Alger, 6 décembre. 42e acte du mouvement populaire. Ce vendredi, nous sommes à J-5 du rendez-vous électoral du 12 décembre. Alors, forcément, le rejet des élections s’est exprimé à l’occasion de ce 42e «référendum» avec un peu plus d’ardeur. Et pour faire en sorte que cette dernière ligne droite profite au hirak au lieu de consacrer une «énième mascarade électorale», les slogans appelant à la «grève générale» ont été scandés avec force.
Fait particulier à relever ce vendredi: la foule matinale est restée longtemps massée en haut de la rue Victor Hugo alors qu’habituellement, ces premiers groupes sillonnaient la rue Didouche Mourad en un mouvement pendulaire, entre la place Audin et Meissonnier. Les dizaines de protestataires s’écriaient: «12/12 la yadjouz !» (Le scrutin du 12/12 est illicite), «Dégage Gaïd Salah, had el âme makache el vote!» (pas de vote cette année), «Makache intikhabate maâ el îssabate!» (Pas de vote avec les gangs).
Ce dernier slogan est décliné en un immense graffiti sur un mur du marché Meissonnier. A quelques mètres de là, un panneau électoral est vandalisé. Les manifestants anti-12 continuent à donner de la voix en répétant : «Entouma ma tahachmouche we ahna ma nahabssouche!» (Vous, vous n’avez pas honte, et nous, on n’arrêtera pas). Le mot d’ordre de la grève est repris en boucle: «W’Allah ma nekhdem, w’Allah ma n’voti, le 8 décembre naghlek hanouti !» (Je jure que je ne travaillerai pas, je ne voterai pas; le 8 décembre, je fermerai boutique). Un jeune renchérit: «Itissam, itissam, hatta yasqota ennidham !» (Sit-in non stop jusqu’à la chute du régime).
Dahmoune dézingué
Un citoyen arbore une pancarte assortie de cette réflexion lucide: «Si notre voix faisait la différence, ils ne nous auraient pas laissé voter». D’autres pancartes disaient: «Faire échec aux élections est un devoir national», «Je ne voterai pas de cette façon», «Je ne voterai pas contre ma patrie». Inutile de préciser que le ministre de l’Intérieur, Salah Eddine Dahmoune, a été dézingué ce vendredi, lui qui avait récemment qualifié «certains individus inféodés au colonialisme» de «traîtres», d’«homosexuels» et de «mercenaires». Une attaque perçue comme une charge à peine voilée contre les forces du hirak. «Le peuple est bien éduqué, pas comme celui de l’Intérieur», assène un marcheur à travers son écriteau.
Un hirakiste bihebdomadaire s’est fendu pour sa part de cette tirade au vitriol: «Au ministre de l’Intérieur: la grève des huit jours à partir du 8 décembre 2019; les marches lucides, pacifiques sont notre réponse à Dahmoune, l’ignorant qui reflète la panique, la faillite politique et l’effondrement total du système. L’Algérie vous dit bye-bye les tyrans, l’Algérie s’est réveillée, elle est unifiée. Vous êtes finis, maudits à jamais».
• 12h35. La foule s’étale sur la chaussée, laissant un étroit corridor, tenu par la police, pour les voitures. Le cortège s’ébranle en direction de la place Audin aux cris de «Kayen hirak, makache el vote!» (Il y a le hirak, pas le vote). La procession se scinde en deux. Un cortège se détache et défile jusqu’aux abords de la Grande-Poste. Il tourne vers l’avenue Pasteur, descend par la Fac centrale avant de remonter la rue Didouche. Un carré au milieu de la procession brandit une banderole sur laquelle il est écrit : «La commune de Bougaâ (wilaya de Sétif) ne trahit pas ses principes. Pas de vote avec les gangs».
• 13h. La rue Didouche Mourad est à présent noire de monde. Marée dense. Devant le café Les Capucines, près de l’OPU (Office des publications universitaires), Louisette Ighilahriz [née en 1936, combattante dans les rangs du FLN, dès l’âge de 20 ans] est assaillie par des dizaines de fans qui prennent des photos avec elle en abreuvant l’illustre moudjahida de mots d’admiration. Des cris fusent sur un pas cadencé: «La grève générale yasqot ennidham!» (Grève générale et le régime tombera). Un jeune hisse un carton avec cet appel: «Tous en grève nationale et pas que les Kabyles. 8-9-10-11 décembre. Pour l’Algérie!» [voir déclaration du PST à ce sujet sur ce site].
«La démocratie des chars, on la laisse à la République des mouches»
• 13h35. La fin de la prière du vendredi sonne le début officiel de la marche rituelle. En un clin d’œil, Didouche est inondée de voix et de bras levant des affichettes rouges avec la mention «La li vote» (Non au vote). Une forêt de pancartes jaunes sont également hissées. Certaines portent le même message: «Non à des élections organisées par les militaires». La foule crie: «Ahna ouled Amirouche, marche arrière ma n’ouellouche, djaybine el houriya!» (Nous sommes les enfants de Amirouche, pas de marche arrière, on arrachera la liberté), «Dégage Gaïd Salah, had el âme makache el vote!» «La grève générale yasqot ennidham»…
• Une large banderole décline ce slogan: «Samidoune» (Résistants). Un homme écrit: «L’urne supervisée par la bande = de nouvelles décennies de despotisme»; un autre s’emporte: «Pas de vote avec les prédateurs». Un frondeur a composé cette sentence pamphlétaire: «Le peuple ne veut pas des élections des gangs. La démocratie des chars, on la laisse à la République des mouches». Un citoyen répond encore à Dahmoune en se présentant comme un «brave homme»: «Je suis un f’hel. Je suis Novembre. L’histoire dira qui est qui. Gloire à nos martyrs!» Un manifestant ironise: «On peut faire d’un cochon une tirelire mais jamais un ministre». Décidément, le «hirak littéraire» est particulièrement inspiré en cette 42e édition. C’est peut-être «l’effet Dahmoune»…
Un autre a choisi d’évoquer pour sa part le procès d’Ouyahia et Sellal en écrivant dans une prose gracieuse : «Les procès cinématographiques, c’est de la publicité à l’élection présidentielle et des offrandes sur l’autel de la dictature».
Nous rejoignons la rue Hassiba Ben Bouali via le marché Clauzel. Les mêmes flux s’y déversent dès la fin de l’office religieux. Ici aussi, le mot d’ordre de la grève est entonné avec force: «La grève générale yasqott ennidham!» On pouvait entendre également : «8 décembre kayen idhrab !» (le 8 décembre il y aura grève), ou encore: «8, 9, 10, 11: idhrab watani !» (grève générale). Lu sur une pancarte: «Je suis une ‘‘chirdhima’’ (une poignée) mais je ne voterai pas contre mon pays, point à la ligne !»
Autre pépite: le message fracassant de cette jeune femme qui parade avec cette requête: «Ya djeich ahmina mel Gaïd» (O armée, protège-nous de Gaïd Salah). A un moment, parmi les clameurs qui s’élevaient, on pouvait nettement distinguer cette autre réplique au premier flic du pays : «Ya Dahmoune, ya djabane, had echaâb la youhane !» (Dahmoune, espèce de lâche, ce peuple n’accepte pas l’humiliation).
«Dimanche, grève générale!»
Sur la rue Asselah Hocine, un autre tsunami populaire est signalé: c’est la fameuse marée de La Casbah-Bab El Oued… Le chant «Ahna ouled Amirouche, marche arrière ma n’ouellouche, djaybine el houriya» enflamme l’avenue. Une fanfare exécute Min Djibalina [chant glorifiant le combat pour l’indépendance] et Qassaman, accompagnée par une chorale populaire improvisée. Lu à la volée sur une pancarte: «Sbab adhabna sarqou bledna» (La cause de notre peine: ils ont volé notre patrie). Une femme coiffée d’une casquette verte défile avec cette strophe empruntée à Ahlam Mosteghanemi [écrivaine née à Tunis, très lue dans le monde arabe]: «Ne volez pas notre part de bonheur. Seuls les hommes heureux sont capables de construire une nation».
A hauteur de l’hôtel Aletti, les images sont impressionnantes. Plans panoramiques d’une procession épique faisant claquer au vent, sous un soleil ravissant, des drapeaux vertigineux et des étendards fabuleux à l’effigie des prisonniers du hirak. On entend à nouveau: «W’Allah ma nekhdem, w’Allah ma n’voti, le 8 décembre naghlek hanouti!» La déferlante humaine chante encore : « Ma tekhewfounache bel achriya, ahna rebbatna el miziriya !» (Vous ne nous ferez pas peur avec la décennie noire, nous avons grandi dans la misère).
Une dame accable l’instance dirigée par Mohamed Chorfi [président de l’Autorité de contrôle des élections]: «Autorité des élections, l’histoire vous jugera. Vous ne représentez que la bande et vous-mêmes. Opportunistes, traîtres!» A un moment, un carré scande : «Echaâb yourid makache intikhabate !» (Le peuple veut qu’il n’y ait pas de vote). Reprenant le mot d’ordre de la grève, la foule scande : «N’har el had la grève générale !» (Dimanche, grève générale). Le jour fatidique approche. La pression monte. Des urnes et du hirak, qui aura le denier mot? (Article publié dans El Watan en date du 7 décembre 2019)
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