs au statut temporaire, «saisonnier»] sont au nombre de plus d’un quart de million. Leurs visas temporaires sont liés à leurs employeurs. Ils pourraient être expulsés s’ils perdent leur emploi. Même les lettres les qualifiant de «travailleur essentiel» que certains propriétaires ont fournies à des travailleurs sans papiers (pendant la pandémie), afin de les montrer à l’ICE (Immigration and Customs Enforcement) – dans l’espoir d’empêcher les arrestations pendant la pandémie – se sont retournées contre eux, explique Irene de Barraicua. Les travailleurs, en effet, ont interprété la lettre comme un signe que les raids allaient se multiplier.
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Aujourd’hui, le coronavirus a bouleversé la production agricole d’une manière qui menace encore plus les emplois.
La vallée de Salinas en Californie est surnommée «le saladier de l’Amérique» pour ses 1,4 million d’acres de terres agricoles où l’on cultive tout, des artichauts aux courgettes. Mais cette année, les laitues, les fraises, les choux-fleurs et les épinards pourrissent dans les champs, car les entreprises agroalimentaires incapables de passer des ventes aux grands grossistes aux ventes aux consommateurs réduisent leurs pertes en supprimant des emplois.
Sinthia, 40 ans – dont le nom de famille n’est pas divulgué pour protéger sa famille, son travail et elle-même – est originaire de Guanajuato, au Mexique. Elle subvient aux besoins de deux enfants, de sa mère, d’une sœur quadraplégique et d’un frère sourd, muet et aveugle. Avant Covid-19, Sinthia, qui est membre de Líderes Campesinas, emballait des boîtes de brocolis jusqu’à 62 heures par semaine dans le comté de Monterey. Aujourd’hui, ses heures ont été réduites de moitié. Les restaurants et les écoles qui ont acheté des produits à son employeur, PGM Packing, sont fermés à cause du coronavirus. «Il n’y a pas de marché, pas d’endroit pour vendre, pas de commandes», dit Sinthia.
A 160 kilomètres au sud-est, c’est la main-d’œuvre qui a été réduite de moitié dans un vignoble du comté de Kern (Californie), où travaille Paola, 30 ans. Vingt des 40 travailleurs ont été licenciés afin de respecter les directives de distanciation sociale. «Il y a plus de pression pour que le travail soit fait maintenant», dit Paola. Ancienne enseignante de Sinaloa, au Mexique, Paola affirme que son salaire est le même mais que ses dépenses ont augmenté. Ses deux enfants d’âge scolaire prennent désormais tous leurs repas à la maison et elle doit soutenir ses parents, récemment au chômage. Par peur de les contaminer, Paola a quitté son deuxième emploi de nuit dans une usine de conditionnement de pistaches lorsqu’un de ses collègues a été testé positif. «C’était inquiétant, effrayant, stressant», dit Paola.
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«C’est une situation très désespérée. Ils n’ont pas de nourriture. Beaucoup sont licenciés», dit Irene de Barraicua. «Les agriculteurs décident de laisser pourrir leurs récoltes. Ils laissent également les travailleurs pourrir.»
Les ouvriers agricoles craignent également d’être stigmatisés par leurs collègues et que les patrons ne licencient toute leur équipe, qui comprend souvent des membres de la famille et des amis de leur ville natale.
«Nous entendons des avocats nous dire que les travailleurs concluraient des “pactes de mort” dans lesquels, s’ils tombent malades, ils gardent “tout pour eux” car le camp tout entier va fermer», explique Lori Johnson, avocate en chef de l’unité des travailleurs agricoles auprès de l’aide juridique de Caroline du Nord.
Rebeca Velazquez est une ancienne travailleuse agricole et une organisatrice de Mujeres Luchadores Progresistas, une organisation pour les femmes travailleuses agricoles basées à Woodburn, Oregon. L’un des membres, dit-elle, avait une crise de toux au travail lorsque le propriétaire de la ferme est passé et lui a dit de partir. Son contremaître lui a dit qu’elle devait se faire tester pour le Covid-19. Deux jours plus tard, il lui a dit de ne pas se donner la peine: toute l’équipe de 30 travailleurs avait été licenciée à cause d’elle. Une autre femme, dit Rebeca, a été évincée par ses collègues à son retour au travail après avoir été très malade avec le Covid-19. Elle est partie travailler ailleurs et garde sa maladie secrète par peur de la discrimination.
Luis Jimenez, 38 ans, travailleur d’une laiterie à Avon (New York), affirme que les travailleurs sont dans une impasse. On leur a dit que s’ils tombaient malades et ne disaient rien, ils seraient licenciés. Mais s’ils disent quelque chose, ils peuvent quand même perdre leur emploi. «Les [patrons] n’ont pas de plan si les travailleurs sont infectés», dit Luis. «Aucun plan pour les mettre en quarantaine, les nourrir, les emmener à l’hôpital.»
Une explosion du nombre de cas parmi les travailleurs agricoles vulnérables pourrait submerger les établissements de santé ruraux et menacer l’approvisionnement alimentaire national. La fine bande de plastique qui sépare actuellement les travailleurs dans les champs ne suffit pas à stopper une pandémie ou à guérir un système malade. Il est essentiel de renforcer la protection des travailleurs et travailleuses notamment par des congés de maladie payés, des indemnités de chômage, des logements et des soins de santé abordables, si l’on veut endiguer la propagation de Covid-19.
«Nous ne voulons pas être qualifiés d’essentiels». déclare Sinthia. «Montrez-nous avec des preuves que nous sommes essentiels. Nous avons besoin de meilleures conditions de travail, de meilleures conditions de vie, d’une vie meilleure». (Article publié sur le site Truthout, en date du 20 juin 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
Michelle Fawcett est professeure adjointe au département Médias, Culture et Communication de l’Université de New York.
Arun Gupta est diplômé de l’Institut culinaire français, a cuisiné au célèbre restaurant Savoy de New York. Il contribue aux publications suivantes: The Progressive, In These Times, Truthout et The Guardian.
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