Par William Rivers Pitt
En opposition au déboulonnage des statues de racistes dans le pays tout entier, des milices de droite, extrémistes, lourdement armées ont menacé, et même abattu, des manifestant·e·s.
Cette éruption de violence, d’où vient-elle? Elle procède de la multiplication de groupes d’extrême droite armés jusqu’aux dents. Après tout nous sommes aux États-Unis, ce pays qui préfère les armes à ses propres enfants. Et surarmés, ces groupes le sont. Leur hostilité à la démocratie libérale (avec un “d” minuscule et “l” minuscule) ne cesse de croître. Leur violence franchit un nouveau palier, à l’heure où une majorité du peuple américain commence enfin à mettre en question le racisme sanguinaire de leur nation, le racisme passé et le racisme présent.
En début de semaine, à Albuquerque (Etat du Nouveau-Mexique) des militants luttant pour la justice raciale s’apprêtaient à faire un sort à une statue du conquistador espagnol Juan de Oñate [1550-1626], le même qu’aux statues de «héros confédérés» récemment abattues comme de vieux arbres pourris.
Oñate appartenait à la longue lignée des bouchers européens avides de fortune et de gloire qui sillonnaient l’Atlantique. Implanté dans cette région devenue le Mexique, il a massacré les populations amérindiennes que leur malheur avait mises à sa portée.
Rejeton d’une famille qu’enrichirent les mines d’argent, Oñate a revendiqué pour l’Espagne une partie du nord du Nouveau-Mexique et exigé des peuples amérindiens tribut et hommage pour son pays, et pour le pape. Refusant de s’agenouiller et de céder à cette demande effrontée le peuple Acoma a riposté et tué 13 Espagnols, dont le neveu d’Oñate.
En réponse à quoi Oñate a pour ainsi dire anéanti un grand village Acoma. Seuls 200 des 2000 membres de cette communauté ont survécu. Les hommes en âge de se battre furent amputés du pied droit et condamnés à 20 ans de travaux forcés. Les enfants Acoma survivants, arrachés à leurs familles, furent envoyés vivre auprès de missionnaires chrétiens. A la frontière entre les États-Unis et le Mexique, la réalité d’aujourd’hui en est un sinistre écho. L’histoire se répète.
La statue d’Oñate méritait évidemment d’être abattue puis concassée en gravier qui serait mélangé à celui de toutes les statues des seigneurs de la guerre confédérés qui ont porté le fer contre leurs propres compatriotes pour conserver à jamais le pouvoir d’asservir des êtres humains.
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A Albuquerque, c’est ce que pensaient ces militant·e·s réuni·e·s dans la soirée du 15 juin autour de la statue d’Oñate.
Mais cette nuit-là, ils n’étaient pas seuls. Lourdement armés, sont apparus des membres d’un groupe qui s’intitule lui-même «Garde civile du Nouveau-Mexique». Ils prétendaient «défendre» la statue d’un conquistador espagnol que citent les manuels d’histoire écrits sous le signe du sang des enfants. Une échauffourée s’en est suivie. Un membre de la «Garde civile» a sorti une arme de poing. Une fois le tir ayant pris fin, gisait au sol un manifestant grièvement blessé.
La «Garde civile du Nouveau-Mexique» vient d’apparaître, elle est née mi-mars et a commencé à se faire connaître au cours des manifestations «Reopen Now». [«Rouvrir maintenant»: manifestations pour mettre fin au confinement, adulées par Trump]. Elles y prenaient part aux côtés d’autres manifestants de droite hurlant que la pandémie de Covid-19 était une supercherie exagérée.
George Floyd tué par la police, cette milice a changé de discours. Elle s’est érigée en rempart contre le prétendu chaos «antifa» lorsque se multipliaient les appels à réduire drastiquement les budgets des services de police. Parmi les posts sur leur page Facebook on peut lire: «Fondements et principes de base de l’embuscade.» Il ne s’agit pas de fanfaronnade. L’effusion de sang d’Albuquerque en témoigne.
La «Garde civile du Nouveau-Mexique» est un de ses nombreux groupes d’extrême droite qui se sont fait connaître ces derniers mois. Chez certains de ces regroupements se retrouve le noyau dur des libertariens, ils méprisent pratiquement toutes les missions et instances gouvernementales – y compris la police. Il en est d’autres, cependant, qui ont profité du soulèvement populaire dans le pays tout entier pour répandre la violence et les troubles dans les rues, animés par l’espoir de déclencher une nouvelle guerre civile.
Allumez Fox News quelques instants et vous assisterez à de semaines de violences de rues que vous n’aurez jamais vues dans la réalité. Les «Antifa» [qualifiés de «terroristes» par Trump] sont les responsables de cette violence pour Donald Trump ou le député républicain Jim Jordan [de l’Ohio].
Au début du mois de juin, Jim Jordan a accusé les «Antifa» d’être le responsable du meurtre d’un officier fédéral à Oakland, en Californie.
En réalité, bien des violences ont été provoquées par des contre-manifestants d’extrême droite. Ils cherchent à déclencher une ambiance pour leur «nouvelle guerre civile». «Les chiffres sont accablants», a déclaré l’ancien agent du FBI et spécialiste de l’extrémisme Clint Watts au Washington Post. «La plupart des violences proviennent de l’extrême droite.»
Contrairement à ce que prétend Jim Jordan, le meurtre de l’officier fédéral Dave Patrick Underwood lors d’une manifestation à Oakland n’était pas un acte d’«Antifa». Underwood a été abattu par Steven Carrillo, un sergent de l’armée de l’air en service actif, un deuxième officier a été blessé au cours de l’attaque. Carrillo et son complice Robert Justus ont abattu Underwood devant le bâtiment fédéral Ronald V. Dellums, la Palais de justice, avant de s’enfuir au domicile de Carrillo.
Huit jours plus tard, lorsque les forces de l’ordre sont arrivées à son domicile pour procéder à son arrestation, Carrillo les a prises en embuscade. Lors d’un échange de tirs, il a tué le sergent Damon Gutzwiller, du comté de Santa Cruz, et blessé grièvement un deuxième officier. Avant son arrestation, Carrillo avait gribouillé de son propre sang «bêta» et «je suis devenu déraisonnable», sur le capot du véhicule qu’il avait volé dans sa fuite.
NBC News nous apprend que « les autorités fédérales ont déclaré, avoir récupéré sur les lieux de l’arrestation de Carrillo un AR-15 lié à la fusillade du Palais de justice fédéral d’Oakland ». «Le fusil d’assaut utilisé par Carrillo était de fabrication privée et sans numéros de série, un silencieux était adapté au canon de l’arme», ont indiqué les autorités. Les enquêteurs ont trouvé à l’intérieur du véhicule de Carrillo un gilet pare-balles avec un autocollant d’un igloo et un design de style hawaïen – symboles du mouvement d’extrême droite «Boogaloo», selon la plainte des autorités fédérales. »
Le soi-disant «Mouvement Boogaloo» est né des marécages fétides et des abcès d’extrême droite sur Internet, comme 4chan. L’apparente absurdité de sa rhétorique et de son comportement travestit la violence de ce groupe. Son nom – «Boogaloo» – dérive d’un film de danse des années quatre-vingt, «Breakin’ 2: Electric Boogaloo ». Pourquoi? Parce que «Breakin’2» [effraction, cambriolage], la suite du premier, reprend pratiquement la même histoire que l’original «Breakin’». Les adhérents de Boogaloo semblant espérer que la prochaine guerre civile mette ses pieds dans les traces de la première, ils ont choisi ce nom de code qui désigne leur véritable projet.
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Les Boogaloo Bois, ainsi se nomment-ils, arborent en manifestation et pour se reconnaître entre eux des chemises hawaïennes. L’igloo, l’autocollant sur le gilet de Carrillo, est un avatar de Boogaloo. «Igloo» et «boogaloo» sonnent semblable. Les pages Facebook de Boogaloo contiennent des messages remplis de mèmes qui décrivent aux membres de la Garde nationale de Virginie «des lunchboxs remplies de tannerite et munies de minuteries sonores pour la pêche». Absurde mais profondément troublant: la tannerite explose lorsqu’elle est touchée. Une boîte à lunch bourrée de tannerite est l’équivalent d’une mine Claymore faite maison.
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Selon le Southern Poverty Law Center, (Service juridique contre la pauvreté dans le Sud) qui suit les «hate groups» [groupes de haine, groupes xénophobes] et les organisations terroristes nationalistes, «le mème boogaloo est apparu au début des années 2010 sur les réseaux sociaux antigouvernementaux et sur ceux des suprémacistes blancs. Dans ces deux communautés, le «boogaloo» était fréquemment associé à la violence raciste et, dans de nombreux cas, appelait explicitement à la guerre raciale. Aujourd’hui, le terme se retrouve régulièrement chez des nationalistes blancs et des néonazis qui espèrent l’effondrement de la société dans le chaos pour prendre le pouvoir et mettre en place un nouvel État fasciste.»
Tous les Boogaloo Bois ne peuvent néanmoins pas être identifiés à de violents fascistes et à des racistes; certains se considèrent antiracistes et rejoignent les manifestants.
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Toutefois, le sergent de l’Air Force Steven Carrillo et le tireur d’Albuquerque, eux, étaient bien de violents fascistes et racistes. Et ils sont loin d’être isolés, et ils sont, organisés et armés.
De tels personnages n’ont pas surgi du sol comme l’auraient fait des champignons. Ils sont le fruit d’un mouvement culturel de longue haleine, mis en place par le Parti républicain et ses alliés médiatiques, pour agiter et radicaliser leur base politique. Le soi-disant «mouvement de milices» apparu durant les années Clinton, s’est radicalisé sur une base raciste durant les huit ans de mandat d’un président noir Obama. Il a été constamment nourri par le «GOP», le Parti républicain, avide de troupes de choc pour défendre leur statu quo.
Que ces personnes aient été en mesure d’amasser d’énormes arsenaux d’armes de guerre témoigne de la vieille «love story» du Parti républicain avec des organisations extrémistes de défense des armes à feu comme la National Rifle Association (NRA). Tout cela fusionne en un affreux cocktail qu’agitent soigneusement racisme et griefs anti-gouvernementaux. Dans leurs rangs, certains sont de toute évidence plus que préparés à jouer de la gâchette.
Donald Trump, bien sûr, est leur chef. En lui, ils voient «l’élu», celui qui brisera «l’état profond», qui «sauvera» les blancs. Combien de fois, Trump ne leur a-t-il pas clairement signifié être avec eux, tous ces «braves gens» qui décodent si facilement les messages racistes qu’il leur balance avec une terrifiante régularité.
Le refus de Trump de dénoncer la violence raciste et meurtrière de Charlottesville [manifestation de l’extrême-droite les 11 et 12 août 2017, avec une contre-manifestante tuée] et, plus récemment, sa décision d’organiser le 19 juin [déplacé au 20 juin] à Tulsa (Etat de l’Oklahoma) un rassemblement à l’occasion de «Juneteenth» [1] ont poussé les brutes des «milices» d’extrême droite à exprimer leurs fantasmes les plus sauvages et les plus meurtriers. C’est l’autorité même du président des États-Unis, soigneusement réfléchie, qui a permis ce déchaînement de racisme.
Les responsables de la campagne présidentielle de Trump ont récemment adressé un mail de «fundraising» (collecte de fonds) aux adhérent·e·s républicains les invitant à rejoindre la «Trump Army». On y lit notamment: «Le président attend de VOUS comme de tous les autres membres de notre exceptionnelle «Trump Army» de vous équiper d’un signe distinctif pour vous reconnaître entre vous et faire savoir à tous que VOUS formez la première ligne de défense du président dans la lutte contre la MASSE des libéraux.» [A Tulsa, le 20 juin, il salua ses partisans en les qualifiant de «guerriers».]
Les supporters de Trump habitués à regarder Fox News au fond de leur canapé, n’ont lu dans ce mail qu’un truc de collecteur de fonds. En revanche, ce message est un appel aux armes pour les miliciens qui se rendent avec leurs AR-15 aux manifestations pacifiques. «Être équipé d’un signe distinctif» l’injonction exprime exactement le rôle des chemises igloos et hawaïennes qu’ont choisies les Boogaloo Bois. Rien de tout cela ne semble accidentel.
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Trump et le Parti républicain ont embarqué cette mouvance avec armes et bagages. Blâmer à tort les «antifa» pour la violence de leurs partisans les plus dévoués n’effacera pas la marque du crime. Les assassinats de ces policiers qu’ils louent sans vergogne, les laissent silencieux s’ils sont commis par des activistes d’extrême-droite; mais ce silence pue, comme le cadavre de l’hypocrisie sous le soleil de midi.
La comparaison entre ces voyous et les courageux activistes qui cherchent à flétrir les statues de propagande raciste d’hommes comme Juan de Oñate et de divers esclavagistes confédérés du paysage ne pourrait être plus éloquente. Nous ne discutons pas les deux faces d’un même problème. Les uns ont raison. Et parmi les autres s’élève la violence avide de préserver et de maintenir la suprématie blanche.
Le moment serait venu pour Trump et ses alliés de rappeler publiquement leurs chiens avant que d’autres personnes ne soient tuées. Mais bien sûr, rien n’est moins probable, car c’est une année électorale et Trump va avoir besoin de tous les votes racistes, amateurs d’armes à feu, qu’il pourra récupérer du fond de sa barrique bien usée. Même s’il lance quelques bruits dans le sens d’un apaisement de ces eaux, une telle violence publique a tendance à avoir sa propre inertie. Trump et le GOP ont libéré un monstre. (Article publié sur le site de Truthout, le 18 juin 2020 ; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Juneteenth, contraction des mots anglais June (juin) et «nineteenth« (dix-neuvième). Le 19 juin aux Etats-Unis, nombre de personnes, d’organisations et même des Etats commémorent à cette date l’abolition de l’esclavage. Cette année 2020, 155 ans après le premier Juneteenth, cette célébration prend une signification toute particulière après la mort de George Floyd et les mobilisations d’ampleur qui se sont exprimées ce 19 juin dans de très nombreuses villes des Etats-Unis.
Le meeting électoral de Trump à Tulsa, ce 20 juin, a été un flop: quelque 10’000 places occupées sur les 19’000 de la salle. Le choix de la ville, Tulsa, à lui seul était déjà un programme: entre le 31 mai et le 1er juin 1921, des racistes blancs ont attaqué la population noire du quartier de Grenwood, l’incendiant, le détruisant, faisant plus de 800 blessés graves et un nombre de morts jamais recensés officiellement. Des crimes racistes dans cette ville n’ont pas été «rares». Et, le 11 juin 2020, le major Travis Yates a déclaré dans une interview sur la radio locale que les policiers «tiraient sur les Afro-Américains environ 24% de moins que ce que nous devrions probablement faire, compte tenu des crimes commis». (Réd. A l’Encontre)
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